Poulet-Malassis et De Broise (p. 193-244).

CHAPITRE 8



LA POÉSIE ALLEMANDE EN ALSACE


Laissez-moi vous offrir cette Étude, mon cher Asselineau.
n. m.


La langue allemande est, comme les générations, germaniques, persévérante et persistante : on ne la déracinerait pas aisément. Ceux qui l’ont apprise et parlée dès leur enfance ne sauraient s’habituer à y renoncer ; et c’est dans cette langue qu’ils veulent enseigner à leurs enfants à exprimer leurs impressions premières, à donner un nom aux objets dont s’étonne d’abord toute jeune vie. Ainsi se perpétue et se transmet la tradition de la patrie primitive chez les peuples conquis, surtout dans les classes laborieuses que le luxe de l’éducation ne soumet pas successivement à la langue des vainqueurs. Pour le peuple proprement dit, la langue des aïeux est un héritage qui ne s’aliène pas, parce qu’il renferme la poésie, en quelque sorte vivante, des souvenirs les plus chers au cœur de l’homme. C’est doublement vrai quand il s’agit de langues dont presque chaque mot représente, figure ou rappelle une image pittoresque. À ce titre, les idiomes germaniques sont particulièrement rebelles à la conquête. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si nos provinces de l’Est, bien que profondément sympathiques à l’esprit français, se laissent si peu entamer par la langue de la France, malgré les mille réseaux dont les enveloppent sans cesse les habitudes et les relations civiles, administratives et privées de la vie française.

De telles conditions rendent toujours possible dans ces provinces l’éclosion d’une poésie populaire en langue allemande : elles lui assurent même la bienvenue. Cette voix, toujours résonnante, de la muse germanique, est écoutée par les uns comme un harmonieux écho du passé, par les autres comme une aspiration fervente vers l’avenir, par presque tous comme un éloquent témoignage en faveur de la seule nationalité inviolable, la nationalité de la race, de la langue et des mœurs.

La filiation des poètes allemands devait donc se continuer en Alsace, et ces poètes devaient surtout rencontrer adhésion et sympathie parmi les classes inférieures de la population. C’est même du sein de ces classes que les poètes eux-mêmes allaient le plus souvent sortir, soit en conviant la muse à leur humble atelier d’artisans, soit encore en s’élevant, par l’instruction et l’étude, à quelque fonction qui les mît en contact plus immédiat et plus continuel avec les masses. La muse allemande compte encore en Alsace plus d’un ouvrier poète, et le soin pieux des âmes s’y allie fréquemment chez le pasteur au talent de composer avec un art naïf des ballades et des lieds. Nous aurons plus tard à en citer quelques modernes exemples.

L’Alsace doit avoir une originalité forte, à en juger par les éléments dont elle est formée. Le Rhin lui apporte la fraîcheur de ses eaux encore frissonnantes de la neige des Alpes, ainsi que l’arrière-écho des chansons répétées en chœur par les laborieuses populations des vallées et des montagnes. L’air salubre et libre qui souffle de la Suisse y gonfle les poitrines et y prédispose l’âme aux pensées hardies. L’Allemagne est sur l’autre rive, avec ses imaginations rêveuses, ses cœurs naïfs, ses mœurs plus rapprochées de la nature. À droite, les lignes gracieusement onduleuses des Vosges l’encadrent, et c’est contre ces barrières des collines et des eaux que l’esprit sympathique de la France la presse et la pénètre incessamment. Entre les trois influences du Rhin, de la Suisse et de la France, comment l’Alsace ne serait-elle pas une race guerrière par excellence ? On sait quels soldats elle enfante ; son héroïque et magnanime Kléber prouve ce que peuvent devenir ses fils.

À plus d’une reprise, la question s’est agitée en Alsace de savoir si le moment n’était pas venu pour les littérateurs indigènes d’adopter définitivement la langue française et d’en faire l’instrument de leurs compositions futures. Le débat est de ceux qui sont toujours à recommencer, et je n’y vois qu’un texte à d’ingénieuses discussions, parfois un peu vides, où s’exerce la faconde locale. Les partisans des lettres françaises n’aperçoivent désormais de salut que dans la prose ou dans la forme poétique où se sont immortalisés nos grands auteurs, et il faut convenir que le précepte serait excellent à suivre pour qui saurait les imiter. Les zélateurs de l’opinion contraire ne manquent pas non plus de bonnes raisons pour engager leurs compatriotes à ramasser le burin des Gœthe, des Schiller, des Platen, des Henri Heine. Tous ces conseils sont assurément fort louables ; mais combien, qui croyaient ramasser une plume d’aigle, n’ont trouvé qu’une plume d’oie émoussée ! Au fond, ces théories sont indifférentes au génie, qui saura toujours instinctivement rencontrer Savoie et sa forme. Ajoutons que, pour le public, la seule question importante, c’est d’avoir une belle œuvre de plus ; mais ce qui est détestable dans toutes les langues, ce sont les œuvres médiocres. Remarquons d’ailleurs qu’on s’exposera surtout à en produire de médiocres, quant au style, si, n’ayant pas été initié dès l’enfance aux mille secrets qui constituent le génie d’une langue, on s’obstine à l’employer. Peut-être faut-il y voir la cause du peu d’écrivains éminents qui se développent dans les départements frontières, sous l’influence pernicieuse de ce que j’appellerai le langage mixte.

L’Alsace n’est d’ailleurs, à aucune époque, restée en dehors du mouvement des lettres allemandes, et plusieurs de ses enfants ont su s’y faire successivement une place fort honorable. N’était-il pas un de ses fils, ce moine bénédictin du neuvième siècle, Alfred de Weissembourg, qui attacha son nom au plus ancien poëme allemand connu, et qui, paraphrasant en vers rimes les Évangiles, eut le double bonheur de créer en quelque sorte le mécanisme de la poésie allemande, et de vulgariser, si je puis ainsi dire, la douceur chrétienne parmi ses rudes compatriotes ? N’appartient-il pas à l’Alsace, ce poète chevaleresque, ce Gottfried de Strasbourg, dont le nom brille au milieu de la glorieuse pléiade du treizième siècle, au même rang que les Hartmann von der Aue, les Reïmar, les Walther de Vogelweide, les Volfrang d’Eschenbach, tous ces naïfs et féconds génies qui ont si merveilleusement participé au premier épanouissement de la poésie germanique ?


Ceux-là étaient, avant tout, de purs lyriques, par l’effusion de leur nature même, comme ils s’élevaient aussi parfois, sans parti pris et sans effort, à la sérénité haute et simple de l’épopée, par le sentiment profond qu’ils avaient des grands événements qui étonnaient alors le monde, et dont les imaginations ressentaient le contre-coup. C’était l’âge des croyances ferventes, des généreuses espérances, des dévouements désintéressés : comment l’Âme allemande, si pieusement enthousiaste, n’y aurait-elle pas rencontré mille sujets d’inspiration candide et de poésie ? Elle se trouvait là dans son véritable élément. Plus tard viendront les déceptions, l’amère expérience des hommes et des choses, le désenchantement de la réalité après les brillantes fantasmagories du rêve. Ce sera l’heure de la satire, du conte railleur, de l’allégorie frondeuse. Ici encore l’Alsace mêlera sa note au nouveau concert des esprits, et, cette fois du moins, ce sera l’influence française qui dominera. Sébastien Brand, dans son Vaisseau des Fous, montre déjà ce levain de malice gauloise qui, après avoir énergiquement fermenté dans les trouvères de la Picardie et du Nord, éclatera plus tard dans Rabelais, dans la Satire Ménippée et dans Voltaire. Or, Sébastien Brand est encore un enfant de l’Alsace.

Elle peut aussi nommer avec orgueil Thomas Mürner, un des plus fougueux adversaires de la Réforme, mais qui poursuivit également de son indignation d’honnête homme et de chrétien éclairé, de sa verve intarissable et sans crainte comme sans ménagements, les scandaleux abus développés à l’ombre de l’Église romaine. N’oublions pas non plus Jean Fischart, cet autre moraliste implacable, qui vint se jeter dans la lutte, sinon avec plus d’intrépidité et d’humeur batailleuse, du moins avec des armes mieux aiguisées par le talent, par l’imagination et l’ironie.

À côté de ces vaillants écrivains, dont la plume valait une épée, il faudrait, en confondant les genres et les époques, montrer des poètes mystiques comme Tauler ; des lyriques-épiques, comme Henri de Nicolaï ; des fabulistes comme Pfeffel, ce charmant auteur d’apologues qui mérite d’être admiré même dans la patrie de La Fontaine.

Avec Pfeffel, mort en 1809, nous franchissons le seuil du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire que nous revenons à notre véritable étude, aux poètes modernes de l’Allemagne. Puisque nous avons à nous occuper aujourd’hui de l’Alsace, il convient d’indiquer d’abord à quelle chaîne d’ancêtres illustres se rattachent les nouveaux anneaux de ses écrivains actuels ; quels modèles peuvent invoquer leurs descendants animés de l’émulation louable de les imiter.

En tête des poètes allemands de l’Alsace au dix-neuvième siècle, se placent naturellement deux noms chers au patriotisme local, George Daniel Arnold, et Ehrenfried Stœber, père des deux écrivains aujourd’hui vivants, Auguste et Adolphe Stœber, qui, à cette frontière, sont peut-être les représentants les mieux accrédités de la muse germanique. Arnold et Ehrenfried Stœber, tous deux nés à Strasbourg, ont écrit dans le dialecte strasbourgeois leurs principales œuvres, celles du moins qui ont le plus contribué à populariser leur renommée. Arnold est l’auteur du Lundi de la Pentecôte, comédie à la fois naïve et narquoise, vivant miroir où se reflètent, avec une pittoresque fidélité, les vieilles mœurs, le vieux langage de sa ville natale. Gœthe goûtait fort cet ouvrage dont il parle avec éloges dans son livre Art et Antiquité. Les compositions en dialecte indigène d’Ehrenfried Stœber sont également marquées au coin d’une gaieté pleine de fantaisie et de philosophie pratique. L’un et l’autre ont d’ailleurs enrichi de plusieurs pièces estimables l’anthologie de l’Allemagne contemporaine.

Auguste Stœber est en quelque sorte le chef de file des chantres actuels. C’est le fils aîné d’Ehrenfried, et Karl Godeke le signale comme le plus actif de ces courageux écrivains qui s’efforcent d’entretenir et de développer en Alsace l’esprit allemand. Né en 1808, à Strasbourg, il est depuis 1841 professeur au collège de Mulhouse. On a de lui une histoire de la littérature allemande, et de nombreux travaux sur les traditions et les légendes de l’Alsace. Pendant six années successives (de 1843 à 1848), il a publié, avec son ami Fr. Otte (George Zetter), les Feuilles du nouvel an, un recueil de poésie et de prose allemande exclusivement ouvert aux champions du génie germanique en deçà du Rhin. Le talent d’Auguste Stœber est sérieux et spirituellement gracieux tour à tour. La langue dont il se sert a été trempée aux pures sources : bon nombre de ses morceaux lyriques ne seraient pas désavoués par Uhland. J’en vais reproduire quelques-uns que l’auteur a bien voulu traduire lui-même.


Mort bienheureuse
ballade

Aux bords du Rhin se trouve une maison.
Une petite maison de pécheur.
— Ô bien-aimée amie,
Mon amie,
Accorde-moi un seul regard !

— Je veux bien t’accorder un regard,
Je veux me présenter à ta porte ;
L’orage, qui gronde, ne m’effraie point.
Ne m’effraie point,
Si je suis près de toi, ô mon amant !

— Si l’orage ne t’effraie pas,
L’occasion est bonne, le temps nous est propice ;
Et, si tu veux avoir confiance en moi,
Bonne confiance,
Viens, ma nacelle est prête !

Ils sautent dans la nacelle ;
Le vent la pousse au loin ;
Le tonnerre qui gronde,
Qui gronde,
Ne suspend pas leurs doux baisers.

Voici la foudre qui brille ;
Elle les frappe du même coup :
— Adieu ! adieu !… au revoir !
Au revoir !
Dans la céleste demeure !


Le vent chasse la nacelle.
Elle suit le courant du Rhin ;
Ses flots emportent les amants,
Les amants,
Jusque dans l’immense océan.

Le soleil jette ses regards,
Ses regards clairs et dorés,
Sur l’onde verdâtre,
Sur l’onde
Qui berce le cercueil flottant.


la terre en automne

Terre, que tu es fatiguée ! tu ne souris plus qu’à moitié !
Tes oiseaux se sont envolés, tes fleurs sont toutes fanées !
Ton soleil, du haut du ciel, te regarde encore avec tendresse !
Mais ses rayons brillants sont des roses dorées qu’il jette sur ta tombe.


la mère

Je vous prie, ô zéphirs,
Soufflez doucement, bien doucement !
Apportez les suaves parfums des fleurs,
Apportez l’agréable fraîcheur à mon enfant endormi ;
Soufflez doucement, bien doucement !

Je vous prie, ô source limpide,
Coulez doucement, bien doucement !
Une autre fois, parlez-moi, onde argentée et pure,
Des fleurs, vos amies, qui croissent sur vos bords
Coulez doucement, bien doucement !

Je vous prie, petits oiseaux des bois,
Chantez doucement, bien doucement !

Au clair reflet de la lune ;
Ne réveillez pas, ne réveillez pas
Mon enfant aux joues de rose !

Oh ! que son aspect est doux !
Comme il sourit dans son rêve !
N’est-ce pas, cher cœur, les saints anges t’apparaissent ?
Tu joues avec eux dans les plaines célestes ?
Comme il sourit dans son rêve !


complainte d’un vieil arbre

À moi, pauvre vieil arbre,
Sied bien un triste chant ;
De mon long rêve
Je suis las jusqu’à mourir.

Un jour je fus plein de vie,
Je fus un gai compagnon ;
Aussi longtemps que je pouvais donner,
J’étais aimé de tous.

J’offrais au faucheur fatigué
Un asile pour son repos ;
Je lui jetais mon ombre
Ainsi que mes plus doux fruits.

Ma fraîche maison de feuilles
Était agréable aux oiseaux ;
Les abeilles diligentes
Venaient sucer le miel de mes fleurs.

Maintenant que je suis vieux,
Les hommes s’aperçoivent de mon entier dénûment ;
Triste et sans ornement,
J’étends au loin mes branches dépouillées ;


Aucun oiseau ne vient plus chanter sous mon feuillage ;
Aucun ne vient partager ma douleur, comme il a partagé ma joie ;
Les abeilles me fuient également ;
Aucun cœur ne connaît plus le triste vieillard.

Orage impétueux, viens me frapper de ta foudre !
Viens me soustraire au dédain, à la raillerie ;
Et que ma cime dégarnie tombe
Consumée par les flammes d’un saint sacrifice !


halte du soir à l’auberge

Nous sommes venus de bien loin ;
Nous avons traversé maint vallon,
Mainte montagne hérissée de rochers ;
Nous avons enduré poussière et ardeurs du soleil.

Nous voilà assis, trois gais compagnons,
Auprès du vin frais qui brille dans nos verres ;
Mais nos pensées les plus intimes
S’envolent au loin, au loin.

Chacun de nous est silencieux, il ne s’entretient
Qu’avec son propre cœur ;
Chacun sourit, car il aperçoit
L’image de sa douce amie.

La tienne aussi, ma bien-aimée, vient se présenter à mes rêves,
Comme la lueur de rose du matin,
Avec ses yeux bleus comme le ciel,
Avec ce front pur comme celui d’un ange !

Je voudrais, dans mon extase, pousser des cris de joie ;
Mais les autres sont encore tout plongés dans leurs rêves d’amour ;

Contiens-toi, ô mon cœur, et ne réveille pas
De si bienheureux rêveurs !


le jeune mineur
légende alsacienne

Le jeune mineur a éteint sa lanterne, il quitte la galerie, son travail,
Et, dans la nuit, il va regagner la cabane de son amie.

Il sait pour qui son hoyau a fendu le minerai,
Il sait pour qui la sueur a ruisselé de son front.

Déjà il a gravi le coteau qui domine le village du vallon ;
Voici qu’une vision étrange arrête soudain ses pas.

Autour d’une table ronde, bien garnie, sont rangés trois fantômes ;
Ils aspirent dans des coupes d’or un vin frais et brillant.

— Eh ! gai ! beau mineur, repose-toi auprès de nous !
Voici un siège qui t’attend, sois notre hôte bienvenu !

Ce n’est point de son gré que le jeune mineur s’assied ;
Il boit en silence trois coups dans la coupe qu’on lui présente.

— Quelle est donc cette bague d’argent qui brille à ton doigt ?
Serait-ce ta fiancée qui te l’a donnée, jeune et beau gars ?

Le mineur déjà n’entend plus ces paroles, le breuvage magique l’a enchanté ;
De ses yeux hagards il fixe les mystérieux buveurs.

Il demeure ainsi plongé comme dans un sommeil mortel,
Jusqu’à ce que la cloche du matin vienne frapper son oreille.

La vision a disparu. Il s’élance en sursaut, et, poussant un cri affreux,
Il agite son doigt ensanglanté… Sa bague est brisée.

Il précipite ses pas, il gagne la vallée, il frappe à la porte de son amie :
Ô mon enfant ! chère enfant ! un seul mot de ta bouche pour ton triste amant !

La chambre est silencieuse, le jour l’a déjà éclairée de ses rayons.
Une jeune vierge y repose, couronnée de roses blanches.


Tel est Auguste Stœber, dont l’inspiration se distingue surtout par un certain entrain vif et gai. Il ne tombe ni dans la mélancolie efféminée, ni dans la métaphysique nuageuse : sa chanson est virile ; elle sort d’une poitrine pleine et vibrante, où joie, désir, espoir, regret, réveillent des notes également sonores.

Adolphe Stœber, plus jeune que son frère Auguste, possède un talent peut-être plus réfléchi, parfois plus profondément ému et plus pieux. Né à Strasbourg le 7 juillet 1810, il est pasteur à Mulhouse depuis 1840. C’est ainsi que les existences des deux frères s’écoulent en confondant leurs murmures comme un double ruisseau dans la même prairie. Auguste pensait sans doute à la physionomie grave et douce d’Adolphe quand il écrivait les trois strophes suivantes :


le pasteur de campagne dans l’après-midi du dimanche

L’humble église se dresse silencieuse et déserte ; les sons de l’orgue sont depuis longtemps évanouis ; à travers les plantureuses campagnes on voit cheminer une forme amie.

Mères et vieillards tiennent leurs regards attachés sur cette chère figure ; les jeunes filles passent et repassent en chantant ; les petits garçons viennent lui toucher la main.

Des lèvres aussi bien que des yeux maint salut cordial s’élance vers lui. Sur chaque visage se réfléchit la douce bénédiction de ses paroles.


Je ne reproduirai que deux pièces d’Adolphe Stœber ; mais ces deux pièces suffisent pour donner sa mesure. On y trouve la sereine et fécondante ferveur de l’hymne. Si la Sainte colère est bien d’un ministre du Dieu de justice et de vérité, l’Éloge de la langue allemande est le noble cri d’un poète allemand qui conquiert glorieusement pour son idiome natal le droit du chant sur la terre française. Écoutez d’abord ces accents de généreuse indignation :


sainte colère

Non ! au milieu des conflits et des luttes de la vie, il ne faut pas toujours étouffer la colère. En face d’un monde plein de folies, il n’est pas permis de demeurer froid comme un glacier.

Non ! Quand l’injustice érige son trône, quand la perversité étend son domaine : que la colère s’embrase comme un volcan, jetant feu et flammes contre les coupables.

Quand la tyrannie viole des droits sacrés et qu’elle prétend asservir les hommes libres : oh ! alors, fais retentir ta parole comme le tonnerre, pour demander justice et châtiment.

Quand la lâcheté baise la verge qui a meurtri son dos jusqu’au sang : que la colère soit l’aiguillon qui excite le lâche à se relever de son ignominie.

Quand, noircie par de basses calomnies, l’innocence est en pleurs et la pureté dans le deuil : soulève-toi, mon cœur, pour écraser cette race de vipères.

Quand l’impiété, fière de son peu de raison, conspire contre tout ce qu’il y a de sacré, pour le couvrir de railleries : que ton visage rougisse d’indignation, et que ton œil étincelle d’une sainte colère.

Oui, quand l’injustice érige son trône, quand la perversité étend son domaine : que ta colère s’embrase comme un volcan, jetant feu et flammes contre les coupables.

Mais ne permets pas que ta colère soit consumante : qu’elle soit plutôt un feu bienfaisant au service de l’amour ; qu’elle féconde le sol, comme le mont Vésuve fait sortir la vigne du sein des laves.

Comme le Vésuve produit les larmes du Christ, toi aussi, fais couler les larmes précieuses de la repentance du fond de ces cœurs que tu as salutairement effrayés et couverts des ardeurs de ta sainte colère !


Ce sont là de belles pensées, de grandes et poétiques images. Le poète n’a pas été moins bien inspiré quand il a voulu célébrer sa langue maternelle.


éloge de la langue allemande

Ô ma langue maternelle, que d’attraits tu as pour moi ! C’est toi qui m’as prêté les accents de la prière et du chant. Si jamais j’étais privé de ton abondance, oh ! que cette perte me serait pénible ! J’en souffrirais autant que l’enfant qu’on arracherait à la mamelle de sa mère.

Que tu es fidèle à rendre la parole de Dieu dans toute sa richesse, imitant et le son puissant de la trompette et la suave harmonie du chalumeau ! Variée comme l’orgue, tu prêtes ta bouche à toutes les inspirations de l’esprit, laissant au prophète toute sa verve majestueuse et au disciple de Jésus toute la grâce de sa charité.

S’agit-il de parler pour la patrie, pour sa liberté, pour son honneur ; s’agit-il d’appeler au combat, à la défense du droit sacré contre ses oppresseurs : oh ! alors, tes accents s’animent comme la trompette guerrière, et l’homme libre te manie comme un glaive étincelant.

S’agit-il de décrire les charmes de notre pays natal, les joies et les peines de la famille, les doux rêves de l’enfance : tu sais causer de cela comme une tendre mère, tu sais peindre avec les plus vives couleurs le petit monde de l’enfant et l’asile de la vie domestique.

Les cordes les plus intimes de l’âme, on les sent vibrer dans tes paroles ; tu es la confidente du cœur et de ses mystères les plus délicats. Peines et joies de l’amour, désir et contentement, tout ce qui agite la poitrine trouve en toi le plus fidèle écho.

Joyeux printemps, mélancolique automne, alpe verte, glacier éblouissant, parfum des fleurs, bruissement de la bourrasque, émail des prés, fond noir de la forêt : tu sais parfaitement décrire tout cela, étant initiée aux mystères de la nature, comme la druidesse assise au pied du chêne savait interpréter les oracles divins.

Poursuivant tes recherches pour t’enrichir de nouveaux trésors, tu sondes les abîmes de la vérité ; comme le plongeur sous sa cloche, tu recueilles une riche guirlande de perles, en revêtant toutes les notions de la science de l’éclat de ta parole.

Oui, ton sublime essor va aussi loin que la pensée ; tu planes au-dessus de toutes les barrières, comme la volée des oiseaux de passage. Va poursuivre ta course jusqu’à ce que tu domines l’univers comme la voûte azurée du ciel ; jusqu’à ce que tu sois aussi riche, aussi animée que la vie, aussi grande, aussi libre que la nature !


Est-il besoin d’en citer davantage pour démontrer la valeur morale et religieuse de ce poète ? Karl Godeke me paraît avoir dit fort heureusement de lui : « Adolphe Stœber est un représentant de la sainte gravité allemande, à cette frontière de la légèreté et de la sensualité françaises. » — Il va sans dire que je n’applaudis tout à fait qu’à la première moitié de cette phrase.

Nous avons maintenant à parler de deux poètes qui représentent plus particulièrement l’esprit français dans leurs compositions allemandes : MM.  Auguste Lamey et Louis Spach. Dans un récent article de la Revue des Deux Mondes, M. Saint-René Taillandier a dit de M. Lamey qu’il était le dernier poète allemand en Alsace. Il l’aurait plus exactement désigné comme le doyen des nombreux poètes allemands de l’Alsace aujourd’hui vivants, et qui ne seront pas les derniers. M. Lamey, qui naquit à Kehl en 1772, est un demi-contemporain de Goethe, et son œuvre poétique en témoigne : les fraîches brises qui ont soufflé depuis sur la lyre germanique semblent ne l’avoir que légèrement effleuré, sa forme littéraire, d’ailleurs très-correcte, et en général fort louable, révélant plutôt la sage et méthodique composition du cabinet que la libre inspiration de la fantaisie. Élevé au milieu de la fermentation d’idées qui marqua la fin du dix-huitième siècle, témoin des gigantesques scènes qui étonnèrent alors le monde et qui éclairèrent de si vives flammes les débuts du siècle nouveau, il devait garder de ces souvenirs et de ces spectacles une empreinte ineffaçable. Tel il nous apparaît dans ses poésies, où le philosophe ami du progrès et le citoyen dominent souvent le poète, mais en le faisant aimer. Le milieu dans lequel il s’était développé ne pouvait guère en faire un rêveur. Son idéal devait être l’action, et surtout la gloire qui rejaillit de l’éclat des armes. M. Lamey a célébré en vers allemands tous les triomphes des armées françaises, toutes les grandes journées de la République et de l’Empire ; en 1830, il a retrouvé un éclair, cette fois peut-être un peu pâli, de l’enthousiasme de sa jeunesse. Mais il est toujours resté fidèle à sa généreuse nature, à sa sympathie pour les nobles causes, à son cœur français. Sous ce rapport, certaines tendances de l’école germanique environnante n’ont jamais pu parvenir à le modifier. Une histoire impartiale et complète du mouvement littéraire à cette époque lui doit une place honorable pour avoir vaillamment représenté et glorifié, dans la poésie allemande, les aspirations de l’esprit français à cette valeureuse frontière de la France.

La première éducation de M. Lamey a d’ailleurs été toute française. Après avoir fait ses études à l’université de Strasbourg, il fut admis en 1794 à l’École normale de Paris, où il eut pour maîtres Volney, Garat et Bernardin de Saint-Pierre. De 1795 à 1812, il remplit les fonctions de traducteur officiel, pour l’Allemagne, du Bulletin des lois. La Restauration le ramena en Allemagne en qualité de magistrat, et il est depuis 1844, juge honoraire près le tribunal de Strasbourg.

Pendant son séjour à Paris, M. Lamey avait tenté quelques essais de composition française, et, de 1807 à 1810, il fit représenter deux drames à la Porte-Saint-Martin et à l’Ambigu. Mais, je le répète, son originalité devait surtout consister à enchâsser des sentiments français dans le rhythme accentué du vers allemand. Ses débuts en poésie allemande avaient d’ailleurs précédé. Son premier recueil, imprimé en 1791, Gedichte eines Franken am Rheinstrom (Poésies d’un Franck des bords du Rhin), annonçait déjà par son titre quelle serait la note dominante de son talent. De 1793 à 1794 parurent par livraisons ses Chants décadaires (Decadenlieder), chants qui, sous la Terreur, remplaçaient dans les temples de la Raison les cantiques chrétiens momentanément interdits. La déesse Raison avait beau faire, ce qui donne encore aujourd’hui une valeur subsistante à ces strophes, c’est qu’elles jaillissent du cœur du poète toutes pénétrées de la morale évangélique.

Il est temps de céder la parole à M. Lamey lui-même. Son œuvre est désormais complet. Il en a donné, l’année dernière, une nouvelle édition aussi élégante que soignée. J’ai le regret de n’en pouvoir détacher que trois pages.


le lieu du repos
1821

Ami docteur, veux-tu me conduire à cette place où jaillissent des eaux si vives et si limpides ?

Ainsi dit le prisonnier de Hudson, dont la vie devait bientôt s’éteindre.

Ce vaillant d’autrefois, semblable au roseau qui vacille, marcha soutenu par Antomarchi.

Il alla s’asseoir près de la fontaine, à l’ombre d’un saule vert.

Las de sa course, il hume les fraîcheurs d’une boisson délectable, et tombe en souriant dans un doux sommeil.

Et, réveillé du songe qu’il a fait : — Oh dit-il, que ne puis-je ainsi dormir une nuit sans fin !

J’avais devant moi, dans un champ fleuri, la riche vue de mes compagnons illustres : Murat, Duroc et Ney ; Desaix et Kléber, ces deux nobles cœurs.

Ils traversaient en cortège de brillants nuages ; de loin retentissait la harpe sonore d’Ossian.

Et quand s’approchèrent ces splendeurs, ces harmonies, j’entendis chanter les bardes : Sois le bienvenu !

La troupe des héros m’entoura comme d’un cercle d’or ; ils baissèrent vers moi chacun un rameau de laurier.

Comment s’est évanouie cette bienheureuse illusion ? Je sens des angoisses nouvelles oppresser mon sein !

Ah ! si le Breton veut retenir sa victime expirée, que l’on creuse ma couche auprès de cette fontaine !

Ici alors, couvert des branches] ombreuses, je jouirais de mon dernier sommeil, et poursuivrais dans un long rêve les mêmes images de gloire.


le tombeau
1822

Vous voyez des pointes d’aiguilles surgir de l’onde immense, un entassement de rocs rougeâtres, que vous diriez des débris de l’enfer non encore refroidis ; jamais l’Éternel n’a salué de ses tonnerres cette plage désolée, où toujours aux ardeurs dévorantes succède incontinent un funeste brouillard.

Là traînait ses chaînes alourdies un souverain mis au ban des empires ; là se débattait un lion mourant sous la garde du léopard ; là quatre cercueils enfin, que recouvre une pierre, contiennent en paix le belliqueux César fatigué de ses luttes.

Captif au centre du vaste Océan, loin des règnes de la terre, gît maintenant celui qui d’un signe de sa volonté faisait la destinée des peuples : épuisant toutes les gloires humaines et s’élançant hors des bornes fatales, il a dû, nouveau Titan, se voir atteint par le roi des rois.

Car alors qu’il défiait en téméraire le Levant et le Couchant, heureux de se croire à l’abri du fer et du plomb, le talisman protecteur auquel se confiait le guerrier ne pouvait l’assurer contre les traits qui partaient du ciel.

Les sons du cor ne réveilleront plus le fougueux chasseur ; sur ses pieds est posé le feutre dont se parait un front menaçant. Qu’avec l’amas de ses butins s’élèverait haut sa tombe ! On a couché tête nue le dispensateur des couronnes.

Étoile brodée sur le vert habit et qui resplendissais par l’univers, tu ornes une poitrine creuse, tes rayons sont éteints. Cœur jadis brûlant et qui battais avec tant de force, un vase d’argent te renferme à jamais tranquille et glacé !

Coule-t-elle encore la source qui récréait l’agonisant ? Le saule funèbre pleure-t-il encore sur le plat monument ? Les navigateurs qui approchent font silence ; un murmure seulement descend du pont : — Ici dort Napoléon !


souvenir de la confédération

Je suis de ce monde d’autrefois dont il ne reste, sur tant de millions en vie, qu’un faible groupe. Ces doyens du siècle et moi, nous avons vu des choses que nul des futurs vivants ne reverra. C’était ce temps où une céleste flamme qu’avaient recelée des âmes d’élite, vint embraser à la fois toute une génération saintement liguée. Du brasier de l’autel une étincelle a jailli vers moi… Que de lustres se sont écoulés depuis !

Mais le trait de feu a pénétré dans mon sang ; il a développé les invincibles ardeurs qui le consument encore. Êtes-vous heureux, vous, d’un frais et doux repos ? Ah ! oui, vous ne brûlez point, je le vois, pour le bien suprême.

Devant nous s’était élevé un phénix renaissant qui se dérobe à vous dans les mornes brouillards. C’est pourquoi, nos neveux, l’esprit que nous gardons est étranger au vôtre, et nous parlons une autre langue.

Je termine à dessein par cette pièce, qui résume toute la vie du poète et qui sera certainement son meilleur portrait. Qui ne verrait avec émotion et respect cette légitime fierté chez ce vétéran de la poésie, demeuré ferme et debout sur tant d’espérances déçues et sur tant de ruines ? Salutaire exemple pour ces générations nouvelles qui semblent abdiquer toute énergie morale et se déclarer vaincues avant d’avoir lutté. Honneur à ce noble vieillard qui porte avec une égale sérénité, toujours inaltérable, et qui portera pendant de longs jours encore, espérons-le, la double couronne des années et de la poésie !

M. Louis Spach, actuellement archiviste du Bas-Rhin, s’est très-nettement posé le champion de la langue française. Une semblable profession de foi exigeait un certain courage. M. Louis Spach avait le courage et le talent. Non seulement il plaida sa cause avec résolution et habileté, mais encore il prêcha d’exemple. Après avoir donné sa mesure comme poète allemand, il voulut devenir et devint un écrivain français dont il y aurait injustice à contester le mérite. Il a déposé ses preuves et ses titres dans plusieurs ouvrages, notamment dans deux romans, Henri Farel et le Nouveau Candide, à l’occasion desquels des critiques importants, entre autres M. Saint-Marc Girardin aux Débats, lui délivrèrent des lettres de noblesse. Ses poésies allemandes renferment de fort belles parties, et la forme en est généralement remarquable. On y reconnaît la main d’un artiste familiarisé avec les procédés des maîtres. Il a surtout réussi toutes les fois que, sous l’impression de ses souvenirs de voyages, il s’est inspiré des beautés naturelles dont son imagination avait été frappée. L’évocation du sol consacré de l’Italie lui a peut-être fourni ses meilleurs sujets, ses images les plus heureuses. Voici une pièce sur Rome, qui peut se lire avec charme après une élégie romaine de Gœthe, et que Platen, à bon droit si difficile, n’aurait certainement pas mise à l’index.


sirocco
impressions de rome. — 1832

Que Rome est belle, lorsque le printemps germe sur les tombeaux païens, et qu’un flot de pèlerins du Nord roule vers la colonnade de Saint-Pierre ! Que Rome est belle, lorsque les rayons de la lune descendent sur le Colysée, et que le nocturne Forum revêt la teinte pâle, amie de ce monde des trépassés !

Mais que Rome est sévère et sinistre, lorsque le sirocco, apporté par les courants d’Afrique, tombe sur la cité des ruines, accablant, lourd comme le cadavre dans son cercueil ! Alors le ciel bleu se plombe, la verdure se fane ; fleurs et feuilles, pénétrées d’un poison narcotique, s’inclinent vers la terre, et l’âme, desséchée, inquiète, elle-même pareille à une ruine, sent que cet empire de la mort est sa véritable patrie.

Et le sirocco soufflait du sud ; c’était à l’heure de midi ; toute la maison était silencieuse, plongée dans un sommeil maladif. Je me glissai dans les rues : pas une âme dans la cité déserte, pas une porte hospitalière qui s’ouvrît. Derrière les fenêtres, hermétiquement closes, pas un regard de jeune fille. On eût dit la nuit ; cependant le soleil était brûlant au-dessus de ma tête ; des bouffées de vent venaient frapper ma joue, et cependant j’étais privé d’air. Partout où se montrait un peu d’ombre le long des maisons, je suivais cette étroite lisière ; les battements de mon cœur m’étouffaient comme si un crime pesait sur moi. Chaque aspiration versait du feu dans mon sein comme le baiser d’une vierge folle ; c’était du feu sur ma tête, du feu sous la plante de mes pieds.

Et, au détour d’une rue, je vois soudain une confrérie blanche, longue procession de deuil, cheminer vers l’église voisine ; j’entends murmurer des litanies incomprises ; amorties par le masque étroit, ces paroles s’échappent sourdes et sinistres des lèvres voilées. Est-ce du plain-chant ? est-ce une élégie sur un membre trépassé que le vent d’Afrique a tué de son souffle brûlant et arraché à l’association fraternelle ? Et ils murmurent, sans relâche, leurs chants funèbres ; et, sous ce soleil blafard, les cierges pâles projettent une lueur pareille à celle d’un feu follet ; enfin ils s’éclipsent ; la porte d’airain du temple s’est fermée sur eux ; et une femme abandonnée, qui demande l’aumône, me salue sous les colonnes du portique. La fièvre ronge ses joues, la fièvre brûle son sang, il décolore les lèvres du nourrisson qui dort sur le sein flétri de cette pauvre romaine. Mais une ardeur mal éteinte dans les yeux noirs de cette femme parle d’un bonheur passé, révèle un amour à peine étouffé. Pas un soupir, pas une plainte n’échappent à sa bouche divine ; fière, sans se courber, muette, elle annonce une ineffable misère.

Belles sont les femmes du Nord, fleurs épanouies sous les lustres d’un salon ; ravissante est la vierge timide sur les bords du Rhin ; mais sublime est la mère romaine, tourmentée, le désespoir sauvage dans son regard, hautaine dans son abaissement, image parlante de toute cette belle grandeur déchue.


Après l’héroïque et dévorante poussière de Rome, la grandeur alpestre n’a pas été moins bien sentie par M. Louis Spach. La lèvre encore embrasée du rayon italien, avec quel voluptueux apaisement il s’abreuve maintenant à l’eau du glacier !


reiselied. — chanson de voyage
à mon frère

Poursuis ta route à travers les vallées, par delà les montagnes, et sur les rives des lacs d’azur, un ciel radieux sur ta tête, et derrière toi le pâle septentrion ; sur tes épaules, un vêtement léger ; dans ta main, le bâton du pèlerin ; jette par terre tout bagage, et secoue, avec ce fardeau, tous tes soucis.

Lorsque, pour la première fois, tes yeux verront les glaciers au soleil couchant, ou que la rose des Alpes, pour la première fois, t’offrira sur les hauts lieux sa corolle pourprée, pense à ton frère, qui, sur ces mêmes pelouses alpestres, a joui de la plénitude de son existence ; sur les ailes du vent du soir, envoie-lui ton salut fraternel.

Lorsque tu arriveras près de la cabane du vigneron, sur les bords fortunés du Léman, à l’heure où la pleine lune argentée repose sur cette nappe d’azur, au moment où les Alpes de la Savoie dressent, comme des fantômes, leur tête pâle et silencieuse, je veux, de loin, jouir avec toi, et voir, de tes yeux, ce grand spectacle.

Tu cueilleras ensuite la grappe dorée, qui mûrit au soleil du Midi ; tu la cueilleras sur la pente du même vignoble que j’ai parcouru dans les premiers jours de ma jeunesse. Si la brune fille du vigneron vit encore, mariée sans doute, sur cette rive du lac, porte-lui, de la part de l’étranger, une parole de souvenir amical.

Oh ! quels beaux jours ! lorsque l’avenir s’éclipse encore, ou se montre dans un lointain magique comme les glaciers, légèrement voilé par des nuages d’or et de pourpre ! Ô mon frère ! saisis au passage les heures fugitives ; prends en main le bâton léger du pèlerin ; secoue la poussière de tes pieds, et jette encore loin derrière toi les soucis rongeurs.

Ainsi chantait M. Louis Spach, alors qu’il croyait encore possible de ceindre son front alsacien du poétique laurier cueilli par la main de la muse allemande. Depuis, il a fouillé, toujours plus profondément, dans ses poudreuses et savantes archives, et il est devenu le mieux informé des chroniqueurs de l’Alsace. C’est un respectable labeur, une très-honorable tâche. Mais nous n’applaudirons des deux mains à l’historien de plus en plus compétent, que si, dans l’intervalle de ses utiles recherches, il n’oublie pas, pour sa part, de continuer à prouver, quoi qu’il ait dit, combien doit rester vivace et fleurissante, en Alsace, cette naïve et délicate plante de la poésie allemande.

Ils sont d’ailleurs nombreux ceux qui, à son défaut, mettraient leur plus douce gloire à le prouver. Leurs noms se pressent à l’envi sous ma plume, et j’en ferais aisément un volume, si je ne devais me borner à un chapitre. À cette anthologie moderne, à ce bouquet de Vergiss-mein-nicht, il n’est pas une ville, peut-être pas un bourg de l’Alsace, qui ne soit en mesure de mêler sa fleurette et sa chanson. Dans l’excellente ville de Strasbourg, on peut, chose rare ! être à la fois un poète et un médecin, témoin M. Gustave Mühl, qui, après vous avoir, de par Hippocrate, interdit temporairement toute application, vous offrira ensuite, de par Apollon, à votre entrée en convalescence, ses poésies éparses dans les divers recueils littéraires de l’Allemagne, et où vous trouverez de jolies petites perles, comme celles-ci :


première neige

Pendant la nuit, il est descendu du ciel un blanc vêtement, symbole de paix ; et ce vêtement s’est étendu si doucement sur tout amour et sur tout deuil !

L’air est si profondément calme et pur ! une splendeur étrange l’éclaire, comme le magique reflet d’un monde silencieux d’esprits.

Le ciel clair et bleu regarde la terre, la belle dormeuse, et verse l’or tendre du soleil sur le sommeil de sa fiancée.

Elle sourit alors, en rêvant de lointaines joies printanières ; et des germes mystérieux d’amour fermentent dans son sein maternel.


venise

Reine dans l’éclat du soleil, rêve enchanté des nuits tièdes, ô Venise ! que tu t’élèves fière de l’écume des flots verdâtres ! l’Océan enlace tes charmes de ses cent bras amoureux : enivrée de ton image, la vague domptée soupire avec mollesse.

Des masques s’ébattent au loin ; Arlequin s’élance dans les vagues dorées ; les chants retentissent du Rialto ; partout l’ardeur de la danse ! et les noires gondoles errent sur les canaux, sombres et discrètes comme la nuit, alors qu’éclatent les baisers de feu !


M. Gustave Mühl, on le voit, sait habilement dérouler un symbole en quelques strophes, et grouper les plans d’un tableau complexe dans un cadre étroit. Jeune encore (il est né en 1819), il est loin d’avoir dit son dernier mot. Préoccupé d’éviter les généralités banales et le convenu, il a un noble désir qui ne saurait demeurer stérile.

Plaçons à côté de M. Mühl, son contemporain et compatriote, M. Théodore Klein. M. Klein aussi est un respectueux amant de la muse germanique, qui n’est pas restée insensible à ses hommages persévérants, n’est de ceux qui ont pris le plus à cœur le rôle de poète allemand en Alsace. Il a d’ailleurs borné lui-même son poétique domaine, d’un côté, par le ruban argenté du Rhin ; de l’autre, par les ondulations azurées des Vosges. Écoutez cette chanson qui est une profession de foi :


aux bords du Rhin

Les chants retentissent, joyeux, le long du Rhin et des Vosges ; c’est là le pays de la poésie, qui s’échappe en riches guirlandes de fleurs du sein de ma belle patrie.

C’est là que se perpétue la vieille tradition dans la bouche du peuple, comme gravée sur un fond d’or, et que sa merveilleuse croyance se transmet de génération en génération.

Ici, tu vois l’antique chapelle sur une clairière de la forêt, au bord du précipice, tandis que le vieux manoir en ruines élève là-bas sa tête au-dessus des sombres sapins.

Ici te salue une paisible abbaye ; il y a longtemps que le dernier moine a passé son seuil, et seule, aujourd’hui, la tempête mugit à travers ses portiques à moitié écroulés, et trouble sa solitude.

Vois comme là-bas le chèvrefeuille enveloppe de son voile vert foncé les débris et les ruines ; c’est ainsi que la charitable nature cache de sa riante végétation les profondes empreintes de l’action destructrice des siècles.

Les ombres du passé sortent de leurs tombes séculaires ; lorsque la voix du poète les évoque ; elles lui apparaissent dans la vallée comme sur les cimes dorées par le soleil.

Il se tient debout sur le rebord de la verte montagne ; son regard fasciné plonge dans la vallée, à laquelle son cœur, plein d’une ineffable joie, envoie mille saluts.

Ô pays entre les Vosges et le Rhin, permets-moi d’être ton fidèle chevalier ! Tu m’as toujours rempli d’une sainte ardeur, lorsque j’ai couru dans tes bras !

Et lorsque, te serrant sur mon cœur, j’ai puisé dans tes yeux la félicité, oh ! qu’à ton tour, tu me regardais avec amour, et qu’enchanteur, tu m’enlaçais dans tes tendres embrassements !

Aussi je le jure du plus profond de ma poitrine : Oui, c’est à toi, belle patrie, ma Joie et mon bonheur ! à toi, hardi Rhin ! à vous, vertes montagnes des Vosges ! que mon cœur et mes chants resteront éternellement consacrés !


Voici, dans toute sa sérénité d’un beau soir d’été, un paysage alsacien, une prairie des bords du Rhin, peinte, il me semble, d’un charmant pinceau :


le soir

Les vertes prairies reposent silencieuses et paisibles sous les derniers rayons du soleil couchant. Voici venir les ombres du crépuscule, qui se détachent de la cime des montagnes pour descendre vers les profondeurs de la vallée, enveloppant dans les plis délicats de leur voile tous les alentours, et mettant sur les yeux de l’homme le bandeau des rêves et de l’oubli.

Les derniers rayons du soleil dorent encore les géants montagneux, tandis que déjà, sur les prairies de la vallée, flotte le voile sombre de la nuit. Ils s’élèvent vers le ciel comme entourés d’une sainte auréole, comme le doigt de Dieu montrant, toujours et toujours, le chemin de l’éternité.

Silence ! Voici les sons d’une cloche, dont les joyeux tintements vibrent dans le crépuscule, à travers la paisible vallée ! Elle jette ses pieux psaumes avec ferveur vers le ciel doré des derniers rayons du soir ; les tiges de l’herbe en frémissent de bonheur depuis la vallée jusqu’à la cime des montagnes.

Le rossignol se tait dans sa chambrette de fleurs et de feuillage ; l’air boit à longs traits la pure harmonie des saints cantiques. La fleur penche sa tête avec délices ; un bruissement joyeux murmure, à travers les feuilles de la forêt, jusqu’à ce qu’avec le dernier rayon du soleil le dernier son de la cloche se soit évanoui.


Plus jeune d’un an que M. Mühl, M. Klein a devant lui un long avenir. Initié aujourd’hui à tous les secrets de son art, plus maître de sa pensée, plus sûr de son talent et de sa force, qu’il ose désormais avoir plus d’audace. La muse lui a souri plus d’une fois, quand il l’abordait en rougissant ; le moment est venu de se montrer moins timide. La muse est femme : il faut, avec toute la délicatesse et tous les égards indispensables, savoir lui faire subir à point certaines violences.

Si je ne craignais d’avoir l’air de jouer sur les mots, je dirais que M. Karl Candidus est un poète candide, mais je ne le dirais que dans le sens le plus sincère de l’expression. C’est une âme droite, profondément religieuse, obstinément crédule au bien, et qui se montre fidèle à son ministère en glorifiant, comme il convient, les sentiments généreux et l’espérance. Après avoir exercé les fonctions de pasteur dans un village, il les remplit aujourd’hui avec distinction et talent dans la ville de Nancy, fière à bon droit de le posséder. M. Karl Candidus est, de plus, un esprit plein de lumières, un homme de son temps, qui aime et appelle le progrès. Ce n’est pas lui qui ne verrait désormais de salut pour les sociétés vieillies que dans un honteux retour à l’obscurantisme. Cette lâche doctrine lui paraîtrait aussi blessante pour la dignité humaine que pour la foi. Si vous avez parcouru la ville de Strasbourg, vous aurez certainement remarqué ce chevalier tout bardé de fer qui, depuis des siècles, sert d’enseigne à une sombre maison située derrière la grande place. Cette enseigne a inspiré au poète deux strophes qui peuvent être considérées comme sa profession de foi :


l’homme de fer

Dans cette antique ville de Strasbourg se dresse un homme de fer. S’il était moins rouillé, digne de tout honneur il serait, ma foi ! Tenant sa longue lance et son bouclier d’airain, à ses pieds il regarde passer la vie du monde, et ne s’y reconnaît pas.

Sus ! pousse un bon coup de ta lance, quand cela menace de devenir par trop fort ! Mais aussi bien, vieux Croquemitaine, il faut nous passer quelque chose. Car différemment dans le ciel la lune se place ; en sens divers soufflent les vents, et le monde entier obéit à la loi du changement. — Que veux-tu y faire ?


L’allégorie est ingénieuse, et il y a encore au-delà du Rhin plus d’un chevalier en chair et en os qui la trouvera impertinente. — « Que peux-tu y faire ? répondra M. Karl Candidus, il faut bien nous passer quelque chose. » — Si cependant on n’entend pas raison, si on le pousse un peu trop, si les descendants du héros de fer menacent de revêtir leur vieille cuirasse et de dégaîner leur épée rouillée contre l’esprit moderne, ce nouveau dragon, alors le poète, sans se laisser intimider, s’armera lui-même d’une pointe sarcastique, et voici comment il percera de part en part le matamore fantastique, l’outre gonflée de vent :


l’ombre du moutier

Le soleil déclinait, et l’ombre du moutier se projetait, gigantesque, au travers des prairies jusqu’à la fraîche rive du Rhin.

Alors un cavalier arriva là sur son cheval avec la rapidité de l’oiseau. Il descendit de sa monture, et l’attacha aux saules de la rive.

Arrive aussitôt au grand galop un second cavalier ; il s’élance au bas de son cheval et il l’attache aux saules.

Armés de toutes pièces, ils se défient ; les flamberges, comme des flammes, sortent des fourreaux ; quel beau cliquetis se fait entendre !

Cependant le sire de Lein se met à penser par devers lui qu’il vaudrait mieux folâtrer avec sa maîtresse.

Le sire de Loss, lui, songe soudain aux bouteilles qu’il aimerait à déguster encore dans son beau manoir.

Voilà que le sire de Lein s’aperçoit qu’ils se battent à la sainte ombre du moutier, et aussitôt il cesse le duel.

Le sire de Loss opine tout de suite que c’est là un affreux crime à eux de se battre en un lieu devenu sacré par cette ombre qui le protège.

Là-dessus, le sire de Lein dit qu’à son avis ils feraient mieux de retourner dans leurs manoirs et de boire du vin bien frais.

Voilà, s’écrie avec empressement le sire de Loss, voilà qui est vraiment fort sensé ; et, ce disant, il se hâte de détacher son cheval.

Messires de Lein et de Loss étaient de prudentes lames ; ils marchaient dans le bon chemin ; aussi revinrent-ils sains et saufs chacun dans son manoir.

Les preux du bon vieux temps agissent et parlent différemment dans les romans chevaleresques d’Achim d’Arnim et d’Uhland, quand Uhland, ce croisé du droit moderne, s’amuse à évoquer, en les idéalisant, les splendeurs féodales, comme pour les opposer, par un saisissant contraste, aux efforts de certains partisans de privilèges vermoulus, pour arrêter dans sa marche, chaque jour plus rapide, le char qui porte désormais le principe civilisateur et moralisateur de l’égalité civile.

On dira peut-être que, pour un poète candide, il y a bien de l’ironie dans cette pièce, l’Ombre du moutier. Oui, mais c’est une ironie douce, qui sourit en montrant les travers, et qui les montre parce que la vérité est, avant tout, chère et sacrée à l’auteur. Le ton de cette moquerie sans fiel, que je définirais volontiers la naturelle gaieté du bon sens, est le caractère le plus saillant des littératures populaires, et l’on reconnaît, à différents signes, que M. Karl Candidus est intimement familiarisé, sous ce rapport, avec les naïves traditions du génie germanique. On en retrouve l’empreinte dans le tour de sa pensée comme dans l’allure de ses vers. On sent aussi que son âme a été une fidèle compagne de l’âme allemande à travers les siècles. Avec elle il a aimé, lutté, combattu, souffert, triomphé. N’est-ce pas un cri sorti des entrailles que cette ballade où se dressent les fantômes encore sanglants des Jacques de l’Allemagne, poussés à tous les excès de la vengeance et du désespoir par l’excès de toutes les misères et de l’oppression ?


la guerre des paysans

Les paysans voulurent être des hommes libres ; cela prit mauvaise tournure. Versez du vin rouge ; versez-en qui soit rouge comme du sang ; après, je vous conterai la complainte.

Les paysans voulurent être des hommes libres ; ils firent un effort et se rallièrent ensemble ; ils dirent en face la chose à la ville, aux seigneurs et aux prêtres.

Ils arborèrent le soulier de l’alliance. — Ah ! Dieu ! quelle misère est la nôtre ; nous ne pouvons guérir ni des nobles, ni des prêtres !

Ils se sont donc unis ensemble. Cela prit mauvaise tournure ; déjà s’approchait, avec ses bandes armées, le duc de Lorraine.

À Lupstein eut lieu la première action. Là tombèrent quatre mille paysans ; puis seize mille par trahison sous les murs de Saverne.

À Dambach, à l’endroit où s’élève une chapelle, sont enterrés six mille d’entre eux ; et à Ensisheim, en place publique, où l’on entend encore gémir le vent, les bourreaux ont fait leur office.

Après, l’on restaura dans tout le pays les couvents et les châteaux ruinés. — Ô classe des paysans, classe misérable, c’est alors qu’ils ne te pressuraient que mieux !

Ô Ittel Joerg, âme libre et courageuse, vaillant bourgmestre de Rosheim, à Strasbourg, hélas ! ton sang, ton sang d’homme fort a coulé.

Aujourd’hui, d’une voix de moins en moins intelligible, parlent en Alsace de la guerre des paysans les sanglantes légendes.

Vanité ! à quoi donc a servi aux nobles leur triomphe ? À quoi donc a servi aux paysans leur lutte sauvage ?


J’ai tant de plaisir à citer M. Karl Candidus, que je dépasse les limites de mon sujet. C’est qu’il a plus d’une corde à sa lyre, et que l’on ne court pas risque avec lui d’entendre de fausses notes. Bien qu’il sache, au besoin, peindre un paysage, répéter, par d’harmonieux échos, le murmure de l’onde, le trille de l’alouette, le tintement des cloches champêtres, les gémissements sourds du vent d’automne, il se montre cependant sobre de ces ornements pittoresques, qui ne sont que l’accessoire dans ses tableaux, où la pensée occupe toujours le premier plan. C’est, assurément, la bonne méthode, et les jeux de l’art pour l’art ne constitueront jamais que la gymnastique du talent. M. Karl Candidus ne s’est pas interdit de chanter l’amour (l’Église protestante ne met pas sous le séquestre le cœur de ses ministres), et il l’a fait en quelques pièces d’une délicatesse de sentiment exquise, notamment dans celle qui a pour titre Fleurs de pavot. N’oublions pas de dire, en prenant congé de cette muse aimable dans sa gravité, que son œuvre la plus importante est un poëme en quinze canzones sur le Christ allemand, poëme où, cette fois, le poète a mis toute sa croyance et toute son onction. Ici le lyrisme prend son essor, emporté par les deux blanches ailes de l’espérance et de la charité. L’ouvrage a eu un honneur rare, qui en garantit le solide mérite : Jacob Grimm l’a signalé lui-même chaleureusement à l’attention de l’Allemagne.

De l’humble presbytère du pasteur, passons à l’étroite chambrette, au laborieux atelier de l’artisan. Si nous avons eu notre maître Adam, de Nevers, si nous avons encore aujourd’hui le tisserand Magu, le boulanger Reboul, le coiffeur Jasmin, et tant d’autres, l’Alsace, qui se souvient de Hans Sachs, le plus fécond des maîtres-chanteurs-ouvriers de l’Allemagne, peut citer, à notre époque, dans les rangs du peuple, des écrivains et des poètes tels que le tourneur Daniel Hirtz, et le vannier Christian Hackenschmidt, tous deux domiciliés à Strasbourg. Ce sont aussi, reconnaissons-le, deux professions voisines de la poésie, par les idées riantes qu’elles éveillent, comme par les qualités d’art et de goût dont ceux qui les exercent doivent être doués. N’est-ce pas déjà un tourneur le poète qui sculpte avec soin sa strophe ou son sonnet, qui, comme ses confrères, les Benvenuto Cellini du bois, se courbe sur son œuvre pour en arrondir les formes, pour en polir les contours ? Et ne sont-ce pas déjà des doigts de poète, ceux qui, enlaçant avec habileté l’osier flexible, le transforment en gracieuses corbeilles oh les fraîches filles des bords du Rhin balanceront bientôt sur leurs têtes les fleurs et les fruits ?

Daniel Hirtz est donc, par métier, cousin germain de notre menuisier de Nevers, puisqu’il est tourneur, ou que, du moins, il l’était encore en 1848. Cœur, tête, et langage, chez lui tout est bien de souche germanique. Hirtz est peut-être le type le plus complet de l’artisan allemand en Alsace, que le frottement quotidien de la vie française ne parvient pas à dénationaliser. Il pense en allemand, il écrit en allemand, et il espère que l’Alsace redeviendra quelque jour allemande.

En attendant, les poésies de Daniel Hirtz, parfois un peu rudes, ne manquent ni de verve, ni d’une certaine originalité populaire, et si sa profession de tourneur a surtout fait sa renommée de poète, on doit constater, à sa louange, que sa physionomie lui appartient, et qu’il n’a pas cherché à se mettre un masque. Son inspiration ne se guinde pas à exprimer des pensées et des impressions autres que celles dans lesquelles il a été élevé, au milieu desquelles il a vécu. Il les met simplement en vers, dont le plus souvent la franche venue, quelquefois aussi le manque d’art, forment le trait distinctif et le charme. On voit tant d’écrivains, sortis du peuple, perdre leur seul attrait possible, leur unique et réelle saveur, en s’efforçant de cacher leur origine, qu’il faut applaudir doublement à ceux qui ont le bon esprit de s’en souvenir et d’y puiser leur force ! Daniel Hirtz chante les joies, les désirs, les chagrins, les divers épisodes du foyer domestique et de l’atelier, comme il est donné à tout cœur humain de les sentir, mais, — et c’est là son mérite et son honneur, — avec cette naïveté d’émotion qui caractérise les classes restées plus près de la nature. Quand un poète appartenant aux rangs du peuple sait ainsi se faire l’écho véridique des sentiments populaires, il acquiert une valeur historique et demi-épique, pour laquelle je donnerais, malgré leur beau langage, toutes les prétentieuses divagations des poètes dits populaires qui s’évertuent maladroitement à rêver et à parler comme des messieurs.

Je ne citerai qu’un chant de Daniel Hirtz, et je prends celui qui me semble devoir le mieux démontrer ses qualités franchement populaires, la spontanéité de son émotion et de son enthousiasme, la simplicité dominante de sa forme, voire même son petit grain d’opposition sentimentale contre l’occupation française. Le sujet est bien choisi pour allumer l’inspiration d’un patriote alsacien : il s’agit de la cathédrale de Strasbourg et de son architecte, Erwin de Steinbach. Le poète est allé s’asseoir, un dimanche, avant les premières pâleurs de l’aube, au sommet du clocher merveilleux. Il décrit les impressions qui viennent l’y assaillir.


au sommet de la cathédrale

Sur ce haut trône suspendu dans l’air, je suis assis libre et sans crainte : la couronne de pierre taillée par la main d’Erwin m’environne de toutes parts et me protège.

Encore plongé dans un doux sommeil, plus d’un sans doute, à cette heure, oublie là-bas, sous mes pieds, les soucis de l’existence, dont il a momentanément déposé le fardeau.

Je ne suis pourtant pas tout à fait seul, si près des célestes demeures : dans les imperceptibles crevasses, j’entends ronfler le sombre chœur des oiseaux nocturnes.

Oh ! quel magnifique spectacle ici dans les hauteurs, lorsque la fraîche aurore se lève éblouissante de rayons, et fait reculer l’horizon qui s’illumine par delà les bleuâtres massifs de la forêt Noire !

Ma poitrine aussi se soulève, et mon cœur bat d’une joie ineffable, et mes regards montent vers le ciel dans une sainte et religieuse extase.

Le mouvement naît par degrés. La journée du dimanche débute d’un air de fête : voici les cloches matinales qui lancent vers moi leurs vibrations claires.

À son tour, la musique militaire éclate et retentit au loin ; mon œil épie le groupe harmonieux devant la spacieuse caserne.

Entendez-vous résonner les cors ? Comme les notes perçantes volent victorieusement dans l’espace sur les ailes rapides de l’air ! Vivat ! vivat ! c’est aujourd’hui dimanche !

Oh ! quel magnifique spectacle ici dans les hauteurs, sur ces vénérables pierres que la main puissante d’un maître a dressées jusqu’au sein des nues !

Jadis brutes et sans honneur, elles gisaient enfouies là-bas dans les entrailles de la vallée, ces mêmes roches qui maintenant se balancent si gracieusement dans les airs.

Avec quel art s’arrondissent les arches ! avec quelle légèreté s’élancent les sveltes tourelles, sous leur riante et solide ceinture de feuilles ! Ô mon clocher, que tu es beau !

Connaissez-vous le maître hardi qui a conçu ce chef-d’œuvre ? Il se nommait Erwin de Steinbach ; c’est lui, c’est Erwin qui l’a achevé.

C’est au pied de cette colline qu’il vint obscurément au monde ; accueilli par l’hospitalité allemande, il bâtit dans le ciel cette tente de pierre.

Et des siècles déjà se sont écoulés depuis que la haute merveille, objet de l’admiration et de l’étonnement des générations successives, les regarde passer à ses pieds, avec l’inaltérable sérénité de la grandeur et de la force.

Elle envoie un sourire ami aux charmantes campagnes de Baden, un sourire à la sombre couronne de la forêt Noire, un sourire aussi aux prés fleuris de l’Alsace, à toute la verte et profonde vallée du Rhin.

Pourquoi faut-il que des frontières séparent ce peuple loyal, ce noble pays ? — En vérité, ce serait un spectacle à rendre le monde jaloux, que de le voir fermement réuni par un seul lien.

Ah ! qu’un jour rattache encore à la même souche ce peuple et cette vallée, et l’on verra des flammes de joie resplendir sur le glorieux monument d’Erwin !


Né en 1803, Daniel Hirtz est aujourd’hui dans la pleine maturité de son talent. Retiré des affaires depuis 1858, il peut désormais disposer entièrement de ses loisirs et l’on est autorisé à penser qu’il les emploie à grossir sa gerbe poétique. S’il nous était permis de lui donner un conseil, nous lui dirions :

« Recueillez-vous. Soyez toujours simple dans le choix de vos expressions et de vos images. Ne craignez pas de vous servir des termes populaires, des locutions proverbiales, quand les bons hasards de la composition vous permettront de les enchâsser dans vos vers. Recueillez-vous, et reproduisez par la poésie vos meilleurs souvenirs d’enfant et d’homme du peuple. C’est là votre domaine ; il est vaste, et il ne tient qu’à vous d’y moissonner à pleines mains. Faites de plus en plus connaître et revivre dans vos chants cette vie honnête, robuste et salutaire de l’artisan, cette vie qui mérite d’être glorifiée, et qui, n’en doutez pas, sourit à la muse. C’est avec ces modestes fleurs que vous tresserez la plus belle couronne. »

Ces réflexions peuvent également s’adresser au vannier Christian Hackenschmidt, à M. Édouard Rosenstiel, tapissier-poète à Colmar, et à tous les écrivains sortis des rangs du peuple. M. Hackenschmidt a dans sa corbeille plus d’une strophe tressée d’une main assouplie. Il enlace les mots presque aussi facilement que l’osier, peut-être trop facilement. Il connaît à fond les règles de la versification, et je suis même persuadé qu’il les vénère comme l’arche sainte de la poésie, j’allais dire comme la poésie même. Il s’est exercé de préférence sur des sujets prêtant à la description narrative. Cest ainsi qu’il a mis en vers bon nombre de légendes, dont il a su composer quelquefois de petits drames animés et intéressants ; un juge un peu difficile y voudrait pourtant en général plus de fermeté concise, plus de distinction, et cette aile légère qui a fait si justement comparer le vrai poète à l’oiseau : Musa ales. M. Christian Hackenschmidt est d’ailleurs un écrivain irréprochable au point de vue de la morale, un chrétien vraiment pratique, un cœur débordant de charité. Il est l’auteur de quelques ouvrages en prose devenus vite et légitimement populaires. J’allais oublier de dire qu’il est né en 1809, ce qui importe peu après tout, puisque les poètes ont toujours vingt ans.

Je trouve une transition naturelle, de ces chantres-ouvriers à M. Dürrbach, auteur du poëme épique Rappolstein, dans une satire où ce dernier a pris pour héros un malheureux barbier saisi tout à coup du démon poétique. M. Dürrbach dépeint les tristes aventures de son Figaro, qui, après avoir imprudemment quitté le rasoir pour la lyre, ne tarde pas à tomber, en dépit — peut-être même par vengeance — d’Apollon, dans le dénûment le plus complet. Quel beau jour cependant que celui où le naïf barbier s’était vu imprimé pour la première fois ! « Imprimé ! La voix de l’écho dans le creux du vallon le proclama à la face des montagnes ! le doux murmure des vents et des vagues ne fit retentir que la grande nouvelle du barbier que l’on avait imprimé ! De même qu’aux jours du printemps le premier rayon du soleil appelle à la vie, à la joie tous les êtres de la création, de même le sentiment sublime de me voir imprimé m’inspira mille poésies belles et radieuses. Je me mis donc à chanter toutes sortes d’objets. Tantôt c’était une bête féroce, tantôt les charmes de l’amour, la pinte de bière et la lune, le vent et la gloire, les saucisses et la mort héroïque pour la patrie, la choucroute et la beauté, la nature et les pâtés de foie gras, la cathédrale et les brasseries. Ni la blanchisseuse qui lave son linge sale au ruisseau, ni le matou qui miaule sur le toit, ne purent se garantir de mon inspiration. Je n’épargnai pas même l’enfant au sein de sa mère… »

C’est M. Dürrbach, et non pas moi, qui parle ainsi. Je pense comme lui, néanmoins, que le métier de poète, ce métier qui exige non-seulement le diable au corps, mais encore tant de culture intellectuelle, tant d’art et de goût, sera toujours, à de très-rares exceptions près, exercé d’une manière inévitablement insuffisante par l’homme du peuple dépourvu d’instruction, ce dernier devant, la plupart du temps, confondre l’inspiration véritable, ce rare et précieux éclair, avec l’emploi presque mécanique de certains procédés en quelque sorte matériels, et dont l’application, conforme aux règles tracées, lui paraîtra constituer tout le mérite poétique, le génie enfin, dans le sens le plus ambitieux de l’expression, — Dans cet ordre d’idées, on arrive à versifier indifféremment, sans autre souci que de ne pas faire d’accroc à la mesure, à l’orthographe ou à la rime, « la nature et les pâtés de foie gras, la choucroute et la beauté. »

Pour avoir visé si juste, dans sa satire du barbier, M. Dürrbach, lui aussi pasteur de l’Église réformée à Strasbourg, n’a pourtant pas l’esprit tourné exclusivement, ou de préférence, vers la moquerie. C’est plutôt, nonobstant une légère veine caustique, un œil contemplatif, prêtant aux choses une attention sérieuse, pour les laisser ensuite germer en soi. Le tempérament allemand semble particulièrement apte à fournir en tout temps, même à notre époque si envahie par la réalité, ces têtes épiques que Voltaire, jugeant peut-être un peu trop de sa nation par lui-même, déclarait impossible de rencontrer en France. M. Dürrbach a donné dans Rappolstein une nouvelle preuve de cette aptitude du génie germanique aux développements, simples et merveilleux tour à tour, de l’épopée. L’élément essentiel et fondamental de l’épopée doit être la candeur. Les portions purement descriptives de Rappolstein sont, en général, bien réussies, et il y en a de fort belles. Le poète a été moins heureux dans les parties dramatiques et narratives. Cet ouvrage, qui fut publié sans le nom de son auteur, contribua cependant surtout, par sa valeur solide, à le faire promptement connaître. Depuis 1831, c’est-à-dire depuis sa nomination en qualité de ministre protestant à Strasbourg, M. Dürrbach a plus spécialement consacré son talent à la composition de poésies religieuses.

Revenons à Mulhouse, où nous trouverons, à côté des deux frères Stœber, un littérateur tout-à-fait distingué, un vrai poète, M. Frédéric Otte (George Zetter, d’après son acte de naissance). Né à Mulhouse en 1819, M. Frédéric Otte, puisqu’il faut l’appeler par son nom de guerre, entra dans l’industrie pour satisfaire au vœu de sa famille, ce qui ne l’empêcha pas d’employer fort heureusement ses loisirs à l’étude des langues, et bientôt aussi à des compositions poétiques. Ce partage de sa vie en deux portions si diversement occupées, a porté bonheur à M. Otte : au lieu d’étouffer son imagination, ce travail plus positif, et en quelque sorte matériel, qui lui prenait chaque jour un certain nombre d’heures, servit d’aiguillon à son esprit. Les habitudes d’ordre qu’il y contracta profitèrent à son inspiration, en la réglant, en la disciplinant, en donnant à l’écrivain le temps et la patience de l’attendre. Ce qui a empêché de se développer, ce qui a flétri prématurément tant d’organisations poétiques pleines de promesses, c’est d’avoir voulu vivre de la poésie, c’est de s’être déplorablement obstinées, qu’on me passe la comparaison, à demander à la muse le lait et le beurre de chaque jour, comme une fermière qui se hâte, dès l’aurore, de traire sa vache pour le marché. On arrive ainsi sûrement à tuer son inspiration et son propre corps.

M. Frédéric Otte a su se placer dans des conditions plus favorables, en maintenant un sage équilibre entre ses facultés : il en recueille désormais les fruits. D’abord renfermée dans les limites de sa province, sa réputation est aujourd’hui faite en Allemagne, et partout l’accompagne un bon parfum. Son labeur littéraire a d’ailleurs été continu. Il a successivement publié deux volumes de légendes suisses en vers (Schweizersagen), des poésies insérées d’abord dans différents recueils et réunies pour la première fois en volume en 1845. De concert avec Auguste Stœber, il a dirigé et édité pendant cinq années (de 1843 à 1848) les Feuilles alsaciennes du nouvel an (Elsæssische neujahrsblætter), qui s’imprimaient à Mulhouse, et qui étaient une tribune spécialement ouverte aux écrivains allemands de l’Alsace. Enfin, depuis deux ans, il publie le Elsæssische samstagsblatt (Feuilles alsaciennes du samedi), publication qui a surtout pour but de propager et de maintenir dans cette ancienne province l’élément allemand.

Les poésies de M. Otte ont une saveur rare. Elles traduisent, avec une naïveté charmante d’observation et d’émotion, les voix les plus secrètes des bois, des eaux, des montagnes, des vallées, et de leur maître d’orchestre à tous, le printemps. Les poésies de M. Otte sont de celles qui font rêver, qui réveillent tous les bons souvenirs endormis au fond du cœur, et que l’on peut emporter avec soi comme un merveilleux talisman. Écoutez ces trois chansons d’inspiration si différente :


la maison silencieuse

Loin de la route, à l’écart, s’aperçoit une maison petite et silencieuse ; par-dessus l’enclos fleuri, elle regarde vraiment avec un joyeux sourire ; de verts rameaux s’enlacent autour des murs et des corniches. Tu te dis : — Dans un pareil lieu, la vie doit être douce et bien heureuse !

En haut, à la fenêtre, brille un visage frais et rose, encadré de fleurs qui l’embaument de leurs parfums. La brise matinale agite les sombres boucles de ses cheveux, et ses beaux yeux noirs sont tournés vers les montagnes.

Et pourtant sur cette bouche plane comme l’ombre d’un chagrin secret. Viendrait-elle du fond de ce cœur si pur ? La douleur pourrait-elle éprouver sitôt cette âme charmante ? Tu te dis : — Heureux le garçon qui la conduit à la danse !

Et cependant jamais à la danse aucun garçon n’a désiré la conduire ; et cependant jamais elle n’a brillé au milieu de ses compagnes. Nul ami ne visite ce toit ; sur ce seuil abandonné nul pèlerin ne s’assied au passage.

L’herbe pousse dans le chemin et en disjoint les pierres — et solitaire dans son enclos s’aperçoit la maison silencieuse. Un homme, au collet rouge, entre et sort d’un air morne. La charmante enfant — permets que je te le dise — est la fille du bourreau.


à la frontière

Maudit douanier de la frontière, auras-tu bientôt fini de me tourmenter ? ne vois-tu pas que mon bagage est peu lourd, et qu’aussi mon argent est bientôt compté ?

À quoi bon fouiller, sonder, chercher ainsi ? À quoi bon ce regard défiant et scrutateur ? Tel j’en sortis il y a des années, tel je rentre maintenant dans la patrie.

Mon esprit est encore le même qu’autrefois ; mon cœur, encore chaud, ne s’est pas desséché ; l’ancien espoir, l’ancienne foi, l’ancien amour, l’éloignement ne me les a pas ravis.

Un pied leste et ferme, de joyeux refrains, un sang bouillant, une humeur enjouée et une fidélité plus solide que le fer, voilà mon passe-port, voilà tout ce que je possède.

Ami, regarde-moi bien dans les yeux, dans mes yeux clairs qui ne sauraient mentir, et laisse-moi passer, car ce que je porte avec moi ne peut être article de contrebande.


la maison du garde forestier

Au sommet de la verte colline se dresse la maisonnette du garde forestier, comme pour mieux voir ainsi par-dessus la sombre épaisseur des bois, au loin dans les clairs espaces. Debout, sur son seuil, je t’envoie du cœur un joyeux salut, à toi, mon Alsace, qu’il me faut sans fin célébrer, qu’il me faut aimer sans fin !

Mon œil ne peut se rassasier de contempler la beauté, la magnificence de tes forêts, les trésors ondoyants et bénis de tes plaines, ta fraîche couronne de villages. Hardiment s’élance le fleuve, plein d’une généreuse ardeur, entre les digues escarpées de tes montagnes. Le pouls de ta vie, si riche de sève, on l’entend battre de tous côtés.

Mais quel charmant tableau se déroule tout à coup sous mes yeux ! Voici le garde qui revient de la chasse avec son butin. On dirait presque un géant ! Le garde triomphant, un bouquet de rouges baies à sa coiffe, le voyez-vous sortir de la forêt ?

Voyez-vous sauter ces huit garçons, ses fils, qui se précipitent à sa rencontre en poussant des cris de joie. Ces voix d’enfants me retentissent dans l’oreille comme les vibrations perçantes des cloches. L’un d’eux retire de la gibecière le gibier mort et le brandit fièrement dans l’air ; un autre s’assure s’il ne reste plus rien dans la gourde.

Un troisième saisit la carabine et se met à commander la marche, tandis qu’un quatrième, en vrai chevalier, enfourche bravement le lévrier élancé. Et, tandis qu’ils suivent le père, en célébrant gaiement l’approche du souper, voici que la mère, son plus jeune enfant à la main, sort de la maison et s’avance pour souhaiter au chasseur la bienvenue.

Cet homme qu’entourent maintenant deux bras aimés, cette calme et mystérieuse solitude des bois, cette maison si proprette, ces hardis lurons, escorte épanouie du père ; la source qui mêle à la scène son doux murmure et les pétillements joyeux du foyer, et la cloche du soir qui résonne au loin dans la vallée… ah ! tout cela ne forme-t-il pas une charmante idylle ?

Sous un tilleul, près de la maisonnette, où depuis longtemps déjà la table est dressée, la famille entière prend place pour le repas du soir ; le garde récite à haute voix la prière ; une vapeur savoureuse s’élève du plat posé au milieu de la table, et, dans la cruche, le vin pétille… Que volontiers je me serais assis, leur hôte, à cet heureux banquet !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De cet énervement bâtard qui gagne et flétrit tout ailleurs, Dieu merci ! nulle trace n’apparaît sur vos frais et radieux visages ; sains et forts de corps et d’âme, et, comme l’alouette, allègres et libres, votre gosier sonore chante sur ces hauteurs, à qui veut l’entendre, combien vous êtes heureux.

Hélas ! et là-bas, sous vos pieds, par degrés, s’altèrent et périssent la vieille force et les vieilles mœurs, et déjà, dans la souche pourrie, la sève s’arrête et va tarir. — Ah ! jeune et vigoureux essaim, puisses-tu nous donner une nouvelle génération vierge et forte comme toi !


Voilà certainement de la poésie, et qui fait non moins d’honneur à l’homme qu’à l’écrivain. De telles pensées ne viennent qu’aux âmes choisies, et il faut être un artiste consommé pour les revêtir de la forme qu’a su leur donner M. Otte.

En général, ce que l’on aime à trouver chez tous ces poètes, c’est la dignité, c’est le respect de soi-même et de la muse.

M. Adolphe Ungerer, pasteur à Lorentzen (Bas-Rhin), est aussi un jeune poète allemand avec lequel il faudra compter un jour. Il vient de débuter par un poème sur l’histoire, pour nous un peu ressassée, d’Héloïse et Abélard, et il m’adresse de jolis vers allemands dont il est l’auteur et qu’il a pris la peine de traduire en vers français, qui sont presque bons. M. Ungerer a de la sensibilité, de la candeur et un certain charme.

Je reçois aussi quelques pièces empreintes d’un véritable talent, signées par un Français qui est tout simplement un héros de notre glorieuse armée de Crimée. Mon héros se nomme Théodore Parmentier. Il est chef de bataillon du génie, aide de camp du maréchal Niel, et a fait en cette qualité les campagnes de Bomarsund et de Sébastopol. Il assistait au siège de ces deux places, à la prise de la première et à l’assaut de la tour Malakoff. Sa poitrine, ornée de décorations gagnées dans ces terribles luttes, prouve qu’il n’est pas de la famille des poètes qui jettent leur bouclier. Les poésies allemandes de M. Parmentier, qui m’arrivent dans un journal de Minden, sont toutes inspirées par les souvenirs de ces rudes campagnes. Il me suffira d’en traduire une seule pour donner l’idée de sa veine sympathique :


à une fleur, sur le champ de bataille de malakoff

Gracieuse fleur, sur ce champ de mort, tu brilles et sembles te réjouir de la vie éphémère que Dieu t’a donnée, et tu ignores et tu ne pressens même pas combien d’autres fleurs sont là, près de toi, arrosées de sang humain.


M. Théodore Parmentier ne s’est pas seulement essayé dans la poésie allemande. La Revue de Paris a inséré de lui naguère une imitation en vers français du Sapin, d’Uhland. Il a, en outre, publié plusieurs ouvrages sur l’art militaire et de nombreux articles sur la musique, dans la Gazette musicale de Paris. Il continue ainsi la filiation, un peu trop interrompue aujourd’hui, des officiers littérateurs et poètes, la filiation des Vauvenargues, des Boufflers, des Bertin, des Paul-Louis Courier. M. Théodore Parmentier m’assure que son frère, M. Léonce Parmentier, recèle en portefeuille des poésies qui lui donneraient également place parmi les poètes allemands de l’Alsace. Je ne puis qu’inviter ici M. Léonce Parmentier à transformer son portefeuille en volume.

Si M. Théodore Parmentier est chef de bataillon, M. Charles Bernhard a été chasseur d’Afrique, et il a publié ses souvenirs de l’Algérie (Erinnerungsblætter aus Algerien). Il est maintenant compositeur typographe à Strasbourg. M. Charles Bernhard possède une certaine veine comique qui atteint plus sûrement le but quand elle se produit dans l’idiome strasbourgeois. On a de lui, dans cet idiome, des Boutades burlesques (Strasburger Wibble), que la classe ouvrière applaudit en parfaite connaissance de cause, et que même les raffinés ne dédaignent pas. Il a aussi composé des chansons en langue allemande qui ne manquent ni de verve ni de trait. Je dirais volontiers à M. Bernhard : « Faites encore, faites surtout des boutades et des chansons. »

À M. Auguste Jaeger je dirais plutôt : « Faites toujours des lieder. » Il a la légèreté, il a la grâce, il a le tour vif et net. M. Candidus, qui est un bon juge, m’écrit, en m’envoyant trois pièces de cet aimable poète : « Ce que j’aime le plus dans les compositions de M. Jaeger, c’est la sincérité du sentiment poétique et l’originalité de bon aloi qui en résulte. » Après avoir lu ces trois pièces, j’adhère de tous points à la définition de M. Candidus, et je range M. Auguste Jaeger dans la famille poétique du si regrettable Lenau. Figaro s’écriait : « Qu’on me donne deux lignes d’un homme, et je le ferai pendre ! » — « Donnez-moi deux vers d’un poète, m’écrierai-je à mon tour, et je vous dirai s’il doit être pendu. » À coup sûr, l’auteur des strophes suivantes est garanti contre la corde :


lied du musicien

Je suis un musicien, un gai musicien, ma foi ! J’erre si joyeux à travers le pays, si joyeux, tra ra ! durant toute l’année !

Je suis un musicien ! le violon appuyé contre la poitrine, l’archet dans la main, et dans l’esprit une si douce ivresse !

Je suis un musicien ! un vieux déjà par les années ; mais je me sens l’allié, l’allié, tra ra ! de tout pauvre hère !

Je suis un musicien ! la jeunesse accourt à ma rencontre ; la jeune fille d’amour s’enflamme, s’enflamme, tra ra ! et ne dort plus !

Je suis un musicien ! et qui plus est, un cœur sensible ! Plus d’un a trouvé le repos en écoutant mes mélodies !

Je suis un musicien ! à moi seul le repos est interdit. Je n’ai ni patrie, ni foyer, tra ra ! ni douce amie !

Je suis un musicien, un gai musicien, ma foi ! J’erre si joyeux à travers le pays, si joyeux, tra ra ! sous mes cheveux blancs !


J’arrive au terme de ma course, véritable course au clocher, qui m’aura fait sauter, je le crains, par-dessus plus d’un talent digne qu’on s’y arrête. Les uns m’accuseront d’avoir parlé d’eux trop sommairement, trop superficiellement ; les autres, de n’en avoir pas parlé du tout. Les uns comme les autres seront dans leur droit ; mais la semence de la poésie allemande germe et fructifie si abondamment sur cette terre d’Alsace, que, pour n’oublier personne, il m’aurait fallu faire un dénombrement presque homérique. Je me console de mes lacunes en pensant qu’un plus apte et mieux informé saura bien les combler un jour. L’éveil est donné. Citons encore pourtant, comme s’étant montrés les fidèles servants de la muse germanique, dans cette première moitié du dix-neuvième siècle, MM.  J. J. Gopp, Charles-Frédéric Hartmann, Édouard Kneiff, et J.-F. Lobstein.

Si j’avais à parler ici des auteurs alsaciens, d’origine allemande, qui écrivent en français, je me garderais bien d’oublier M. Alexandre Weill, dont chacun apprécie la verve et l’esprit.

Et maintenant, continuez de chanter, poètes sincères et modestes ! continuez de glorifier la vieille foi, l’antique loyauté, l’impérissable amour. Le Rhin ne se lassera pas de porter vos accords à tous les cœurs allemands, et ne doutez pas que la France, fière de compter en vous des fils qui l’honorent, ne vous prête également une attention sympathique.