Poulet-Malassis et De Broise (p. 247-265).

CHAPITRE 10



MAURICE HARTMANN

À Ulric Guttinguer, le poète toujours jeune.
n. m.


La rêverie est absorbante ; les natures contemplatives se mêlent difficilement à l’action. Il n’est pas aisé de suivre les différentes phases du drame où l’on remplit soi-même un rôle. Molière est, sous ce rapport, une exception phénoménale : c’était plus qu’une organisation complète ; c’était presque une organisation double, il savait être à la fois sur les gradins et dans le cirque, spectateur et acteur. L’histoire de l’humanité compte-t-elle plusieurs Molière ? Byron appartient à la même famille privilégiée ; mais quelle différence ! Il n’entrait pas naturellement en scène, il s’y mettait ; il ne faisait pas partie désintéressée du spectacle, il posait. Molière réalise le type le plus parfait de l’homme, d’après l’admirable définition de Térence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Il n’exagérait pas la température ambiante, il ne se guindait pas au-dessus du niveau humain. Il était vraiment un homme qui aime, qui souffre, qui espère, qui regrette et qui lutte. Il était sincère : ce mot le résume. Combien sont aujourd’hui sincères parmi ceux dont la vie est en spectacle ? combien qui ne se griment pas ? qui ne prennent pas un masque ? qui, s’ils ont été remarqués pour une qualité ou un défaut, ne s’en font pas bientôt un tic, par manie ridicule d’originalité, par vaine et maladive ostentation ? On ne sait plus être simple ; on pousse tout son effort sur le même point, au risque de compromettre l’équilibre, de rompre l’harmonie des sentiments, des pensées et même du style. On a perdu le sens délicat des proportions.

Quelle route prendre pour rentrer dans le vrai ? Écouter son cœur et vivre ; se dégager des liens artificiels et vivre d’émotions naturelles et saines, suivant les lois tracées à l’homme par le Créateur ; vivre, en un mot, en se tenant le plus près possible de la nature. Qui raffine court risque de s’égarer. Ici se pose l’éternel problème de la civilisation ; ici revient la question de Rousseau. Est-elle définitivement résolue ? Les plus sages, à mon sens, sont ceux qui s’écartent le moins de la nature. Que de désillusionnés qui tentent d’y revenir, souvent trop tard !

M. Maurice Hartmann n’aura pas besoin d’y revenir. Quoique jeune encore, il a déjà beaucoup vécu par l’action, en faisant largement la part du rêve. Si mêlé qu’il ait été aux hommes et aux intérêts de notre époque, il n’a jamais oublié la nature ; il a toujours su rechercher à propos le calme réparateur des champs et des bois. Sa poésie y a trouvé le cachet de simplicité vigoureuse qui la distingue ; c’est une fille énergique de la Bohême qui a parcouru le monde, qui connaît les grands et les petits pour les avoir fréquentés tour à tour, et dont le cœur est tourné de préférence vers ceux qui souffrent. Esquissons en quelques lignes la vie, ou plutôt l’odyssée de M. Maurice Hartmann.

Il est né en 1821, à D’uschnik, petit village de la Bohème. Après avoir fait ses études aux universités de Prague et de Vienne, il clôt en 1842 cette période académique par un voyage à travers l’Autriche, le nord de l’Italie, la Suisse et l’Allemagne méridionale. De retour à Vienne, il le quitte de nouveau en 1844, cette fois pour Leipzig, où il publie son premier recueil de vers, Kelch und Schwert (La Coupe et l’Épée). L’édition est enlevée en quelques semaines. Hartmann s’empresse d’en donner une seconde et de reprendre ses pérégrinations en Allemagne. Mais les débuts un peu trop politiques du poète avaient éveillé les ombrages de l’Autriche, et il dut bientôt se réfugier à l’étranger. Il passe les années 1845 et 1846 en Belgique et en France, où il se met en rapport avec les écrivains et les poètes, ceux surtout qui, comme Béranger et Alfred de Musset, représentaient plus particulièrement le sentiment patriotique, la jeunesse et la liberté. Cependant les idées s’allument, l’Allemagne fermente et s’agite. Hartmann se risque à y revenir : il y signale sa rentrée par un nouveau volume de vers. Les premiers jours de 1848 le retrouvent en Autriche, où la police ne tarde pas à l’arrêter. La révolution le délivre. Il est nommé membre du comité national de la Bohème, et y devient un des chefs du parti allemand contre le parti slave. Député au parlement de Francfort, il est envoyé à Vienne, aux événements d’octobre, avec ses collègues Blum et Frœbel, et y participe, comme eux, à la lutte contre les troupes autrichiennes. Après la chute de Vienne, Blum, on se le rappelle, est fusillé ; Frœbel obtient sa grâce ; Hartmann se sauve à travers mille aventures et revient prendre sa place au parlement. Le poète alors épanche sa bile de patriote déçu dans une satire périodique en vers ayant pour titre Reimchronick des Pfaffen Mauritius (Chronique rimée du prêtre Maurice). Le moment venu, il se transporte avec le reste du parlement à Stuttgard. En juillet 1849, il s’exile en Suisse ; il y écrit la dernière livraison de sa Reimchronick, le roman Krieg um der Wald (Guerre pour le bois), qui conserve l’empreinte de ces jours d’émotions et de lutte, et enfin une idylle, Adam und Eva (Adam et Ève), une idylle charmante où l’on s’étonne de ne plus rencontrer que sérénité, calme, amour et douce rêverie. L’auteur se trouvait sur le lac de Genève : son âme réfléchissait la limpidité des eaux et du ciel. Au printemps de 1850, il part pour l’Angleterre, visite l’Irlande, l’Écosse, la Hollande, et revient à Paris par la Belgique. À la fin de cette même année paraissent Schatten (Ombres), recueil de contes poétiques, ainsi qu’une troisième édition de Kelch und Schwert. L’été suivant, il parcourt le midi de la France, d’où il rapporte deux volumes sur la Provence et le Languedoc. La guerre d’Orient éclate ; il s’embarque pour la Turquie à la suite des armées alliées, et se fait, dans la Gazette de Cologne, l’historien précis et animé de l’expédition. Les journaux allemands, anglais, français et même russes reproduisent sa correspondance. En 1855, il est de retour à Paris ; une maladie de dix-huit mois lui impose alors un repos nécessaire et pénible après tant d’agitations, de courses, de fatigues et de travaux. Mais, pour se dédommager de ce calme forcé, pour l’oublier du moins un peu, il rassemble ses souvenirs de vie aventureuse et les publie en 1857 sous ce titre, qui est peut-être une raillerie à l’adresse de sa destinée présente : Erzahlungen eines Unstœten (Récits d’un poète errant). En attendant qu’il puisse de nouveau repartir, il attache encore son nom à la traduction allemande des poésies du Hongrois Pétœfi, ainsi qu’à celle des chants populaires de notre Bretagne.

N’avais-je pas raison de dire tout à l’heure que j’allais esquisser l’odyssée de M. Maurice Hartmann ? Voilà, j’espère, un poète d’action et qui sait à propos quitter l’action pour la rêverie. C’est ainsi que la méditation, la contemplation des tableaux variés de la nature et la rude école des événements devaient rapidement développer et mûrir un talent déjà si bien doué dès le berceau. M. Maurice Hartmann est aujourd’hui dans la plénitude de sa force ; il dispose d’un instrument poétique muni de toutes les cordes et d’une sonorité qui ne laisse rien à désirer ; il n’est pas homme à en tirer de fausses notes : ses différentes compositions prouvent que chez lui l’artiste sait se maintenir constamment au niveau du poète.

À quelles citations m’arrêter dans l’œuvre lyrique de M. Maurice Hartmann ? Il possède les meilleures qualités des poètes qui honorent l’école moderne en Allemagne ; il est au nombre de ses plus vaillantes recrues. Il a la grâce, il a le rhythme, il a surtout le sentiment de la réalité et de la vie. Ses moindres chansons sont un drame ; sa poésie est un vivace et brillant rejeton de l’arbre qui symbolise le lyrisme contemporain. La fée mélodieuse qui a présidé à sa naissance lui a fait, parmi tant de dons précieux, un présent plus rare encore, elle lui a donné le pouvoir de devenir un poète original en allumant son inspiration au génie de son pays natal, de la Bohème. C’est cette fibre nationale qui a vibré d’abord, qui continue de vibrer plus particulièrement dans ses vers. Et, puisque nous indiquons ce caractère distinctif de son talent, traduisons ici une pièce qui a surtout contribué à le faire connaître, une pièce qui le rendit populaire dès ses débuts, car il débutait par un chef-d’œuvre :


Les paysans de la Bohême

Assis côte à côte dans une misérable auberge, ils ont devant eux un verre rempli de la chère liqueur du houblon ; pour payer du vin, l’argent leur manque.

Ils sont assis côte à côte, dans un cercle étroit, de courtes pipes serrées entre leurs doigts nerveux. Au dehors, hurlent les chiens du village dont les aboiements font frissonner le pauvre voyageur.

Les bonnets s’inclinent de plus en plus, et les coudes se serrent ; les yeux s’enflamment et lancent des éclairs ; les verres se remplissent et se heurtent coup sur coup.

Car ils prêtent une oreille attentive à la bouche éloquente d’un compagnon : ce compagnon est revenu de Vienne aujourd’hui même, et voilà déjà plusieurs heures qu’il raconte.

C’est qu’aussi il a bien des merveilles à narrer : il a vu l’empereur en personne dans une voiture d’or traînée par six chevaux !

Il parle du vieux burg aux sombres murailles ; il assure que toutes les maisons sont en pierre ; il s’étonne à la fois de la cherté du pain et de la bière, et du bas prix du vin précieux.

Et, poursuivant son récit :

Un moine, dit-il, m’a conduit sous terre dans les caveaux où même les empereurs tombent en poussière quand les appelle le Dieu tout-puissant.

Tous les cercueils des anciens jours, jusqu’à celui de François, je les ai tous vus tels qu’enchâssés dans l’argent et l’or ils sont alignés là dans un ordre funèbre.

Un seul parmi tous ces cercueils manque de blason et d’airain émaillé ; sans pompe (ainsi l’a voulu le défunt), mais dans sa simplicité pure, doit reposer là son noble cœur.

Ah ! comme je sentis se serrer ma poitrine quand le pieux moine ajouta :

Là-dedans gît notre père à tous, l’empereur Joseph gît dans ce tombeau !

Ces mots font sourire les paysans d’un air de doute :

Bah ! s’écrient-ils à l’unisson, c’est un mannequin qu’on a placé dans ce trou, et tu en auras été pour tes frais de douleur crédule : l’empereur Joseph n’est pas mort, l’empereur Joseph vit toujours.

Mais la parole du moine ?

Le moine t’a trompé ; c’est un jésuite qui a juré de mentir.

Mais cinquante ans se sont écoulés.

Veux-tu bien te taire, mécréant maudit !

Par saint Népomucène ! l’empereur aurait aujourd’hui plus de cent ans ! Et n’est-ce donc pas encore une preuve certaine de sa mort que ce cercueil modeste où l’on dit qu’il repose, ce cercueil simple et sans fard comme lui ?

À la porte ! le misérable coquin ! qu’on l’écrase, cette engeance impie ! s’écrient les paysans ivres d’indignation et les yeux flamboyants de fureur.

Ils le saisissent et le jettent hors de l’auberge ; puis ils retournent plus calmes à leurs verres. On entend encore gronder par moments des imprécations sourdes ; leur sauvage regard continue de lancer des flammes.

À la fin, cependant, ces vagues soulevées s’apaisent ; ils s’arrêtent silencieux et se prennent à réfléchir. Alors seulement ils commencent à peser avec calme les moindres paroles de leur imprudent compagnon.

Cinquante ans ! murmure l’un d’eux, cinquante ans ! c’est un long intervalle !

Puis un autre :

Et dire que c’est justement son cercueil qui est si simple et si dépourvu d’ornements !

Puis un troisième :

Ne sommes-nous pas esclaves ? ne sommes-nous pas toujours les esclaves corvéables de nos prêtres et de nos comtes ?

Ton garçon n’est-il pas encore toujours étendu honteusement sous les verges de la caserne ? Ta fille n’est-elle pas ignominieusement destinée aux plaisirs des nobles seigneurs futurs ?

Peux-tu prier selon ton choix ou ta volonté ? Mangeons-nous autre chose que du pain noir ? Ne sommes-nous pas orphelins et foulés aux pieds ? Ah ! l’empereur Joseph est mort ! il est mort !

Il est mort !

Ils poussent tous ce cri avec des gémissements et se découvrent la tête pour prier. Cinquante années ont dû s’écouler ; la misère et les douleurs ont dû venir pour qu’ils le crussent.


Quelle admirable composition ! quelle simplicité de mise en scène ! quel art de peindre et de graduer l’intérêt ! On voit ces paysans naïfs et crédules, comme si quelque énergique pinceau en avait jeté devant nous, sur la toile, les rudes et farouches visages. On sent monter le flot bouillonnant de la colère, et l’on s’y laisse presque entraîner ; puis, quand toute cette colère lentement amassée éclate, et qu’un silence solennel, le silence de la réflexion succède enfin, on respire plus à l’aise, et l’on est porté, comme par un reflux naturel, vers le dénoûment. Telle est la magie du talent : c’est le secret des vrais poètes.

On s’explique sans peine le succès d’un pareil morceau, ballade ou chanson épique, quel qu’en soit le nom. La Bohême surtout en fut émue, et il n’est pas étonnant que l’Autriche en ait pris ombrage. J’ai dit plus haut qu’elle conserva rancune au poète : le poète avait frappé juste, il avait touché au vif le sentiment populaire. L’empereur Joseph II, le philosophe réformateur, était resté dans la mémoire et dans le cœur du peuple : pour lui, l’empereur Joseph n’était pas mort ; il ne pouvait, il ne devait pas mourir. La France de notre époque a vu se reproduire ce sentiment : l’imagination de nos campagnes, si profondément ébranlée par la gloire de Napoléon, pouvait-elle se résoudre à croire, bien des années même après sa mort, que son héros avait cessé de vivre ?

Je pourrais arrêter ici mon ébauche, car cette pièce suffit pour donner la mesure du poète, et je dois, tant la matière abonde, me borner à des ébauches. Mais M. Maurice Hartmann aurait peut-être le droit de me reprocher de n’avoir révélé que le côté viril de son inspiration. Les vers suivants en dévoileront le côté gracieux. Ils sont tirés de cette fraîche idylle d’Adam et Ève qu’après les vaines agitations de la politique il sut heureusement puiser dans les ondes transparentes du lac de Genève.


La chanson du moine

Aujourd’hui, portant mes regards hors de ma cellule, j’ai vu un oiseau bleu qui bâtissait son petit nid contre le mur.

Il apportait tour à tour dans son bec des parcelles de terre, des plumes, des brins d’herbe, et gazouillait, en travaillant ainsi, de pieuses chansons, de doux psaumes.

Et j’eus grand soin de me tenir coi, de peur de troubler le laborieux oiseau.

Et je me promettais de ne pas manquer, à la prochaine aurore, de préparer sa nourriture, de pourvoir à tous ses besoins.

Il me semblait déjà le voir, dans une charmante familiarité, venir, à ma voix, se poser sur les treillages de ma fenêtre.

Mais il avait dû lire au fond de mes regards, car il s’enfuit aussitôt et ne revint plus.

Hélas ! pensai-je alors, sont-ils donc si méchants les regards de l’homme, si méchants, qu’ils fassent fuir jusqu’à ce petit oiseau ?

L’amour même ne peut-il en adoucir le rayonnement fatal, de manière à ne pas troubler du moins cette frêle créature ?

Et pourtant, n’est-ce pas l’œil qui dit quelles intentions, bonnes ou mauvaises, porte en soi notre âme ?

Voilà justement pourquoi l’oiseau s’est enfui sans retard : Dieu lui a donné le pressentiment du malheur qui le menace !

Nul doute qu’avec amour j’en aurais pris soin ; peut-être l’aurais-je nourri tout un mois comme le libre compagnon de ma solitude.

Mais à la fin aurait surgi en moi quelque mauvaise pensée, et il serait devenu captif dans une sombre cage.

Tu as bien fait, petit oiseau, tu as bien fait de t’envoler au loin dans les bois verts ; car j’aurais fini par te tromper.


Le dernier recueil de M. Maurice Hartmann n’est pas moins empreint de sérénité, bien que les tristesses de l’exil y soupirent à maint endroit. Mais ces tristesses, je le répète à dessein, s’expriment ici par des soupirs et non par des plaintes, encore moins par des menaces. C’est une mélancolie harmonieuse, pareille à cette pluie odorante et chaude qui tombe lorsque ne gronde plus l’orage, et qui emprunte aux couleurs de l’arc-en-ciel je ne sais quel attrait mystérieux.

Le titre lui-même de ce récent volume réveille une idée mélancolique : Colchiques (Zeitlosen). Cette fleur d’un violet pâle, qui s’ouvre de préférence en automne, au milieu des herbes humides et déjà fanées, cette dernière étoile des prairies que noieront bientôt les pluies et les brouillards de novembre, symbolise parfaitement l’époque de la vie où l’âme se tourne vers des horizons plus sévères. Si les années n’autorisaient pas encore M. Hartmann à choisir un pareil symbole, il en a puisé le droit dans la maturité précoce que donne la rude école des désenchantements et des épreuves. Une portion considérable de son livre justifie d’ailleurs pleinement son titre, car le reste, composé de ballades, de légendes, de récits plus ou moins épiques et de traductions, n’est pas personnel à l’auteur. Doué d’un goût littéraire très-délicat, M. Hartmann n’est pas exposé à confondre les genres, et dans son œuvre, pour employer les termes de l’école allemande à propos d’un poète de race germanique, le subjectif et l’objectif sont nettement distincts. Quand déroule un récit dans lequel il ne joue pas directement un rôle, il se garde bien d’y mêler son individualité, à quelque titre que ce soit. Aussi toutes ses narrations se hâtent-elles avec un intérêt progressif vers le dénoûment. Il raconte en homme qui connaît son métier, mêlant à point et dans une juste mesure, le fantastique au réel. On sent, à l’entendre, qu’il a été un grand écouteur de contes dans son enfance, et sur une terre où la réalité même est souvent enveloppée de merveilleux. La première page des Colchiques confirme, au surplus, toutes les suppositions à cet égard. Laissons parler le poète :


J’avais une nourrice, une bonne et chère nourrice, qui tenait toujours des milliers de contes en réserve.

Elle en savait long sur les princes enchantés, sur les arbres qui chantent, sans parler de ceux où pendent à foison les gâteaux.

C’étaient des palais engloutis qu’on voit briller au fond des mers ; ou des jeunes femmes victimes d’un charme, assises immobiles au milieu des perles.

Ou bien encore des poissons juchés sur des jambes gigantesques, qui se promènent d’un air grave et qui, la nuit, se penchent pour regarder dans la Bible ouverte devant le guetteur assis au sommet de la tour.

C’étaient aussi des oiseaux sans pieds, prenant toujours plus haut leur essor, jusqu’à ce qu’enfin leur tête perce la voûte azurée du ciel.


Après ce prologue, viennent des poèmes narratifs, Erzahlende gedichte, dont l’auteur emprunte les sujets un peu partout ; à la France : Pyrénées (Pyranus) ; à l’Arabie, les Perlen (Die Perlen) ; à la Bohême, la Lampe (Die Lampe) ; à l’Angleterre, Walter Raleigh ; enfin à des civilisations et à des peuples différents, et le contraste des couleurs et des caractères donne à cette partie du volume une intéressante diversité. Le poète se place ensuite sur le terrain purement lyrique ; mais, avant de faire résonner ses impressions propres, les fibres intimes et palpitantes, toutes les voix secrètes, douces, grondantes et passionnées du désir, de la douleur, de l’amour ou du rêve, il se recueille religieusement, et prélude par trois symphonies où il essaye les notes qui retentiront tour à tour, avec plus de sonorité et d’ampleur, dans le concert qui doit suivre. Ces symphonies ouvrent de larges ailes ; on sent que le souffle de l’inspiration est là, que le poète est entraîné par les flots harmonieux, et on se berce avec lui dans la douce mélopée de ses vers. En général les pensées et les sentiments exprimés par cette savante, par cette débordante musique, sont d’une élévation soutenue ; mais la seconde symphonie, consacrée à la glorification de la douceur pudique, de la candeur, symbolisées par la violette, contient quelques passages où l’auteur, peut-être pour montrer la portée de son instrument, me paraît avoir dépassé les limites naturelles de son sujet. Il n’est pas nécessaire, en effet, pour célébrer le charme ingénu de la violette, de s’écrier d’un ton un peu déclamatoire : « Ô toi que chanta le fils de la déesse, le fils au loin rayonnant, et la gloire immortelle d’Ilion, et ce malheureux roi errant de mers en mers, maître, demi-dieu, dieu, Homère enfin, ce n’est pas toi que j’admire ! mais j’aime le cher inconnu qui trouva la première violette, etc. » Il y a certainement là une fausse note.

J’ouvre le cycle intime du poète, et j’y trouve des pages gracieuses, souvent empreintes d’une tristesse qui n’est pas sans charme. Par exemple :


convalescence

Le soleil arrive enfin, et déjà s’assoupissent mes souffrances. Mais non, c’est une femme à la chevelure dorée ; elle pose sa main sur mon cœur, et sentant mon pouls s’engourdir, elle me tend un breuvage dans sa coupe d’or.

Elle marche silencieusement sur des sandales de velours ; je la vois, mais il semble que ce ne soit qu’à travers des flocons de brume. — Voilà maintenant qu’elle s’assied dans un coin et que, sur sa quenouille, elle file mes jours avec de doux rayons.

Est-ce toi, ô parque fatale ! qui tiens dans tes mains la trame de ma vie ? Les cris de mon âme auraient donc été entendus ! Arrives-tu de bien loin ? Oh ! n’est-ce pas plutôt toi, Marie ?

Mais n’es-tu pas plutôt encore la Norne qui préside à mes destinées ? — La chevelure d’or couvre la couronne d’épines : ah ! je te reconnais, tu es la Mélancolie !


Les femmes, les enfants et les fleurs lui inspirent des chansons pleines de tendresse, de fraîcheur, et souvent profondes ; et, dans cet ordre de compositions, il se montre un légitime héritier des Minnesingers. Les races germaniques ont eu de tout temps une vénération particulière pour la femme ; c’est à la femme que la religion d’Odin confiait la serpe d’or destinée à faucher le gui sacré. Elle était et elle est restée prêtresse. M. Maurice Hartmann n’en parle jamais qu’avec une émotion presque pieuse. Voici quatre vers de lui qui démontreront quelle importance il attache à l’influence de la femme sur les destinées humaines :


La femme est la lune du cœur.
En mal comme en bien.
Dans la joie comme dans la peine,
C’est elle qui produit le flux et le reflux.


Et l’amour, ce feu sacré, cette folie sacrée des poètes, qu’en dit M. Hartmann ? Écoutez-le :


Les abeilles partent pour butiner et elles volètent çà et là ; mais voilà qu’une clochette les rappelle — et elles font leur miel. De même, tu projettes de parcourir et de remplir de toi le monde entier ; mais voilà qu’une chanson d’amour résonne, et tu reviens, n’ayant plus d’autre souci, d’autre besoin que d’aimer.


Est-il nécessaire d’en dire davantage sur l’amour, et qu’en pourrait-on dire de plus concluant ?

Traduisons maintenant une poésie consacrée à l’enfance :


le retour

Je marchais vers la rive, le cœur gonflé de désir : c’est la mer, la mer que je vais revoir.

Après une longue séparation, je reviens enfin et je vais la revoir, la mer, la mer !

J’arrivai sur le bord ; dans le sable était assis un enfant. Il jouait avec les coquillages, et dans ses cheveux se jouait le vent.

Une tête bouclée, un visage gracieux, couronné, éclairé des doux rayons du couchant !

Un enfant qui joue ! c’est une image non rapetissée de la grande mer, où le couchant allume ses lueurs.

Je contemplai ce spectacle, et malgré ma longue et pénible séparation, j’oubliai la mer.

Je restai là à le contempler, jusqu’à ce que soleil, mer, terre et dernières splendeurs du couchant eussent disparu dans la nuit.


Les pièces courtes, vives, scintillantes, les pièces-colibri sont en grand nombre dans ce recueil, et M. Hartmann sait leur donner une forme accomplie. De semblables perles font le désespoir des traducteurs, surtout des traducteurs français. Il n’en est pas de même en Allemagne, et M. Hartmann le prouve en faisant, cette fois encore, passer dans la littérature de son pays, des inspirations fort originales empruntées à des littératures étrangères, notamment à des poètes espagnols et bulgares. La langue allemande est comme un grand caravansérail où les chefs-d’œuvre des autres langues trouvent facilement leur place, et ne tardent pas à s’acclimater. Il y a surtout une fort jolie chanson bulgare que l’auteur des Colchiques me semble avoir particulièrement réussie, et qui est, en outre, une pittoresque esquisse de mœurs locales : c’est la chanson de Dimitri. Je la néglige, à cause de son étendue, pour donner cette autre chanson bulgare, d’un ton si original :


Près de Silistrie est une fontaine ;
Près de la fontaine, au front d’un roc noir,
Sont gravés des mots qu’on peut encor voir ;
Mais pour les comprendre, on perdrait sa peine.

Un prophète, un jour (le flux des années
A noyé depuis ce vieux souvenir).
Un voyant, dont l’œil perçait l’avenir,
Prédit par ces mots nos deux destinées.

Car il écrivit que pour m’enflammer
Un jour tes beaux yeux sur moi devaient luire ;
Et, plus bas, sa main a pris soin d’écrire
Que toi-même, un jour, tu devras m’aimer.


Pour citer encore quelques compositions appartenant en propre à M. Hartmann, rien de moins banal, selon moi, que ces six vers, à la fois drame et tableau, où se cache une grande pensée philosophique :

Les deux gouttes de pluie

Deux gouttes de pluie, un lourd soir de juillet.
Frappaient aux carreaux d’un chaume sans volet,
Et l’une disait à sa sœur l’autre goutte :
— Pourquoi nous frappons, tu le sais bien sans doute ?
— C’est pour dire à ceux que torture la faim :
Les seigles sont mûrs, voici venir le pain !


Et cette autre fantaisie, cette mélancolique boutade de la vie des camps, n’a-t-elle pas aussi un caractère à part ?


Au bivouac

Bivouac et clair de lune ! Aventuriers des deux mondes sont là pêle-mêle étendus dans le bois et sous la tente. Un seul, un seul se tient à l’écart. — Amis éloignés, pensez à lui.

Bivouac et clair de lune ! Au loin retentit le cri des sentinelles ; plus près éclatent rires et chansons. Un seul, un seul ne se mêle pas à ces bruits joyeux. — Amis éloignés, pensez à lui.

Bivouac et clair de lune ! Et le brasier s’assoupit lentement, et les hommes aussi s’endorment successivement alentour. Un seul, un seul ne s’endort pas. — Amis éloignés, pensez à lui.


J’arrive au cœur du livre, je pourrais aussi bien dire au cœur du poète ; j’arrive à l’épopée de l’exil, à la série de poëmes qui se déroule de la page 215 à la page 245. C’est la plainte du proscrit, et c’en est aussi l’odyssée. Retour furtif et périlleux dans la patrie, pieuses remembrances du passé, ineffable douceur du seuil domestique qu’on peut enfin revoir après tant de jours amers, puis fuite nouvelle, pour né pas compromettre de chères existences, fuite, hélas ! aussi prompte, aussi furtive qu’avait été le retour, mais que ne soutient plus cette fois l’espoir d’embrasser bientôt ceux qu’on aime, tels sont les sujets pour lesquels le poète a réservé toutes les délicatesses et tous les prestiges de sa pensée et de son talent. À mon sens, jamais M. Maurice Hartmann ne s’était élevé si haut, et, je ne crains pas de me tromper en le disant, si l’avenir, ce que je redoute peu, devait oublier une grande partie de ses œuvres, ces pages au moins, ces pages sacrées resteront. Il faudrait les traduire en entier. Je dois me borner à quelques strophes.


Dans la patrie

Sous le scintillement de la rosée matinale, la terre brillait d’une limpide clarté ; j’étais assis devant la maison de ma mère, et j’attendais seul ainsi sur le seuil.

Les fenêtres étaient encore fermées, fermées toutes les portes, et mes larmes coulaient, coulaient si fort et avec tant de douceur !

Je ne voulais pas précipiter son réveil, je ne voulais pas la tirer de ce précieux oubli de ses peines, elle qui si souvent, à cause de moi, passa de longues nuits à pleurer.

On dit que le sommeil matinal donne des forces pour les fatigues et pour les soucis du jour : — qu’il lui donne cette fois des forces pour supporter le bonheur !

Et, tremblant d’émotion, j’appliquai mes lèvres brûlantes sur le pas de la porte : nul doute, en effet, qu’hier encore son pied n’ait foulé cette pierre !

C’est sur ce même seuil que se tiennent les affligés et les indigents, qui reprennent espoir dès qu’ils peuvent tourner leurs regards vers son front serein et compatissant.

Combien de fois ne l’ai-je pas vue ainsi distribuant ses dons, et par quelques accents de sa voix angélique, de sa voix plus efficace que tous les remèdes, guérissant instantanément les maux de l’âme et du corps !

Oh ! s’il m’a été doux de me dévouer et de souffrir pour tous ces membres grelottants et sanglants de Jésus-Christ, je sais bien à qui doit en monter ma reconnaissance, je sais bien pourquoi ma pitié ne s’est jamais refroidie !

Et si deux étincelles d’amour ont embrasé cette poitrine et ne doivent s’éteindre qu’avec ma vie, je n’ignore pas non plus de quel foyer elles ont jailli, et de quelle âme !

Je chante la femme simple et modeste, la femme qui serait tout étonnée et même inquiète d’entendre ainsi glorifier sa vertu ; et pendant que je trace ces lignes, mes larmes, deux torrents de larmes, inondent mon papier.


Je m’arrête. Qu’ajouter, au surplus, qui n’affaiblisse l’effet d’une inspiration aussi touchante ? Sous l’émotion de sentiments exprimés avec tant d’effusion communicative, tant de profondeur et de pieux attendrissement, on ne peut plus, on ne sait plus qu’admirer le poète et que l’aimer.