Poulet-Malassis et De Broise (p. 179-189).

CHAPITRE 8



POÉSIES TRADUITES DE HENRI HEINE[1]


Il est temps d’en finir avec les vieilles, les perfides chansons ; il est temps de les enterrer avec les rêves trompeurs et funestes. — Allez donc me chercher un grand cercueil !

J’ai mainte chose à y placer. Ne me demandez pas encore ce que ce sera. — Ce cercueil doit être plus grand, plus grand encore que le tonneau d’Heidelberg.

Puis apportez une civière formée de planches épaisses et dures. — Elle aussi doit être plus longue, plus longue encore que le pont de Mayence.

Enfin, allez me quérir douze géants. Ayez bien soin que ces géants soient plus robustes, plus robustes encore que le Saint Christophe que l’on voit dans le dôme de Cologne, au bord du Rhin.

C’est eux qui devront porter mon cercueil et l’ensevelir dans la mer profonde ; car pour un si grand cercueil, il faut un grand tombeau.

Maintenant, voulez-vous savoir pourquoi ce cercueil devra être si grand et ce qui le rendra si lourd ? — C’est que j’y placerai mon amour, c’est que j’y placerai ma douleur.

J’ai rêvé jadis d’amour brûlant et farouche, de jolies boucles, de myrtes et de résédas, de lèvres douces et de paroles amères, de sombres chansons exhalées en sombres mélodies.

Depuis longtemps mes rêves se sont flétris et dispersés. Oui, le cher essaim de mes visions s’est tout entier évanoui ! Il ne me reste que la lave bouillonnante que j’épanchai jadis en de molles rimes.

Tu m’es restée, chanson orpheline. Disperse-toi aussi maintenant ; vole à la poursuite de la vision qui depuis longtemps m’a délaissée, et parle-lui de moi si tu la retrouves. — À cette ombre légère, j’envoie une légère haleine.


Collines et burgs se mirent dans le clair miroir du Rhin, et ma barque glisse légère sur une douce pluie de rayons.

Calme et rêveur, je contemple le jeu des flots dorés qui s’agitent à peine ; je sens se réveiller doucement les pensées que j’avais ensevelies au fond de mon cœur.

La beauté du fleuve m’invite à y plonger par des agaceries charmantes et pleines de promesses ; mais je le connais : si sa surface brille, ses profondeurs cachent les ténèbres et la mort.

À la surface, volupté ; au fond, perfidie. Ô fleuve ! tu es l’image de celle que j’aime : elle aussi elle a de ces agaceries charmantes ! elle aussi elle sait sourire d’un air innocent et si doux !


Crois-moi, jolie pêcheuse, conduis ta barque vers le bord ; viens t’asseoir à mon côté et causons, la main dans la main. Pose sur mon cœur ta jolie tête et cesse de trembler ainsi : chaque jour ne te confies-tu pas sans crainte à la mer farouche ?

Mon cœur est de tous points semblable à la mer. Comme elle, il a ses abîmes et ses tempêtes ; mais dans ses profondeurs aussi repose mainte blanche perle.


Mes chants sont empoisonnés ? — Comment pourrait-il en être autrement ? N’as-tu pas, en effet, versé le poison dans ma vie à peine en fleur ?

Mes chants sont empoisonnés ? — Comment pourrait-il en être autrement ? Je porte dans mon cœur une foule de serpents ; je t’y porte, mon cher amour !


L’ardent, le rapide été empourpre ta joue ; le morne et glacial hiver engourdit ton cœur.

Patience ! les choses changeront, ô femme trop aimée ! Bientôt l’hiver glacera tes joues, bientôt l’été consumera ton cœur.


Aux jours brillants de l’été, je me promène autour du jardin. Les fleurs chuchotent et parlent entr’elles ; mais moi, je marche muet.

Les fleurs chuchotent et se parlent en me regardant avec un air de pitié craintive. Je crois les entendre me dire : Ne fais pas de mal à nos sœurs, homme au visage sinistre et pâle !


C’est ici, je le vois, qu’ébloui par ses charmes,
J’eus tort de croire à ses serments :
Où jadis ont coulé ses hypocrites larmes.
Aujourd’hui rampent des serpents.


J’ai pleuré pendant mon sommeil : je rêvais que tu gisais dans la tombe. Je me réveillai, et pourtant les larmes coulèrent encore le long de mes joues.

J’ai pleuré pendant mon sommeil : je rêvais que tu m’abandonnais. Je me réveillai, et pourtant je versai longtemps encore des larmes amères.

J’ai pleuré pendant mon sommeil : je rêvais que tu continuais d’être bonne pour moi. Je me réveillai, et pourtant le torrent de mes larmes s’élance plus abondant toujours.


Pourquoi les roses sont-elles donc si pâles ? pourquoi ? Réponds, ô ma bien-aimée ! pourquoi parmi le vert gazon les violettes azurées sont-elles si muettes ?

Pourquoi si plaintive aujourd’hui la chanson de l’alouette perdue dans le ciel ? Pourquoi le calice des fleurs embaumées n’exhale-t-il qu’une vapeur funèbre ?

Pourquoi le soleil descend-il vers la prairie d’un air si froid et si triste ? Pourquoi donc la terre paraît-elle si grise, et muette comme un tombeau ?

Et moi-même, pourquoi suis-je si languissant et si sombre ? chère bien-aimée, pourquoi ? — Ô toi ! la meilleure partie de mon cœur, réponds : pourquoi m’avoir abandonné ?


La nuit était étendue sur mes yeux, le plomb était étendu sur ma bouche ; le front morne et le cœur glacé, j’étais étendu dans la tombe.

Combien de temps dura ce funèbre sommeil, je ne le saurais dire ; il me sembla que j’étais réveillé brusquement par quelqu’un qui frappait à mon cercueil :

— Ne veux-tu pas te lever, Henri ? Le jour éternel commence ; les morts ont quitté leurs linceuls ; voici l’aube de la félicité qui ne doit pas finir.

— Cher amour, je ne saurais me lever ; les ténèbres voilent encore toujours mes yeux. J’ai tant pleuré qu’ils se sont éteints pour jamais.

— Je veux, sous mes baisers, Henri, dissiper la nuit de tes yeux : tu pourras contempler la beauté des anges et les splendeurs du ciel.

— Cher amour, je ne saurais me lever ; la place n’a pas cessé de saigner où tu me perças le cœur par un mot cruel.

— Le plus doucement que je pourrai, Henri, je poserai ma main sur ton cœur, et soudain sa blessure se fermera et toutes ses douleurs s’évanouiront.

— Cher amour, je ne saurais me lever ; le sang jaillit toujours aussi de ma tête depuis cette balle que je m’y tirai, dans le désespoir où me jeta ta perte.

— Avec mes cheveux, Henri, je veux panser la blessure de ta tête, et soudain ton sang cessera de couler, et les forces te reviendront.

Elle me suppliait d’une voix si douce, si caressante, que je ne pus lui résister plus longtemps. J’essayai donc de me lever et de faire un pas vers ma bien-aimée.

Mais aussitôt mes plaies se rouvrirent, et un double ruisseau de sang jaillit avec force de mon front et de ma poitrine.

— J’étais réveillé.


à ma mère
I

Je suis habitué à porter très-haut la tête ; mon esprit lui-même est un peu raide et rebelle ; si le roi en personne me regardait en face, il ne me ferait pas baisser les yeux.

Et pourtant, chère mère, je le dirai franchement, mon orgueil a beau se gonfler et se guinder à l’indépendance, souvent en ta douce et sainte présence une crainte respectueuse me saisit.

Est-ce ton esprit qui me dompte en secret, ton esprit supérieur qui pénètre tout avec hardiesse, et s’élève d’une aile lumineuse jusqu’aux célestes hauteurs ?

Ou suis-je écrasé par le souvenir des chagrins dont j’ai rempli ton cœur, ce noble et tendre cœur qui m’a tant aimé ?


II


Séduit par un rêve insensé, je t’ai quittée autrefois ; je voulais aller jusqu’au bout du monde, et je voulais voir si je trouverais l’amour, impatient de l’embrasser d’une étreinte ardente.

J’allais donc, cherchant l’amour dans toutes les rues ; j’étendais des mains suppliantes devant chaque porte, et je mendiais un peu d’amour. — Mais partout on m’accueillait avec un sourire moqueur, et je ne récoltais que la haine.

Et je m’égarai de plus en plus à la recherche de l’amour, toujours de l’amour ; mais cet amour, hélas ! je ne le trouvai jamais, et je revins sous le toit paternel, l’âme et le corps malades.

Mais, au moment où j’allais franchir le seuil, tu t’élanças à ma rencontre, chère mère ; — et ce qu’alors je vis briller dans tes yeux, ah ! c’était cet amour, ce doux et profond amour si longtemps cherché.


le chevalier blessé

Je sais une vieille ballade qui résonne lugubre et sombre : Un chevalier portait au cœur blessure d’amour ; mais celle qu’il aimait trahit sa foi.

Il lui fallut donc mépriser comme déloyale la dame si chère à son cœur ; il lui fallut donc rougir de l’amour qu’il avait si longtemps vénéré dans son cœur.

Fidèle aux lois chevaleresques, il descendit dans la lice et défia les chevaliers au combat :

— Que celui-là s’apprête à combattre qui accusera ma dame d’avoir entaché son hermine !

Personne ne répondit à ces paroles, personne — excepté son propre cœur. Ce fut donc contre ce cœur gros de soupirs qu’il dut diriger le fer de sa lance.


prologue d’idylle


Habits noirs et bas de soie, manchettes si blanches et si galantes ! paroles si douces, embrassades si tendres ! — Ah ! si seulement vous aviez un cœur !

Un cœur dans la poitrine, un amour chaud dans le cœur ! — En vérité, vous me faites mourir par toutes ces grimaces de bienveillance menteuse !

Je veux monter sur la montagne où se trouvent les chaumières pieuses, où la poitrine s’ouvre et respire en liberté, ou soufflent de fraîches et libres haleines.

Je veux monter sur la montagne où se dressent les sombres sapins, où les ruisseaux murmurent, où les oiseaux chantent, où planent avec orgueil les nues indomptées.

Adieu donc, piliers si polis, messieurs si polis, dames si polies ! Je veux monter sur la montagne et, de là haut, sourire en vous regardant.


Pourquoi tout mon sang bouillonne-t-il ainsi ? Pourquoi ces flammes farouches qui dévorent mon cœur ? Mon sang brûle, fermente et me suffoque ; mon cœur irrité se fond en laves frémissantes.

Mon sang fermente, bouillonne et me suffoque, parce que j’ai fait un mauvais rêve.

Je me trouvais transporté dans une maison étincelante de lumière, où retentissaient accords mélodieux d’instruments et cris de fête. À travers les fenêtres, lustres et flambeaux brillaient. Je franchis le seuil et j’entrai dans la salle.

C’était une joyeuse fête de noces ; autour de la table siégeaient les gais convives. Et quand je portai les yeux sur l’heureux couple : — Ô douleur ! celle que j’aime était la fiancée !

Celle que j’aime du meilleur de mon âme ! Un inconnu était le fiancé. J’allai me poster immobile et muet derrière la place d’honneur de la jeune fille.

Le fiancé remplit son verre, en but la moitié, puis le présenta d’un air tendre à sa future. Elle accepta avec un doux sourire. — Ô douleur ! c’est mon meilleur sang qu’elle but alors !

La future prit ensuite une jolie petite pomme, et la présenta à son fiancé. Il prit son couteau et la fendit en deux. — Ô douleur ! c’est mon cœur qu’alors il perça !

Ils se regardèrent longtemps, longtemps avec de doux yeux ; puis le fiancé l’entoura de ses deux bras et déposa un baiser sur sa joue empourprée. — Ô douleur ! c’est la froide mort qui alors m’embrassa !

Il semblait que ma langue se fût métamorphosée en plomb dans ma bouche, et je ne pus articuler une parole. Puis, la musique et le bruit redoublant, les danses commencèrent : le couple, dans ses habits de fête, ouvrit la marche.

Et tandis que je restais là — debout et immobile comme un fantôme, les danseurs nouèrent leurs rondes vives et folâtres autour de moi. En ce moment, le fiancé glissa quelques mots dans l’oreille de sa fiancée, qui rougit, mais sans se fâcher.


la maison du garde


La nuit est humide et orageuse ; le ciel n’a pas une étoile. Dans la forêt, sous les arbres frémissants, j’erre çà et là silencieux.

Au loin, dans la maison solitaire du garde, scintille une petite lumière. Je me garderai bien d’y entrer : tout y semble par trop sinistre !

La grand’mère aveugle est assise là dans son fauteuil de cuir, immobile et raide comme une statue de pierre, — et elle ne prononce pas un seul mot.

Le fils du garde, au poil roux, arpente la chambre en tous sens, et sa bouche vomit des imprécations, et il jette sa carabine contre le mur, et il grince mille imprécations de colère et de rage.

Quant à la jolie fileuse, elle pleure, elle humecte son lin avec ses larmes : sur ses pieds se presse en gémissant le blaireau du père.


le presbytère


Le pâle croissant d’automne s’échappe lentement des nuages ; seul au milieu du cimetière se dresse le presbytère silencieux.

La mère est occupée à lire dans la Bible ; le garçon baille à la lumière ; l’ainée des filles étend ses membres assoupis ; la plus jeune dit :

— Ah ! Dieu ! je sais quelqu’un pour qui les journées sont bien longues ! Sauf la chance, trop rare, d’un enterrement, nos yeux ici n’ont rien à voir !

La mère reprit, au milieu de sa lecture : — Tu te trompes, il n’en est mort que quatre depuis que ton père a été enterré, là, près de la porte du cimetière.

L’aînée des filles se prit à bâiller : — Décidément, je ne veux pas mourir de faim près de vous ; j’irai demain trouver le comte : on sait qu’il est amoureux autant que riche !

À son tour le garçon dit en riant : — Trois chasseurs trinquent présentement à l’Étoile : — Ceux-là ne sont pas gênés pour battre monnaie ; ils m’enseigneront comment on s’y prend !

À ces mots, la mère, lançant sa Bible à travers le maigre visage de son fils : — Tu veux donc, maudit garnement, devenir un voleur de grands chemins.

En ce moment, ils entendirent heurter à la fenêtre, et ils virent une main qui faisait signe. — L’ombre du père se tenait là debout, dans ses noirs habits de prêcheur.


dans le harz


Sur la montagne se dresse une hutte où demeure le vieux mineur.

Là murmure le vert sapin ; là resplendit l’or de la lune.

Dans la hutte est un fauteuil, richement sculpté et vraiment magique. Celui qui s’y trouve assis est un être heureux, et cet être heureux, c’est moi !

Sur l’escalier se tient la petite, le bras appuyé sur mon épaule ; ses yeux semblent deux étoiles d’azur ; sa bouche semble une rose de pourpre !

Et ces chères étoiles d’azur me regardent d’un air céleste ! et elle pose malicieusement son doigt de lis sur cette rose de pourpre.

Non, la mère ne vous voit point, puisqu’elle file avec une grande application ; et le père pince de la guitare, et il chante les vieux refrains.

Et la petite chuchote doucement, doucement, de sa voix la plus basse, et je connais bientôt ainsi plus d’un secret important :

— Mais depuis que la tante est morte, nous ne pouvons plus aller à la foire de Goslar, et là tout est si merveilleux !

En revanche, ici, l’on se trouve bien seul sur cette froide crête de montagne, et, l’hiver, nous sommes vraiment comme enterrés dans la neige !

Et je suis une pauvre fille craintive, et j’ai peur, comme un enfant, des malins esprits des morts, qui la nuit se mettent en campagne.

Tout à coup se tait la charmante petite, comme effrayée de ses propres paroles, et, dans son effroi, elle a couvert ses yeux de ses mains.

Plus haut résonne au dehors le frémissement des sapins, et le rouet ronfle et bourdonne, et la guitare tinte de son côté et le vieux refrain fredonne :

« N’aie pas peur, aimable enfant, n’aie pas peur des malins esprits ;

» Jour et nuit ; aimable enfant, les anges veillent autour de toi. »



  1. Voir dans la précédente série mon article sur ce poète.