Poulet-Malassis et De Broise (p. 155-176).

CHAPITRE 7



LE COMTE DE PLATEN ET L’ITALIE

(ses épigrammes, ses odes et ses églogues)




à théophile gautier


En écrivant ce chapitre, mon cher poète, je me suis souvenu que vous m’aviez demandé un jour de traduire encore du Platen.
n. m.


La renommée du comte de Platen aura le sort des vins généreux : elle gagnera en vieillissant. Les qualités élevées de ce poète dépassent le niveau de la foule. Pour le comprendre, pour le bien goûter, il faut un sentiment du noble et du beau qui n’appartient qu’à l’élite des esprits : encore ne l’appréciera-t-on à toute sa valeur que si l’on a développé en soi cette faculté par l’étude intelligente et sympathique des chefs-d’œuvre. Platen connaissait à fond les maîtres immortels de tous les temps, non-seulement dans la poésie écrite, mais encore dans l’architecture, dans la musique, dans la sculpture et la peinture. L’admirateur bien inspiré de Brunelleschi, de Palladio, de Cimarosa, de Raphaël, du Titien, se révèle dans ses vers, non moins que le fervent émule de Pindare et de Théocrite. Son génie n’aspirait qu’aux grandes choses ; aussi voulut-il vivre et mourir en Italie, au milieu des souvenirs d’un passé gigantesque, dans la majestueuse solitude de ces ruines, en face de ces vastes et mélancoliques horizons.

Cette élévation constante du génie de Platen devait nuire à sa popularité ; quelques grains de folle gaieté, quelques trivialités narquoises eussent mieux poussé sa réputation, surtout en France. Voyez l’exemple de Henri Heine. À côté de la muse de Platen, qu’on peut comparer à la Vénus de Milo, la muse de Heine n’apparaît à certains initiés que comme une grisette sentimentale et railleuse qui aurait lu avec profit Rabelais et Don Juan. C’est le jugement qu’en a porté Platen lui-même, et il lui appartenait mieux qu’à personne de le formuler. Platen et Heine différaient d’ailleurs si complètement par la nature de leur talent et de leur inspiration, qu’ils étaient antipathiques l’un à l’autre, et que des susceptibilités d’amour-propre les rendirent bientôt ennemis.

Mais je ne veux parler aujourd’hui que des épigrammes de Platen sur l’Italie. Est-il nécessaire de rappeler à cette occasion que le mot épigramme doit s’entendre ici dans le sens étymologique, en dehors de toute acception ou intention malicieuse ? Il s’agit de tout petits poëmes, composés, la plupart du temps, d’un ou de quelques distiques au plus, et où l’auteur enchâsse une pensée, une impression gaie ou triste, parfois même une simple réflexion. C’est, on le voit, un moule fort commode et toujours prêt pour le poète voyageur qui traverse un sol classique, et qui tient à condenser ses observations dans la forme précise du vers. Platen, dont l’érudition était aussi solide que variée, devait, en ce genre, grossir très-vite son butin. Il a composé des centaines d’épigrammes, et il y résume tantôt son enthousiasme de poète et d’artiste, tantôt ses opinions et ses sentiments de critique supérieur, de philosophe ou de citoyen. Nous pensons qu’il y a surtout intérêt à connaître ses jugements sur des sujets d’art et de poésie proprement dite. C’est en nous plaçant à ce point de vue que nous avons choisi dans son recueil les épigrammes suivantes.


Naples

Naples est éternellement belle et douce : quand la canicule décoche ses flèches de flamme, vous nous offrez un abri, coteaux aérés de Sorrente !


Pouzzoles

L’un préfère à tout Pompéi, l’autre Ischia, un troisième Portici, et j’en sais qui ne voient rien de comparable à Sorrente. Pour moi, j’aime mieux les ceps vermeils de Falerne ; rien n’égale, à mon avis, le calme divin du golfe de Baïa.


Villas à Frascati

C’est ici, dans l’éternelle verdure de ces voûtes ombreuses et profondes, c’est ici qu’un rimeur doit venir apprendre à rimer, un couple amoureux à aimer.

Mort de Machiavel

Bienheureux Machiavel ! tu mourus au moment même où Florence venait de reconquérir sa liberté, — qu’elle devait, hélas ! bientôt reperdre pour toujours.


Foire de Sinigaglia

Je vis peu de produits allemands, et rien que des jouets de Nurenberg. — Naïfs et délicats symboles de l’Allemagne, salut !


Situation d’Urbin

Comme pour lui faciliter bientôt la sereine ascension du ciel, le berceau de Raphaël avait été construit par delà les nues.


Saint-Vitale, à Ravenne

Haute rotonde, tu es un produit des temps de décadence ; mais à nous, barbares, tu sembles encore du pur antique.


Parini

Dante nous montre la vieille Italie dans sa force et dans sa grandeur ; Arioste nous montre l’Italie de l’époque intermédiaire dans son élégance et dans sa grâce ; mais ton pinceau, Parini, nous a dépeint l’Italie moderne : ta raillerie enjouée, fine et mordante, fait voir combien elle était déchue. Faut-il te blâmer de ce que ton siècle fut si petit ? — Il faut t’en louer plutôt : tu fus le poète réel de ton époque.


Consuls de la république de Saint-Marin

Lorsque je visitai ton église, on y procédait par l’élection, selon la coutume, au renouvellement des consuls annuels. — À vrai dire, ce n’était qu’un couple rustique, ni Caïus, ni César… — Mais ils promirent au peuple encore une année paisible.


Venise

Rome est lourde et trop bariolée ; Naples est un amas de maisons ; mais Venise paraît une ville complète.


Tombeau de Dante

Poète, longtemps ta cendre attendit l’honneur d’un monument ; elle attendit qu’enfin le lion de Venise régnât dans Ravenne : c’est alors que cette gracieuse chapelle te fut élevée par le noble Bembo, bien digne de devenir le père d’un plus illustre fils.


Les vénitiens

Le monde a vu jadis, il voit encore aujourd’hui des peuples marchands ; mais ce ne sont que des ramasseurs de monnaie. — Vous fûtes des héros, et vous avez dans l’âme cette immortelle grandeur qui éclaire la vie par les lumineuses images de l’art.


Victor Pisani

Lorsque, de la prison où l’avaient plongé ses calomniateurs, Victor sortit pour reprendre le commandement de la flotte, la foule, se pressant autour de lui, s’écria : Vive Pisani ! — Mais, se retournant vers la populace, il répondit : Des citoyens ne doivent proférer que ce seul cri : Vive Saint-Marc ! Quand donc vit-on jamais la république tolérer des clameurs d’esclaves ?

Double destination

Si la gondole vénitienne cache à merveille un couple amoureux, elle sait aussi, à l’heure des obsèques, se transformer en bière pour recevoir un cercueil.


les pigeons de saint-marc

Tout s’est évanoui ; cependant les pigeons de Saint-Marc viennent encore, comme aux beaux jours de la république, faire leur nid dans les hautes corniches du palais des doges : comme alors, on les voit encore, à l’heure de midi, s’abattre par bandes sur la place pour y picorer leur nourriture, errer, sautiller sans peur, çà et là parmi les piliers. Si ce n’est pas l’État qui les nourrit, de douces et prévoyantes mains s’acquittent encore de ce soin : aussi, pour eux, Venise est toujours la Venise d’autrefois.


coup d’œil en arrière

Tu m’apparais pleine de charmes, ô ville enivrante ! mais plus charmante encore apparus-tu naguère au jeune homme qui, d’un regard enflammé, recevait et donnait la vie ! Heureuse jeunesse ! dans l’âme de l’impressionnable rêveur toute sensation alors devient désir, toute pensée sensation !


fête de l’ascension

Souvent, avec les yeux de la pensée, je contemple cette fête splendide du printemps ; je vois la foule border en cercle la mer et les lagunes ; voici s’avancer solennellement le Bucentaure décoré avec pompe et portant le sénat ; des milliers de barques l’entourent, d’où s’exhalent les joyeux accords des instruments et des voix, et que couronnent à l’envi la verdure et les fleurs. Il vogue lentement, alourdi par tant d’or, malgré les efforts harmonieux des rames tombant en cadence. À sa rencontre, monté sur ton propre navire, tu t’empresses maintenant, ô patriarche ! tu verses dans la mer l’eau consécratrice, et répands ensuite les roses odorantes ; puis enfin, consommant de symboliques fiançailles, le doge lance son anneau dans les vagues azurées.

théodose

Tu arrachas pour toujours la ville du monde au culte païen, ô empereur ! et tu fis enlever la Victoire du milieu du sénat converti. — Hélas ! ce ne fut pas seulement son image sacrée qui alors s’éloigna de Rome, ce fut la Victoire elle-même. — Privée de ses dieux, la malheureuse ville devait s’affaisser rapidement et mourir.


la madone des prisons, à prato

Ami, Saint-Gall m’a construite, moi la plus petite des églises étrusques ; mais, si je ne me trompe, il m’a faite belle comme les plus belles.


architecture et poésie

Je définis l’architecture l’art du goût ; souvent, en effet, un poëme où le goût manque, peut plaire ; mais un édifice, jamais.


papauté

Si le génie n’était pas libre, ce serait une pensée grandiose qu’un monarque de la pensée régnant sur les âmes !


loyola

Luther était impuissant à opérer la ruine de l’Église ; mais ta rage fanatique, moine espagnol, y parvint.


tombeau d’alfieri

Digne entre les plus dignes, tu sommeilles où le génie qui créa la Chapelle Sixtine repose à côté de Machiavel.

vision de saint marc

Un jour, si la tradition est exacte, saint Marc naviguait à travers les lagunes, où la nuit vint le surprendre. Il attacha fortement sa barque à un poteau et s’endormit. Alors lui apparut un envoyé du Seigneur : Gloire à toi, Marc ! lui murmura la voix de l’ange, gloire à toi, car à cette même place où tu reposes, un temple magnifique doit s’élever pour honorer tes cendres pieusement recueillies, et la plus belle des villes se groupera alentour, une noble ville toute de marbre, qui se placera sous le patronage de ton nom. Gloire à toi ! Il t’appartenait de devenir le gonfalonier de cette ville que les flots étreignent de toutes parts.


vasari

Glorifier est une vertu. Plutarque de l’art, tu nous as conservé des faits plus beaux que ne les avait transmis la légende.


sculptures de donatello, à montepulciano

Si le mou Canova éveille le sentiment de l’antique, toi, Donato, ton austère et viril talent parle au cœur.


maison de campagne de napoléon à l’île d’elbe

Assise sur la haute terrasse, la fermière allaite son nourrisson là où jadis le conquérant engendra d’audacieuses pensées.


la place du dôme, à crémone

Six siècles se sont écoulés depuis lors ; mais tu croirais les avoir remontés en rêve, en te voyant partout environné des constructions de l’art gothique.

les cigales.

Achetez-moi, me criait naguère un enfant, achetez-moi ces gentilles cigales qui sautillent et chantent si gracieusement dans mon panier ! — Et déjà je rendais la liberté aux charmants petits poètes, sachant combien tout poète tient à la liberté.


J’arrête mes citations à ce joli tableau des cigales, qui me fournit enfin une image heureuse pour définir les épigrammes de Platen sur l’Italie. Ce sont bien, en effet, de gracieuses cigales, mélodieuses, sautillant en cadence, et qu’on croirait échappées de la corbeille du poète de Syracuse !

Essayons maintenant de traduire quelques unes des odes et des églogues également inspirées à Platen par l’Italie. Il ne sera peut-être pas sans intérêt, en ce moment où la question de l’indépendance nationale de la Péninsule a pour elle l’épée de la France, de voir comment s’exprimait sur ce sujet brûlant le poète de race germanique, l’officier, l’admirateur et l’ami du roi Louis de Bavière, cet autre poète attiré par le double rayon d’Athènes et de Rome.

Platen était, avant tout, un artiste altéré, jusqu’à en mourir, de l’insatiable soif d’enchâsser de nobles pensées dans le pur carrare de ses strophes. Fatigué des consonnes tudesques, du brouillard allemand, il avait franchi les Alpes dans l’espoir de dérober pour ses vers quelques rayons, mélodie et soleil, au ciel azuré de Naples et de Florence. Ses efforts ne sont pas demeurés stériles. Il est devenu un maître consommé de la forme, le plus savant sculpteur, y compris peut-être Gœthe lui-même, du vers lyrique allemand. L’Italie lui promettait les sujets les mieux appropriés à la nature toute plastique de son talent.

Tenant à vivre paisiblement sur ce sol privilégié, il devait se montrer sobre d’allusions politiques. Il avait à ménager les défiances ombrageuses de l’Autriche, non moins que les convenances de sa position exceptionnelle vis-à-vis de son royal protecteur. Indépendamment des allusions nombreuses qui témoignent dans son œuvre de ses sympathies chaleureuses pour la cause italienne, la conspiration permanente de ses vœux s’y montre parfois assez directement, comme dans cette ode à l’empereur François II, où, dans l’intérêt même de l’unité, de la force de l’empire, il adjure le monarque de renoncer aux énervantes possessions d’au-delà des Alpes :


À force de tourner tes regards inquiets de l’autre côté des monts, s’écrie le poète, tu risquerais de devenir presque étranger à la Germanie. En vain, espérerais-tu que le Lombard pût un jour apprendre à t’aimer, en vain nourrirais-tu la même illusion à l’égard de la Pologne. Rends à ton Allemagne un cœur allemand ; fais-la libre et une, et elle sera grande. Préserve-nous surtout de l’avalanche toujours menaçante des Baskirs ! C’est alors que, scellant une union bénie, la nouvelle France tendra à l’Allemagne régénérée une main amie par dessus le tombeau consacré d’Aix-la-Chapelle.


Si l’opinion de Platen se laisse voir à nu dans ces vers, à la faveur d’un ingénieux appel aux sentiments germaniques de l’empereur François, le poète sait trouver ailleurs, quand il le veut, un moyen détourné, mais non moins éloquent, pour déposer le fardeau qui lui pèse sur le cœur ; témoin cet admirable sonnet sur Venise :


Il semble qu’un soupir, un éternel soupir,
Peuple l’air embaumé d’échos mélancoliques ;
C’est un soupir qui sort de ces brillants portiques
Qu’habitaient seuls jadis les chants et le plaisir.

Car Venise déjà n’est plus qu’un souvenir ;
Elle dort du sommeil des vieilles républiques.
En vain vous attendez, vagues adriatiques,
Le doge fiancé qui ne doit plus venir.
 
De quel royal éclat tu brillais, ô Venise !
Au temps où te peignait Paul Véronèse, assise
Sur un velours d’azur, tenant un sceptre d’or !
 
Seul, au Pont des Soupirs, un poète, à cette heure,
Penché vers ta beauté, rêve, contemple et pleure…
— Hélas ! jamais les pleurs n’ont réveillé la mort !


Après ces citations, qui suffisent pour faire connaître la pensée du poète sur l’état politique de l’Italie, hâtons-nous de revenir à ses préoccupations plus désintéressées et constantes d’art et de poésie, et tâchons de traduire, sans les défigurer complètement (hélas ! que deviendront le rhythme et la musique ?), quelques-unes de ses odes et de ses églogues.


florence

C’est à bon droit, Florence, que tes aïeux étrusques t’ont nommée la ville florissante : — non point parce que l’Arno ronge le pied de tes collines, dont la plus chauve épanche encore à flots l’huile et le vin ;

Ni parce que les moissons jaillissent à l’envi de ton sol prodigue, ou que, dans tes parcs spacieux, yeuses et cyprès, oliviers et lauriers, brillent d’un feuillage toujours vert ;

Ni enfin parce que dans tes salles fastueuses tu entasses les trésors de l’art, devant lesquels aujourd’hui, bouche béante et cependant muette, s’arrête la badauderie britannique. — Hélas ! plus d’un monument que le monde t’envie, ô Florence ! t’est devenu plus étranger qu’à l’étranger lui-même !

Jamais plus, quoi qu’il advienne, le soleil des Médicis ne remontera à l’horizon ; depuis longtemps se sont endormis là Vinci, Buonarotti, Machiavel et le vieux Dante.

Seule, tu continues à briller par la beauté de tes formes ; et ces types adorables de l’art, ils vivent encore et circulent, comme autrefois, le long du Lungarno ; comme autrefois, ils remplissent encore les théâtres.

À peine le regard, qui redoute l’indécise mobilité du désir, a-t-il, étincelant d’ardeur, fait choix d’une forme où il croit admirer enfin l’épanouissement suprême de la beauté, — et déjà beauté plus accomplie encore apparaît et rayonne !

Et la vierge de Florence, que l’amour trouble dès les premiers printemps, n’a-t-elle pas contemplé d’un œil d’abord stupéfait la Vénus du Titien, cherchant bientôt à dérober pour elle-même les mille grâces enivrantes de cette splendide création ?

Et les mères de tes fils, réponds-moi, Florence, n’ont-elles pas tourné des regards brûlants de désir sur le Persée de Benvenuto, ou sur le divin Apollon ?

L’envie aura beau vous accuser de volupté, l’amour vous parle librement. Aimez et jouissez, — et que toujours se rafraîchisse le front éclatant d’Adonis !

Qu’ici folâtrent le bonheur et la jeunesse. — Le poète seul y sent l’âge allumer en lui une ardeur plus austère et lui briser entre les mains sa vie passée, comme un jouet d’enfant.

Il se recueille, voyant poindre déjà les heures sérieuses. Il entend le bruit plus sonore que font les ailes de la Vérité qui s’approche, et, le cœur de plus en plus envahi par l’avenir, il apprend à renoncer au présent glacé.

Mais toi, ville heureuse, continue à briller toujours du même éclat, toujours avec le même sentiment de ta force, comme on voit ici, sur la fontaine à l’intarissable jet, le Neptune de cet immortel Gian Bologna !


La fille du pêcheur, à Burano

Tricotez assidûment vos filets, chères sœurs : mon fiancé en aura besoin aujourd’hui même, dès que sa barque ailée l’aura déposé sur la rive natale.

Pourquoi tarde-t-il tant cette fois ? Voici déjà que les vapeurs montent des lagunes ; voici que fraîchit le vent ; autour des cimes resplendissantes de Venise, qui se dresse majestueusement hors des flots, déjà s’étendent et s’amassent les ombres du soir. Tournée vers l’Orient, la voile de mon bien-aimé a pris ce matin la direction d’Altino, où s’engloutirent jadis les décombres de la ville maritime si populeuse. Au dire des vieux pêcheurs, on peut, en y jetant adroitement les filets, rapporter un riche butin de monnaies d’or et de perles précieuses : puisses-tu, mon fiancé, faire aussi quelque heureuse trouvaille !

Sans doute il est beau, ton métier ; il est beau, le soir, lorsque la lagune est sillonnée d’éclairs, que les rets scintillants balancent l’algue qui reluit, et que chaque maille, chaque poisson semble d’or ! — Cependant je préfère de beaucoup les jours de fête qui te permettent de rester à terre. C’est alors que sur la place encombrée se presse la vigoureuse jeunesse parée de ses plus beaux habits, mon bien-aimé surpassant les autres en modestie comme en beauté. Que de fois n’y avons-nous pas prêté l’oreille au conteur, soit qu’il nous traduise les paroles des saints, soit qu’il récite les faits et gestes du pieux Alban, dont le portrait est peint dans notre église, et qui fut le bienfaiteur du lieu. Quand les marins ramenèrent jadis ses ossements, ils ne purent jamais hisser sur la rive le cercueil qui les contenait, tant il était lourd ! En vain s’y essayèrent tour à tour les hommes les plus robustes, en vain la sueur ruissela de leurs fronts : tous durent s’avouer vaincus. Mais voici qu’après eux s’avance une blonde troupe d’enfants qui s’attèle, comme pour se jouer, à la corde du cercueil, et qui le tire en un clin d’œil sur le rivage, en souriant avec grâce et sans montrer le plus léger effort.

Ainsi parle le savant vieillard, qui fait bientôt suivre ce récit d’une foule d’histoires plus profanes, telles que l’enlèvement des fiancées vénitiennes qui se rendaient à Olivolo pour la joyeuse fête des noces. Chaque jeune fille, suivant la coutume, portait sa dot dans un joli coffret. Mais, hélas ! une bande de pirates était embusquée dans les roseaux. Criminels audacieux, ils s’élancent tout à coup, saisissent les jeunes filles tremblantes, et les traînent jusqu’à leur navire, qui s’éloigne bientôt emporté par leurs rames rapides. Cependant les échos de Venise ne tardent pas à répéter mille cris d’indignation et d’horreur ; déjà les jeunes gens en foule se précipitent armés dans les navires ; le doge est à leur tête. Il ne leur faut pas longtemps pour rejoindre les ravisseurs ; leur valeur n’a pas besoin d’une longue lutte pour ramener triomphalement les jeunes filles délivrées dans la ville retentissante d’applaudissements et de cris de joie.

Ainsi parle le noble vieillard, et mon fiancé l’écoute, l’œil enflammé, mon fiancé svelte et vigoureux, tout prêt à refaire ces grandes choses qui honorent le passé.

Souvent aussi mon ami me mène, en ramant, jusqu’à Torcello, qui est proche. Il me raconte qu’autrefois Torcello fourmillait d’habitants, lui dont la solitude n’est plus aujourd’hui traversée que par des canaux d’eau salée tout remplis de limon, et que bordent les pampres voluptueux. Cependant il me montre le dôme et le siège de granit d’Attila sur la place déserte, avec son hôtel de ville en ruines, où le lion ailé de pierre se dresse encore comme au temps où saint Marc régnait sur ces lagunes. Toutes ces choses, mon bien-aimé me les conte, comme son père les lui avait contées. Au retour, il accompagne le bruit de ses rames de quelque chanson du pays ; c’est tantôt : Bienheureuse Rosette, et tantôt : Dans la gondole la Blonde. Ainsi s’écoule le jour de fête, n’apportant que joie et doux souvenirs.

Tricotez assidûment vos filets, chères sœurs ; mon fiancé en aura besoin aujourd’hui même, dès que sa barque ailée l’aura déposé sur la rive natale.


À Auguste Kopisch

Toujours, mais toujours en vain, parmi ce peuple étranger, et pourtant si sensible, j’ai cherché une âme aimante et douce comme la tienne, un accent enchanteur comme le tien. Naguère, d’un œil presque indifférent, je regardais ce paradis où s’élève ton sombre portique, ô Pausilippe ! Oui, d’un œil presque indifférent, je pouvais voir le disque de la lune plonger dans l’onde scintillante du golfe.

Le jour, j’errais solitaire à travers le tourbillon vivant de la ville ; — à peine plus solitaire encore, la nuit, quand je descendais silencieux au rivage désert. Les étoiles, la mer, le Vésuve lui-même, tout me semblait muet et sans vie.

J’allais ainsi morne et le cœur vide, lorsque des étoiles cent fois bénies t’amenèrent du tombeau d’Eschyle au tombeau de Virgile toujours rayonnant !

Plus qu’à tout autre, ami, ton arrivée me fut douce et bienfaisante : depuis longtemps aucun regard humain n’avait aussi profondément remué mon cœur, aucune voix aussi mélodieusement réjoui mon oreille.

Je crois entendre encore ta bouche me décrire la caverne béante du Cyclope, Palerme et ses bois d’orangers étoiles de fruits d’or, les plaines fécondes d’Agrigente, et les magnificences de l’art dorien étalant ses ruines.

Les génies favorables t’ont comblé deux fois de leurs dons : tu possèdes le secret de séduire les yeux par le charme animé des couleurs, et tu sais aussi enlacer les mots flexibles dans le rhythme ailé.

Quand tu auras franchi de nouveau les glaces du Nord, quand le golfe divin de Parthénope ne luira plus que dans ton souvenir ému, et que ses collines et ses îles ne surgiront plus pour toi que des vapeurs incertaines et flottantes du rêve ;

Alors, oh ! songe alors à l’ami qui ne cesse de caresser ta pensée dans son cœur fidèle ; songe à l’ami qui souhaite à tes chants l’essor audacieux et sublime de l’aigle, le sillage harmonieux du cygne !


acqua paolina

Nulle fontaine, — et l’on sait combien Rome en compte dans sa spacieuse enceinte, soit qu’ici l’eau jaillisse de la bouche d’un Triton, soit que, plus loin, elle retombe doucement perle à perle de bassins de marbre, soit enfin qu’elle s’épanche à larges flots du haut de coupes gigantesques ;

Nulle fontaine, si loin que le fils de Mars ait jadis porté ses pas victorieux, nulle fontaine ne saurait t’être comparée, à toi qui, du sommet du Janicule, lances sur la cime de colonnes de granit, tes cinq bras qui semblent autant de fleuves écumants.

C’est là que m’appelle la Solitude, ma chère fiancée ; c’est de là que le regard entouré de merveilles peut contempler à la fois la Rome du serviteur des serviteurs de Dieu et la Rome des triomphateurs.

Fier de sa couronne de murailles à moitié rongée par la dent des siècles, ici se dresse le Colysée ; mais toi aussi, comme l’orgueil de ton éternité se lit sur chacun de tes piliers, ô palais Farnèse !

Où du sombre Dieu dont le bras lançait la foudre l’aigle victorieux déployait jadis ses serres acérées et puissantes, à son tour, durant des siècles, dominant pignons et créneaux, la croix resplendit et régna.

Jusqu’au jour, encore proche, où, jouet puissant du destin moqueur, un nouveau César, imprimant une autre impulsion au monde, planta sa bannière tricolore près du beau colosse de Phidias.

C’était un fils de la Liberté ; mais oubliant cette noble origine, il se livra en holocauste à une nation dont l’inconstance n’en fit un Dieu aujourd’hui que pour l’abandonner lâchement demain.

Ah ! si ta voix tonnante, qui réveillait tant d’échos, avait accordé à l’Europe ce qu’elle demande en vain depuis si longtemps, tu serais à jamais devenu pour elle un autre Harmodius, un autre Aristogiton !

Maintenant ton nom est injurié, proscrit ; seulement, lorsqu’un navire vient à doubler ton tombeau, les matelots fatigués entonnent en chœur des chants inspirés par ton destin.

Et Rome ? elle est retombée dans ses anciennes ténèbres ; elle se tait, et près du caresse à six chevaux où se prélassent insolemment les maîtres, rampe silencieusement l’indicible misère des sujets.

Ce n’est plus le glaive ni la charrue que manient désormais les Romains ; à peine si leur main engourdie conserve assez de vigueur pour émonder les pampres suaves qui plongent leurs racines dans les décombres de l’antique grandeur.

Si Rome se montre encore quelque part, c’est dans la flamme du regard, dans la noble conception du Beau, ou bien encore dans la liberté menteuse du carrefour ; — mais elle a suivi l’appel de la volupté.


La tour de Néron

Tradition fort vraisemblable et que répète encore aujourd’hui le peuple : — C’est sur cette tour, quand il eut ordonné de mettre le feu à la ville, c’est sur cette tour que, les yeux étincelants d’une joie féroce, Néron monta pour contempler les flammes de Rome.

Des incendiaires s’élancèrent, à sa voix, dans toutes les directions : semblables à des bacchantes en délire, ils portaient, comme aux jours de fête, des couronnes de goudron embrasé ; tandis que, sur ces créneaux d’or, se tenait l’empereur qui jouait du luth.

Il chantait : « Glorifions le feu ; il est pareil à l’or ; il est digne du Titan qui sut hardiment le dérober à l’Olympe, et jadis il reçut les premiers souffles de Bacchus.

 » Viens, Dieu resplendissant ! des pampres dans les cheveux, viens, et danse-nous quelque molle cadence, en attendant que le monde ne soit plus que poussière ; viens recueillir la cendre encore tiède de Rome pour la mêler à ton vin ! »


l’île de Palmaria
au baron de Rumohr

À l’endroit où la Spezzia ouvre à l’occident ses sept ports du côté de la Corse, et où se dressait jadis un temple de Vénus, on trouve aujourd’hui, sur la rive droite, une petite ville. Vis-à-vis d’elle s’étend une île que les marins appellent Palmaria. Elle ne compte que quelques huttes çà et là dispersées ; elle ce compte que peu d’habitants. Des oliviers se tiennent debout sur la pente la moins roide de la montagne ; le myrte, familiarisé avec la mer, fleurit de toutes parts ; la vigne et le figuier y prospèrent, et les hauteurs sont couronnées de pins. Toutefois, que ce soit plutôt vers une certaine crique que t’attire la petite villa cachée à demi dans les ombrages du bord ; elle est à moi cet été, et c’est là que chaque jour viennent à l’envi me rafraîchir les brises matinales, l’air pur, les fortifiantes étreintes des ondes salées et le loisir que rien ne trouble. De Carrare les blanches cimes s’élèvent au loin, abritant à leurs pieds Lérici, où se noya l’ami de ce poète qui recueillit ses cendres dans une urne. Là domine le front chauve des Apennins, dont les crêtes se prolongent, cependant que sur les flots planent légèrement d’allègres navires qui, dans leur zèle mercantile, s’en vont recueillir tout ce que la Sicile peut envoyer d’oranges, et Gênes de vins étrangers. Mais, supposé que tu pusses avoir envie de passer ici quelque temps, je dois ne pas te laisser ignorer ce dont on y manque : il ne manque vraiment à l’agrément de ce séjour qu’un art culinaire moins primitif. Un rude marin gouverne présentement mon âtre ; chaque matin, il doit aller en bateau chercher à Porto-Venere les provisions du jour ; après quoi le matelot se métamorphose en cuisinier. Si tu peux te passer des ombrages de ta villa florentine, où tu m’accueillis souvent comme un convive aimé et bienvenu à cette table toujours si richement servie ; si tu peux te résigner à vivre dans une contrée qui ne saurait se vanter d’avoir donné le jour à quelque Raphaël (ces rives ont pourtant aussi leurs noms immortels : elles enfantèrent Colomb et Napoléon !) ; si enfin, toi, l’admirateur passionné du toscan, cette belle langue aux consonnes vibrantes, tu parviens à t’habituer à l’idiome génois, à ce que j’appellerai la détrempe gauloise ; si tu le peux, arrive. Dans le cas contraire, garde-toi bien de venir. Mais, en supposant que tu te décides à entreprendre ce voyage, ne va pas te figurer une autre Capri, une autre Sorrente. La folie et mon humeur inquiète ont pu seules précipiter ainsi ma course vers le nord ; mais le repentir ne se fit pas attendre, et mon désir eut bientôt repris son vol vers le poétique éden. À peine eus-je revu le vieux dôme de Milan et cette ville qui semble un cygne arrêté sur les flots ; à peine eus-je visité le tombeau de l’Arioste et celui du Dante, tombeaux où l’admiration ne jettera jamais assez de lauriers, que, me retournant soudain vers le sud et redoublant le pas, je franchis avec la rapidité d’une flèche le rivage élevé d’Ancône, et Rome elle-même, et le champ de bataille de Conradin, avide de me retrouver dans le pays de mes rêves et de mes chants, sauf à m’y abriter, enfin, contre la chaleur accablante du jour, dans le plus sombre et le plus silencieux de ses bois d’orangers.


les pêcheurs de Capri

Si tu as vu Capri, et parcouru en pèlerin le rivage à pic de cette île hérissée de rochers, tu sais combien il est difficile de trouver où y aborder. Deux endroits seulement le permettent. Plus d’un fort navire pourrait entrer dans le port qui regarde, de chacune de ses extrémités, les golfes charmants de Naples et de Salerne. Quant à l’autre point d’abordage, nommé communément le petit port, il est situé du côté de la pleine mer, en face de l’immensité murmurante et sans bornes ; il n’est accessible qu’aux barques les plus légères. Des rochers en ruines surplombent alentour, et les vagues viennent éternellement s’y briser. Si tu descends sur la grève, ton œil aperçoit bientôt un fragment aigu de roche qui s’allonge au dessus des flots et semble défier les brisants. Là s’appuie une misérable cabane de pêcheur : c’est l’habitation située le plus à l’extrémité de l’île ; elle n’a d’autre abri que ces pierres gigantesques contre les fureurs de la tempête qui souvent couvre son seuil d’écume. Ce n’est pas la terre, c’est la vague qui nourrit ces pauvres gens. Jamais leur main ne cueille l’olive onctueuse, jamais leur front bruni ne sommeille à l’ombre des palmiers ; seuls le myrte sauvage et le cactus fleurissent encore sur ces rocs inhospitaliers, en compagnie de quelques rares plantes et d’herbes marines. L’homme y est plus familiarisé avec le terrible élément, qu’il ne s’entend à labourer, à féconder le sol. Ici, le lendemain hérite toujours identiquement des travaux de la veille. Toujours mômes labeurs : toujours jeter, retirer les filets ; puis les faire sécher au soleil sur la grève, puis les jeter et les retirer encore. Ici, le jeune garçon a de bonne heure essayé de barbotter dans les flots, de bonne heure il apprit à manier l’aviron et la rame ; tout enfant il a, dans ses jeux, caressé le dauphin attiré par la magie des sons jusqu’aux bords de la barque où il venait se rouler. — Ah ! puisse un Dieu vous bénir, vous et vos labeurs quotidiens. paisibles mortels restés si près de la nature et des deux ! Et, puisque vos désirs ne vont pas au delà, puisse souvent le thon devenir votre proie, et l’espadon affluer dans ces parages ! On est friand de ces poissons dans l’opulente Naples.

Heureux pêcheurs ! les terribles jeux de la guerre ont beau changer la face du monde, faisant des hommes, naguère libres, autant d’esclaves, et métamorphosant en pauvres les riches ; heureux pêcheurs ! vous avez vu des Espagnols, des Anglais, des Français, régner ici tour à tour, sans en demeurer moins calmes, loin des fracas du monde, à ces limites de l’humanité où vous vivez suspendus entre le double abîme de la mer et des rochers. Vivez ! comme vous ont vécu les premiers nés de votre race, au temps où cette île se dégagea de l’étreinte des Sirènes, ou lorsque la fille d’Auguste expiait ici ses criminelles amours.


De pareils noms, de si grands souvenirs, de si gracieuses images, résonnent chez Platon avec un timbre d’or. L’Italie n’a peut-être jamais eu d’amant plus intelligemment épris de sa beauté. Platen n’était pas d’ailleurs de ces esprits prompts à s’allumer, et qui s’abandonnent spontanément, parfois même de parti pris, au premier mouvement d’admiration. Loin de là : il possédait un sens critique très-délicat, très-dédaigneux des banalités, et sa verve, suivant qu’il y avait lieu, tournait à l’épigramme aussi facilement qu’à l’ode. Avec une forte dose de lyrisme en plus et d’humeur paradoxale en moins, il ressemblait moralement, par plusieurs côtés, à un écrivain français de nos jours, également engoué de l’Italie, à Stendhal. Beyle aussi, car il faut enfin lui restituer son vrai nom, Beyle a passé fiévreusement sa vie à parcourir l’Italie en tous sens, ivre d’art, de musique et de beauté. Rien ne prouve qu’ils se soient connus, et j’ai pensé quelquefois que le hasard aurait bien dû les donner l’un à l’autre pour compagnons dans leurs promenades infatigables à travers Rome, Naples et Venise. Complétons le groupe en y mêlant notre Léopold Robert.