Poèmes antiques et modernes/Le Somnambule

Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 118-121).


ANTIQUITÉ HOMÉRIQUE

À M. SOUMET
auteur de clytemnesre de saül

LE SOMNAMBULE

poème
Ὄσα δὲ πληγὰς πάσδε ϰαρδίας · σεθεν Εξδουσα γὰρ φρὴν ὄμμασιν λαμπρύνεται· Ἐν ῆμέρᾳ δὲ μοῖρʹ απρόσϰοπος βρότων.
Αὶσχύλος.
Voyez, en esprit, ces blessures : l’esprit, quand on dort, a des yeux, et quand on veille, il est aveugle.
Eschyle[1].


La dédicace, le sous-titre et l’épigraphe manquent dans M, P1. — Le grec est incorrect dans toutes les éditions.


« Déjà, mon jeune époux ? Quoi ! l’aube paraît-elle ?
Non ; la lumière, au fond de l’albâtre, étincelle
Blanche et pure, et suspend son jour mystérieux ;
La nuit règne profonde et noire dans les cieux[2].
Vois, la clepsydre encor n’a pas versé trois heures[3] ;
Dors près de ta Néra, sous nos chastes demeures ;

Viens, dors près de mon sein. » Mais lui, furtif et lent[4],
Descend du lit d’ivoire et d’or étincelant[5].
Il va, d’un pied prudent, chercher la lampe errante[6],
Dont il garde les feux dans sa main transparente ;
Son corps blanc est sans voile, il marche pas à pas,
L’œil ouvert, immobile, et murmurant tout bas[7] :



« Je la vois, la parjure… interrompez vos fêtes[8].
Aux Mânes un autel… des cyprès sur vos têtes[9]
Ouvrez, ouvrez la tombe… Allons… Qui descendra ? »
Cependant, à genoux et tremblante, Néra,
Ses blonds cheveux épars, se traîne. « — Arrête, écoute.
Arrête, ami ; les Dieux te poursuivent, sans doute ;
Au nom de la pitié, tourne tes yeux sur moi[10] ;
Vois, c’est moi, ton épouse en larmes devant toi[11] ;
Mais tu fuis ; par tes cris ma voix est étouffée !
Phœbé, pardonne-lui ; pardonne-lui, Morphée[12]. »



— « J’irai… je frapperai… le glaive est dans ma main ;
Tous les deux… Pollion… c’est un jeune Romain…
Il ne résiste pas. Dieux ! qu’il est faible encore !
D’un blond duvet sa joue à peine se décore[13][14],
L’amour a couronné ce luxe éblouissant…
Écartez ce manteau, je ne vois pas le sang. »



Mais elle : « Ô mon amant ! compagnon de ma vie !
Des foyers maternels si ton char m’a ravie
Tremblante, mais complice, et si nos vœux sacrés
Ont fait luire à l’Hymen des feux prématurés.
Par cette sainte amour nouvellement jurée,
Par l’antique Vesta, par l’immortelle Rhée
Dont j’embrasse l’autel, jamais nulle autre ardeur
De mes pieux serments n’altéra la candeur :
Non, jamais Pénélope, à l’aiguille pudique[15].
Plus chaste n’a vécu sous la foi domestique.
Pollion, quel est-il ? » — « Je tiens tes longs cheveux…
Je dédaigne tes pleurs et tes tardifs aveux,

Corinne, tu mourras[16]… » — « Ce n’est pas moi ! Ma mère[17],
Il ne m’a point aimée ! Oh ! ta sainte colère[18]
À comme un Dieu vengeur poursuivi nos amours !
Que n’ai-je cru ma mère, et ses prudents discours ?
Je ne détourne plus ta sacrilège épée ;
Tiens, frappe, j’ai vécu puisque tu m’as trompée…
… Ah ! cruel !… mon sang coule !… Ah ! reçois mes adieux ;
Puisses-tu ne jamais t’éveiller ! » — « Justes dieux ! »


Écrit en 1819[19].
  1. Eschyle, Les Euménides, vers 103-105 (trad. de La Porte du Theil).
  2. Var : P1, Cieux
  3. Var : P1, Clepsydre
  4. Var : M, 1er  main, Mais lui d’un pied furtit, 2e main, Mais lui, furtif et (illisible ; corr. : lent).
  5. Var : M, 1er  main, Descend du lit d’ivoire, inquiet et pensif ; 2e main, illisible ; 3e main, texte actuel.
  6. Var : M, Il va lent et soigneux ; 1er  corr., d’un pied soigneux ; 2e corr., d’un pas prudent ; 3e corr., texte actuel.
  7. Var : M, P1, A, B, L’œil ouvert immobile en murmurant tout bas : C1-C3, L’œil ouvert, immobile, en murmurant tout bas :
  8. Var : M, 1er  main, Où sont les bandelettes ? 2e main, texte actuel.
  9. Var : M, au haut de la page qui commence par ce vers, dans le coin gauche : Quoi — Les rimes des mots bandelettes, tètes, sont soulignées d’une encre plus récente ; à un moment donné elles n’ont plus paru suffisantes à Vigny.
  10. Var : M, 1er  main, Au nom du saint hymen, 2e main, Écoute la pitié, 2e main, texte actuel.
  11. Var : M, 1er  main, Vois (corr. : Oui) ton épouse (vers inachevé) 2e main, texte actuel.
  12. Var : M, 1er  main, T’avons-nous épargné quelque offrande, ô Morphée. 2e main, P1, A-C2, Phœbé, pardonne-lui ; pardonne-lui, Morphée. C3, D, Phœbé, pardonnez-lui ; pardonne-lui, Morphée.
  13. Millevoye, Simèthe, ou le sacrifice magique (portrait d’Eudamippe et de Delphis) :
    Un duvet délicat ombrageait leur visage.
  14. Var : M, D’un blond duvet son teint à peine se colore (corr. : décore), P1, son front à peine se décore. — Au bas de la page qui se termine par ce vers, dans le coin gauche : Suite.
  15. Var : M, 1er  main, Jamais la reine veuve 2e main, texte actuel.En note, au bas de tapage : ou : Non jamais Pénélope à la couche pudique… Homère parle de cette couche qu’aucun homme ne connaissait qu’Ulysse.
  16. Parisina, dans le poème de Byron, livre de même pendant son sommeil le nom de l’amant pour qui elle a trahi son époux.
  17. Var : M, P1, Ce n’est pas moi, ma mère,
  18. Var : M, P1, A-C, ô ta sainte colère
  19. La date manque dans M, P1. — À la dernière page du manuscrit, Vigny a fait soigneusement le décompte de sa pièce : 48 v[ers].