Poèmes antiques et modernes/Le Dryade

Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 122-129).


LA DRYADE[1]

idylle
dans le gout de théocrite
Πρῶτον μὲν εὺχῆ τῆδε πρεσϐεύω θεων Τήν πρωτόμαντιν Ι αῖαν…
Σέϐω δὲ Νόμφας…
Αὶσχύλος.


Honorons d’abord la Terre, qui, la première entre les Dieux, rendit ici les oracles…

J’adore aussi les Nymphes.

Eschyle[2].


Le sous-titre et l’épigraphe manquent dans P1. Le grec est incorrect dans toutes les éditions. — P1, A, B, ses oracles.


Vois-tu ce vieux tronc d’arbre aux immenses racines ?
Jadis il s’anima de paroles divines ;
Mais par les noirs hivers le chêne fut vaincu,
Et la Dryade aussi, comme l’arbre a vécu.
(Car, tu le sais, berger, ces Déesses fragiles,
Envieuses des jeux et des danses agiles.
Sous l’écorce d’un bois où les fixa le sort,
Reçoivent avec lui la naissance et la mort[3].)

Celle dont la présence enflamma ces bocages
Répondait aux pasteurs du sein des verts feuillages.
Et, par des bruits secrets, mélodieux et sourds,
Donnait le prix du chant ou jugeait les amours.
Bathylle aux blonds cheveux, Ménalque aux noires tresses[4],
Un jour lui racontaient leurs rivales tendresses.
L’un parait son front blanc de myrte et de lotus ;
L’autre, ses cheveux bruns de pampres revêtus.
Offrait à la Dryade une coupe d’argile ;
Et les roseaux chantants enchaînés par Bathylle,
Ainsi que le dieu Pan l’enseignait aux mortels,
S’agitaient, suspendus aux verdoyants autels[5].
J’entendis leur prière, et de leur simple histoire
Les Muses et le temps m’ont laissé la mémoire.

ménalque

Ô Déesse propice ! écoute, écoute-moi !
Les Faunes, les Sylvains dansent autour de toi,
Quand Bacchus a reçu leur bruyant sacrifice ;
Ombrage mes amours, ô Déesse propice[6] !

bathylle

Dryade du vieux chêne, écoute mes aveux !
Les vierges, le matin, dénouant leurs cheveux,
Quand du brûlant amour la saison est prochaine,
T’adorent ; je t’adore, ô Dryade du chêne !

ménalque

Que Liber protecteur, père des longs festins.
Entoure de ses dons tes champêtres destins.
Et qu’en écharpe d’or la vigne tortueuse
Serpente autour de toi, fraîche et voluptueuse[7].

bathylle

Que Vénus te protège et t’épargne ses maux,
Qu’elle anime, au printemps, tes superbes rameaux ;
Et si de quelque amour, pour nous mystérieuse,
Le charme te liait à quelque jeune yeuse,
Que ses bras délicats et ses feuillages verts
À tes bras amoureux se mêlent dans les airs[8].

ménalque

Ida ! j’adore Ida, la légère bacchante :
Ses cheveux noirs, mêlés de grappes et d’acanthe,
Sur le tigre, attaché par une griffe d’or.
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encor
En chantant Évoë ; sa démarche chancelle ;
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle[9],
S’élancent[10], et son œil, de feux étincelant.
Brille comme Phébus sous le signe brûlant.

bathylle

C’est toi que je préfère, ô toi, vierge nouvelle.
Que l’heure du matin à nos désirs révèle[11] !
Quand la lune au front pur, reine des nuits d’été,
Verse au gazon bleuâtre un regard argenté[12],
Elle est moins belle encor que ta paupière blonde,
Qu’un rayon chaste et doux sous son long voile inonde.

ménalque

Si le fier léopard, que les jeunes Sylvains
Attachent rugissant au char du Dieu des vins,
Voit amener au loin l’inquiète tigresse
Que les Faunes, troublés par la joyeuse ivresse,
N’ont pas su dérober à ses regards brûlants,
Il s’arrête, il s’agite, et de ses cris roulants
Les bois sont ébranlés ; de sa gueule béante,
L’écume coule à flots sur une langue ardente[13] ;
Furieux, il bondit, il brise ses liens,
Et le collier d’ivoire et les jougs phrygiens[14][15] :
Il part, et, dans les champs qu’écrasent ses caresses,
Prodigue à ses amours de fougueuses tendresses.
Ainsi, quand tu descends des cimes de nos bois,
Ida ! lorsque j’entends ta voix, ta jeune voix,
Annoncer par des chants la fête bacchanale,
Je laisse les troupeaux, la bêche matinale,
Et la vigne et la gerbe où mes jours sont liés :
Je pars, je cours, je tombe et je brûle à tes pieds.

bathylle

Quand la vive hirondelle est enfin réveillée,
Elle sort de l’étang, encor toute mouillée,
Et, se montrant au jour avec un cri joyeux.
Au charme d’un beau ciel, craintive, ouvre les yeux ;
Puis, sur le pâle saule, avec lenteur voltige,

Interroge avec soin le bouton et la tige ;
Et, sûre du printemps, alors, et de l’amour.
Par des cris triomphants célèbre leur retour.
Elle chante sa joie aux rochers, aux campagnes.
Et, du fond des roseaux excitant ses compagnes ;
Venez ! dit-elle ; allons ! paraissez, il est temps !
Car voici la chaleur, et voici le printemps[16].
Ainsi, quand je te vois, ô modeste bergère !
Fouler de tes pieds nus la riante fougère[17],
J’appelle autour de moi les pâtres nonchalants,
À quitter le gazon, selon mes vœux, trop lents ;
Et crie, eu te suivant dans ta course rebelle :
Venez ! oh ! venez voir comme Glycère est belle[18][19] !

ménalque

Un jour, jour de Bacchus, loin des jeux égaré.
Seule je la surpris au fond du bois sacré :
Le soleil et les vents, dans ces bocages sombres.
Des feuilles sur ses traits faisaient flotter les ombres ;
Lascive, elle dormait sur le thyrse brisé ;
Une molle sueur, sur son front épuisé,
Brillait comme la perle en gouttes transparentes,

Et ses mains, autour d’elle, et sous le lin errantes.
Touchant la coupe vide, et son sein tour à tour,
Redemandaient encore et Bacchus et l’Amour[20].

bathylle

Je vous adjure ici, Nymphes de la Sicile,
Dont les doigts, sous des fleurs, guident l’onde docile ;
Vous reçûtes ses dons, alors que sous nos bois,
Rougissante, elle vint pour la première fois.
105 Ses bras blancs soutenaient sur sa tête inclinée
L’amphore, œuvre divine aux fêtes destinée.
Qu’emplit la molle poire, et le raisin doré,
Et la pêche au duvet de pourpre coloré ;
Des pasteurs empressés l’attention jalouse
iio L’entourait, murmurant le nom sacré d’épouse ;
Mais en vain : nul regard ne flatta leur ardeur ;
Elle fut toute aux Dieux et toute à la pudeur[21].



Ici, je vis rouler la coupe aux flancs d’argile ;
Le chêne ému tremblait[22], la flûte de Bathylle
Brilla d’un feu divin ; la Dryade, un moment
Joyeuse, fit entendre un long frémissement[23],
Doux comme les échos dont la voix incertaine
Murmure la chanson d’une flûte lointaine[24].


Écrit en 1815[25].
  1. Pour le cadre et le dessin général du morceau, voir Gessner, Idylles, traduction Huber : Lycas et Milon, et Amyntas.
  2. Les Euménides, v. 1-2, 22 (invocation de la Pythie), (trad. de La Porte du Theil).
  3. Gessner, Amyntas, note : Les Dryades étaient les divinités tutélaires des chênes : elles naissaient et mouraient avec l’arbre.
  4. Gessner, Lycas et Milon : Le jeune chanteur Milon, dont le menton délicat n"était encore garni que d’un duvet léger, répandu çà et là, comme Therbe naissante qui perce, à l’ouverture du printemps, à travers les dernières neiges ; le beau Lycas, portant ses cheveux ondoyants et blonds comme les épis aux approches de la moisson…
  5. Gessner, Lycas et Milon : Mais bientôt Pan m’apparut en songe. « Jeune homme, me dit-il, va dans la forêt chercher la flûte que le chanteur Hylas a suspendue au chêne qui m’est consacré… » — Idas, Micon : Si tu m’apprends cette chanson, je te ferai présent de cette flûte à neuf trous. Moi-même j’en ai taillé les roseaux, après les avoir choisis avec soin sur le rivage, et je les ai réunis avec de la cire odoriférante.
  6. Gessner, Chloé : Nymphes favorables qui habitez cette grotte paisible…, vous qui de vos urnes versez les eaux de cette claire fontaine lorsque vous n’êtes point occupées à danser dans les épaisses forêts avec les dieux des bois…, nymphes favorables, prêtez l’oreille à nos plaintes !… soyez favorables à mon amour !
  7. Gessner, Idas, Micon : Ô vous, branchages flexibles qui vous élevez en cintre sur ma tête, votre ombre m’inspire un saint transport… Et vous, chèvres et brebis, épargnez, ah ! épargnez le jeune lierre qui naît au pied de ce chêne : ne l’arrachez pas : qu’il monte le long de sa tige blanchâtre, et qu’il forme autour d’elle des guirlandes de verdure. Ô arbre, que jamais la foudre, que jamais les vents impétueux ne renversent ta cime élevée…
  8. Chateaubriand, Génie, 1er  partie, livre V, ch. 1 : Dans ce moment même où il semble que tout est tranquille, la nature conçoit ; et ces plantes sont autant de jeunes mères tournées vers la région mystérieuse d’où leur doit venir la fécondité… Il faut des tempêtes pour marier au cèdre du Liban le cèdre du Sinaï… En mettant les sexes sur des individus différents dans plusieurs familles de plantes, la Providence a multiplié les mystères et les beautés de la nature.
  9. Var : D, nuds,
  10. Gessner, Tbyvsis : Sa robe légère, s’insinuant dans les contours gracieux de sa taille et de ses genoux, flottait derrière elle au gré des airs, avec un doux frémissement. — Ce passage a été imité également par André Chénier (Bucoliques, éd. Dinioff, p. 149) ; mais il est à remarquer que ces vers de Chénier ne figurent pas dans l’édition de 1819.
  11. Gessner, Daphnis et Chloé : Ma Chloé plaît à l’égal des premiers rayons du matin, lorsque le soleil se détache lentement du sommet des montagnes.
  12. Chateaubriand, Génie, 1er  partie, l. V, ch. 12, Deux perspectives de la nature : Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres… Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l’Orient avec elle, semblait la précéder… Le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres… La clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons.
  13. Var : P1, A-C2, en flots
  14. Voir André Chénier, Bacchus (éd. de 1819) :
    Viens, ô divin Bacchus, ô jeune Thyonée, etc.
  15. Var : P1, Phrygiens :
  16. Gessner, Daphnis et Chloé : L’hirondelle est transportée de joie lorsque, réveillée du sommeil qui pendant l’hiver la tenait ensevelie dans un étang, elle ouvre les yeux aux charmes du printemps. Elle voltige sur les saules, elle chante aux collines et aux vallons le plaisir qu’elle ressent ; elle s’écrie : « Ô mes compagnes, réveillez-vous ! voici le printemps. »
  17. Var : D, nuds
  18. André Chénier (cité par Chateaubriand, Génie du Chr., 1802) :

    ........et les bergers, le soir,
    Quand, le regard baissé, je passe sans les voir.
    Doutent si je ne suis qu’une simple mortelle,
    Et, me suivant des yeux, disent : «Comme elle est belle ! »

  19. Var : P1, A, ô venez voir
  20. Gessner, Chloé : Ô quel long intervalle s’est écoulé depuis que j’ai vu Lycas pour la dernière fois dans l’automne ! Hélas ! il dormait couché dans le bocage. Qu’il était beau ! Comme les zéphyrs se jouaient dans les boucles de sa chevelure ! La clarté du soleil répandait sur lui les ombres flottantes des feuilles. Ah ! je le vois encore ! je vois les ombres des feuilles voltiger çà et là sur son beau visage ; je le vois sourire comme dans le songe le plus agréable… — La Cruche Cassée : On y voyait aussi gravé [sur la cruche d’un Faune] le beau Bacchus, assis sous un berceau de pampres. Une nymphe était couchée à son côté. Elle avait son bras gauche passé sous la tête du Dieu, et de sa main droite élevée, elle lui enlevait la coupe que redemandaient ses lèvres riantes. Elle le regardait d’un air languissant, qui semblait solliciter des baisers…
  21. Gessner, Thyrsis : Soudain j’entendis le bruit du verrou qui ferme la porte du jardin. Chloé en sortit. Qu’elle était belle ! Dans l’une de ses mains elle tenait une jolie corbeille remplie des plus beaux fruits ; de l’autre (la pudeur veille même lorsqu’elle ne soupçonne aucun témoin), de l’autre elle serrait sa robe contre ce sein naissant que le jeu des Zéphyrs s’efforçait de découvrir. — Le v. 107 rappelle ce vers de Millevoye (trad. des Bucoliques) :
    Et la molle châtaigne et le lait épaissi.
  22. Gessner, Daphnis, l. 1er  : Il m’a semblé que pendant que tu chantais, le cyprès avait agité plus fortement son feuillage.
  23. Var : P1, A-C2, un doux frémissement
  24. Gessner, Chloé : Alors il sortit de la grotte un doux frémissement, semblable au murmure de l’écho lorsqu’il répète les sons d’une flûte éloignée.
  25. La date viatique dans P1.