Poèmes antiques et modernes/Le Malheur

Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 148-151).


LE MALHEUR[1]


La pièce est retranchée dans A, B.

Sous-titre : P1, Ode.


Suivi du Suicide impie,
À travers les pâles cités,
Le Malheur rôde, il nous épie,
Près de nos seuils épouvantés.
Alors il demande sa proie ;
La jeunesse, au sein de la joie.
L’entend, soupire et se flétrit ;
Comme au temps où la feuille tombe.
Le vieillard descend dans la tombe,
Privé du feu qui le nourrit.

Où fuir ? Sur le seuil de ma porte
Le Malheur, un jour, s’est assis ;
Et depuis ce jour je l’emporte
A travers mes jours obscurcis.
Au soleil, et dans les ténèbres,
En tous lieux ses ailes funèbres
Me couvrent comme un noir manteau ;
De mes douleurs ses bras avides
M’enlacent ; et ses mains livides
Sur mon cœur tiennent le couteau.

J’ai jeté ma vie aux délices.
Je souris à la volupté ;
Et les insensés, mes complices,
Admirent ma félicité.
Moi-même, crédule à ma joie.
J’enivre mon cœur, je me noie
Aux torrents d’un riant orgueil ;
Mais le Malheur devant ma face[2]
À passé : le rire s’efface,
Et mon front a repris son deuil.

En vain je redemande aux fêtes
Leurs premiers éblouissements,
De mon cœur les molles défaites
Et les vagues enchantements :
Le spectre se mêle à la danse ;
Retombant avec la cadence,
Il tache le sol de ses pleurs.

Et de mes yeux trompant l’attente,
Passe sa tête dégoûtante
Parmi des fronts ornés de fleurs[3].

Il me parle dans le silence,
Et mes nuits entendent sa voix ;
Dans les arbres il se balance
Quand je cherche la paix des bois[4].
Près de mon oreille il soupire ;
On dirait qu’un mortel expire :
Mon cœur se serre épouvanté.
Vers les astres mon œil se lève,
Mais il y voit pendre le glaive
De l’antique fatalité.

Sur mes mains ma tête penchée
Croit trouver l’innocent sommeil.
Mais, hélas ! elle m’est cachée,
Sa fleur au calice vermeil.
Pour toujours elle m’est ravie,
La douce absence de la vie[5] ;
Ce bain qui rafraîchit les jours[6],
Cette mort de l’âme affligée,
Chaque nuit à tous partagée,
Le sommeil m’a fui pour toujours.

Ah ! puisqu’une éternelle veille
Brûle mes yeux toujours ouverts,

Viens, ô Gloire ! ai-je dit ; réveille
Ma sombre vie au bruit des vers[7].
Fais qu’au moins mon pied périssable
Laisse une empreinte sur le sable.
La Gloire a dit : « Fils de douleur,
» Où veux-tu que je te conduise ?
» Tremble ; si je t’immortalise,
» J’immortalise le Malheur[8]. »

Malheur ! oh ! quel jour favorable[9]
De ta rage sera vainqueur ?
Quelle main forte et secourable
Pourra t’arracher de mon cœur,
Et dans cette fournaise ardente,
Pour moi noblement imprudente.
N’hésitant pas à se plonger.
Osera chercher dans la flamme,
Avec force y saisir mon âme,
Et l’emporter loin du danger ?


Écrit en 1820[10].
  1. Schiller, La Fiancée de Messine, (cité par Madame de Staël, De l’Allemagne, IIe partie, ch. XIX) : Le Chœur : De tout côté le malheur parcourt les villes. Il erre en silence autour des habitations des hommes : aujourd’hui c’est à celle-ci qu’il frappe, demain c’est à celle-là ; aucune n’est épargnée. Le messager douloureux et funeste tôt ou tard passera le seuil de la porte où demeure un vivant. Quand les feuilles tombent dans la saison prescrite, quand les vieillards affaiblis descendent dans le tombeau, la nature obéit en paix à ses antiques lois, l’homme n’en est point effrayé : mais sur cette terre, c’est le malheur imprévu qu’il faut craindre. Le meurtre, d’une main violente, brise les liens les plus sacrés, et la mort vient enlever dans la barque du Styx le jeune homme florissant. Quand les nuages amoncelés couvrent le ciel de deuil, quand le tonnerre retentit dans les abîmes, tous les cœurs sentent la force redoutable de la destinée ; mais la foudre peut partir des hauteurs sans nuages, et le malheur s’approche comme an ennemi rusé, au milieu des jours de fête.
  2. Var : C2, malheur
  3. Var : D, Parmi les fronts
  4. Var : D met une virgule à la fin du vers.
  5. Var : à la fin du vers, P1, virgule.
  6. Var : à la fin du vers, P1, D, point et virgule.
  7. Millevoye, Les plaisirs du poète :
    Et le cri de la gloire en sursaut te réveille.
  8. Var : P1, malheur
  9. Var : P1, ô quel jour
  10. La date manque dans P1.