Poèmes antiques et modernes/Dolorida

Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 139-147).


DOLORIDA[1]

poème
Yo amo mas a tu amor que a in vida.
Prov. espagnol.
J’aime mieux ton amour que ta vie.


Titre : O, pas de sous-titre.Dans la Muse Française, en note au titre : Les poëmes de M. de Vigny, Héléna, la Prison, etc., se vendent chez Pélicier, libraire, place du Palais-Royal, 243. L’édition est presque épuisée.

Épigraphe : O, Io.


Est-ce la Volupté qui, pour ses doux mystères,
Furtive, a rallumé ces lampes solitaires[2] ?
La gaze et le cristal sont leur pâle prison.
Aux souffles purs d’un soir de l’ardente saison[3]

S’ouvre sur le balcon la moresque fenêtre ;
Une aurore imprévue à minuit semble naître[4],
Quand la lune apparaît, quand ses gerbes d’argent
Font pâlir les lueurs du feu rose et changeant ;
Les deux clartés à l’œil offrent partout leurs pièges[5].
Caressent mollement le velours bleu des sièges,
La soyeuse ottomane où le livre est encor[6],
La pendule mobile entre deux vases d’or,
La Madone d’argent, sous des roses cachée[7].
Et sur un lit d’azur une beauté couchée.



Oh ! jamais dans Madrid un noble cavalier[8]
Ne verra tant de grâce à plus d’art s’allier[9] ;
Jamais pour plus d’attraits, lorsque la nuit commence.
N’a frémi la guitare et langui la romance ;
Jamais dans nulle église on ne vit plus beaux yeux
Des grains du chapelet se tourner vers les cieux ;
Sur les mille degrés du vaste amphithéâtre
On n’admira jamais plus belles mains d’albâtre

Sous la mantille noire et ses paillettes d’or,
Applaudissant, de loin, l’adroit toréador[10][11].



Mais, ô vous ! qu’en secret nulle oeillade attentive[12]
Dans ses rayons brillants ne chercha pour captive,
Jeune foule d’amants, Espagnols à l’œil noir.
Si sous la perle et l’or vous l’adoriez le soir,
Qui de vous ne voudrait (dût la dague andalouse
Le frapper au retour de sa pointe jalouse)[13]
Prosterner ses baisers sur ces pieds découverts,

Ce col, ce sein d’albâtre, à l’air nocturne ouverts.
Et ces longs cheveux noirs tombant sur son épaule,
Comme tombe à ses pieds le vêtement du saule ?



Dolorida n’a plus que ce voile incertain[14][15],
Le premier que revêt le pudique matin
Et le dernier rempart que, dans sa nuit folâtre[16],
L’amour ose enlever d’une main idolâtre[17][18].
Ses bras nus à sa tête offrent un mol appui[19],
Mais ses yeux sont ouverts, et bien du temps a fui
Depuis que, sur l’émail, dans ses douze demeures.
Ils suivent ce compas qui tourne avec les heures[20][21].
Que fait-il donc, celui que sa douleur attend[22] ?
Sans doute il n’aime pas, celui qu’elle aime tant.

À peine chaque jour l’épouse délaissée
Voit un baiser distrait sur sa lèvre empressée
Tomber seul, sans l’amour ; son amour cependant
S’accroît par les dédains et souffre plus ardent.

Près d’un constant époux, peut-être, ô jeune femme !
Quelque infidèle espoir eût égaré ton âme ;
Car l’amour d’une femme est semblable à l’enfant
Qui, las de ses fouets, les brise triomphant.
Foule d’un pied volage une rose immobile,
Et suit l’insecte ailé qui fuit sa main débile[23].

Pourquoi Dolorida seule en ce grand palais[24],
Où l’on n’entend, ce soir, ni le pied des valets,
Ni, dans la galerie et les corridors tristes.
Les enfantines voix des vives caméristes ?



Trois heures cependant ont lentement sonné ;
La voix du temps est triste au cœur abandonné ;
Ses coups y réveillaient la douleur de l’absence[25],

Et la lampe luttait ; sa flamme sans puissance
Décroissait inégale, et semblait un mourant
Qui sur la vie encor jette un regard errant.
À ses yeux fatigués tout se montre plus sombre[26].
Le crucifix penché semble agiter son ombre :
Un grand froid la saisit ; mais les fortes douleurs
Ignorent les sanglots, les soupirs et les pleurs :
Elle reste immobile, et, sous un air paisible,
Mord, d’une dent jalouse, une main insensible.



Que le silence est long ! Mais on entend des pas !
La porte s’ouvre, il entre : elle ne tremble pas !
Elle ne tremble pas, à sa pâle figure
Qui de quelque malheur semble traîner l’augure ;
Elle voit sans effroi son jeune époux, si beau.
Marcher jusqu’à son lit comme on marche au tombeau.
Sous les plis du manteau se courbe sa faiblesse ;
Même sa longue épée est un poids qui le blesse.
Tombé sur ses genoux, il parle à demi-voix :



« — Je viens te dire adieu ; je me meurs, tu le vois,
Dolorida, je meurs ! une flamme inconnue.
Errante, est de mon sang jusqu’au cœur parvenue[27].
Mes pieds sont froids et lourds, mon œil est obscurci ;
Je suis tombé trois fois en revenant ici.
Mais je voulais te voir ; mais quand l’ardente fièvre
Par des frissons brûlants a fait trembler ma lèvre.

J’ai dit : Je vais mourir ; que la fin de mes jours
Lui fasse au moins savoir qu’absent j’aimais toujours.
Alors je suis parti, ne demandant qu’une heure
Et qu’un peu de soutien pour trouver ta demeure.
Je me sens plus vivant à genoux devant toi.

— Pourquoi mourir ici, quand vous viviez sans moi ?

— Ô cœur inexorable ! oui, tu fus offensée !
Mais écoute mon souffle, et sens ma main glacée ;
Viens toucher sur mon front cette froide sueur ;
Du trépas dans mes yeux vois la terne lueur.
Donne, oh ! donne une main ; dis mon nom. Fais entendre
Quelque mot consolant, s’il ne peut être tendre.
Des jours qui m’étaient dus je n’ai pas la moitié ;
Laisse en aller mon âme en rêvant ta pitié !
Hélas ! devant la mort montre un peu d’indulgence[28] !

— La mort n’est que la mort et n’est pas la vengeance.

— Ô Dieux ! si jeune encor ! tout son cœur endurci !
Qu’il t’a fallu souffrir pour devenir ainsi !
Tout mon crime est empreint au fond de ton langage.
Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage.
Mais viens, écoute-moi, viens, je mérite et veux
Que ton âme apaisée entende mes aveux.
Je jure, et tu le vois, en expirant, ma bouche
Jure devant ce Christ qui domine ta couche,
Et si par leur faiblesse ils n’étaient pas liés[29].
Je lèverais mes bras jusqu’au sang de ses pieds ;
Je jure que jamais mon amour égarée

N’oublia loin de toi ton image adorée ;
L’infidélité même était pleine de toi,
Je te voyais partout entre ma faute et moi.
Et sur un autre cœur mon cœur rêvait tes charmes[30]
Plus touchants par mon crime et plus beaux par tes larmes[31].
Séduit par ces plaisirs qui durent peu de temps[32],
Je fus bien criminel ; mais, hélas ! j’ai vingt ans.

— T’a-t-elle vu pâlir ce soir dans tes souffrances ?

— J’ai vu son désespoir passer tes espérances.
Oui, sois heureuse, elle a sa part dans nos douleurs ;
Quand j’ai crié ton nom, elle a versé des pleurs ;
Car je ne sais quel mal circule dans mes veines ;
Mais je t’invoquais seule avec des plaintes vaines.
J’ai cru d’abord mourir et n’avoir pas le temps
D’appeler ton pardon sur mes derniers instants.

Oh ! parle ; mon cœur fuit ; quitte ce dur langage[33] ;
Qu’un regard… Mais quel est ce blanchâtre breuvage
Que tu bois à longs traits et d’un air insensé ?

— Le reste du poison qu’hier je t’ai versé. »


Écrit en 1823, dans les Pyrénées[34].
  1. Il semble bien que le point de départ du poème se trouve dans une anecdote publiée par une revue légitimiste, la Foudre, dont un vieux camarade de Vigny, A. de Beauchamp, était le principal rédacteur. On lit dans le n° du 5 novembre 1821 l’entrefilet suivant : « Une Anglaise, se trouvant au lit de la mort, conjura son mari de lui pardonner une faute dont elle était coupable, et lui avoua qu’elle lui avait fait infidélité. « Soyez tranquille, ma chère, lui répondit son mari ; je vous pardonne de bon cœur, mais il faut qu’à votre tour vous usiez d’indulgence envers moi. Je vous avoue que m’étant aperçu de ce que vous venez de m’avouer, je vous ai empoisonnée, ce qui est la cause de votre mort. » Il est à remarquer que l’anecdote a été reproduite mot pour mot dans les Lettres Champenoises, tome XIII, 1823, p. 271.
  2. Var : O, P2, A, rayons
  3. Var : O, A l’air pur d’une nuit
  4. Var v. 6-8 : O, Une autre aurore ici dans l’ombre semble naître ; | Car la lune, de loin, unit son feu d’argent | Au feu qui, suspendu, veille rose et changeant ;
  5. Var v. 9-10 : P2, A substituent à ces deux vers les six vers suivants : Car sa flamme est auprès de celle de la terre | Ce qu’est l’amour céleste à l’amour adultère. | Comme un fleuve de lait lentement répandu, | Inondant le tapis dans la chambre étendu, | L’astre mystérieux présente à l’œil des pièges, | Il éclaire en montant le velours bleu des sièges,
  6. Var : O, où la sieste s’endort
  7. Var : O, P2, madone D, deux roses
  8. Var : O, F2, A, Ô jamais
  9. Var : O, P2, Ne peut voir
  10. Byron, Childe Harold, trad. Pichot, chant I, st. xlvi : Mais tous les habitants de Séville, croyant encore leur ruine éloignée, se livrent aux fêtes, aux chants joyeux… On n’entend point le son guerrier du clairon, mais la guitare des amants… La jeunesse avide de plaisirs fait ses expéditions nocturnes… — St. lv : Si vous l’aviez connue aux jours de la paix, vous auriez admiré ses yeux plus noirs que son voile, les accords mélodieux dont elle faisait retentir les bosquets de l’amour, les boucles pendantes d’une chevelure qui défiait l’art du peintre, sa taille aérienne et sa grâce divine… — St. lxvii : [À Cadix], depuis le matin jusqu’à la nuit, depuis la nuit jusqu’au moment où la timide aurore éclaire en rougissant les joyeux groupes de la gaieté, on entend la tendre romance… — St. lxviii : Le dimanche arrive. Comment sur ce rivage chrétien honore-t-on le jour destiné à un pieux repos ? On célèbre une fête solennelle ; j’entends mugir le roi des forêts… Ces furieux applaudissent à l’aspect des entrailles palpilantes ; la beauté n’a pas détourné les yeux ; elle n’a même pas feint d’être émue… — St. lxxi : Aussitôt que la cloche du matin a sonné neuf heures, tes dévots habitants comptent les grains de leur rosaire… Ils courent de là au cirque.
  11. Var : O, Torréador. P2, A-C3, Toréador.
  12. Var v. 25-34 : Au lieu de ces dix vers, O, P2 donnent les deux vers ci-après, qui font corps avec le paragraphe suivant : Laissant ses cheveux noirs flotter sur son épaule, | Comme ce long manteau qui tombe autour du saule, | Dolorida, etc.
  13. Byron, Childe Harold, I, st. lxxx : Quoiqu’une armée nombreuse se soit réunie contre l’usurpateur, il reste encore assez d’Espagnols loin des camps pour aiguiser en secret le poignard qui doit punir par le trépas la plus légère offense. Mais le règne de la jalousie est fini…
  14. Berlin, Élégies, I, 8 (portrait d’Eucharis jouant de la harpe) :

    Et le voile incertain des cordes transparentes,
    Même en les dérobant, embellit ses appas.

  15. Var v. 35-58 : B-C3 suppriment totalement ces quatre vers et les remplacent par les vers 55-58 du texte définitif : Pourquoi Dolorida, etc.
  16. Var : O, la nuit
  17. Le Brun, Élégies, IV, 4 :

    La lumière veillait : elle offrait à ma vue
    En dépit des rideaux importuns et jaloux
    Ta, vermeille beauté mollement étendue
    Sous un lin qui voilait les charmes les plus doux.
    Je n’osais soulever l’importune barrière…

  18. Var : P2, A, L’Amour
  19. Var : D, nuds
  20. André Chénier (éd. de 1819) :

    Peut-être avant que l’heure en cercle promenée
    Ait posé sur l’émail brillant,
    Dans les soixante pas où sa course est bornée,
    Son pied sonore et vigilant…

    — Millevoye, La demeure abandonnée :

    L’aiguille qui du temps, dans ses douze demeures
    Ne marque plus les pas…

  21. Var : P2, A-C3 le compas
  22. Var : B-C3, que toujours elle attend ?
  23. Byron (Mazeppa, XII), peint le cheval qui emporte son héros « aussi furieux qu’un enfant gâté dont on contrecarre le caprice, ou bien, — plus terrible encore, — qu’une femme en colère qui n’en veut faire qu’à sa tête. » — Giaour, trad. Pichot : Telle on voit, dans les vertes prairies de Cachemire, la reine des papillons de l’Orient qu’un enfant poursuit sans pouvoir l’atteindre : chaque fois qu’elle se pose sur une fleur, il croit enfin la saisir, son cœur palpite, il approche une main tremblante : l’insecte aux ailes d’azur s’échappe encore, et laisse le jeune chasseur haletant et l’œil humide de larmes. C’est ainsi que brillante et volage comme le papillon, la beauté se joue des désirs de l’enfant devenu homme.
  24. Var v. 55-58 : Ces quatre vers manquent totalement dans O, P2, A ; ils sont supprimés à cette place dans B-C3, en raison de leur substitution aux vers 35-38.
  25. Var v. 61-62 : O, Chaque son a longtemps retenti dans ce vide. | Et la lampe luttait, et sa flamme livide
  26. Var : O, Malheureuse ! à ses yeux
  27. Var : D, dans mon sang
  28. Var : P2, Hélas ! avec la mort es-tu d’intelligence ?
  29. Var v. 111-112 : O, entre parenthèses.
  30. Var v. 117-118 : O, Nul sourire enchanté ne me cachait tes larmes, | Et sur un autre cœur mon cœur rêvait tes charmes,
  31. Millevoye, Les regrets d’un infidèle :

    Oui, c’en est fait, Isore, un sentiment vainqueur
    Triomphe du nœud qui nous lie !
    Pauvre Isore, j’ai vu Délie :
    Délie a tous mes vœux, Délie a tout mon cœur.
    Et tandis que la nuit obscure
    Protège, loin de toi, nos muets entretiens.
    Tandis que ma bouche parjure
    Appelle des baisers qui ne sont plus les tiens.
    Aux tremblantes lueurs d’une lampe affaiblie
    Tu relis le dernier serment
    De l’infidèle qui t’oublie ;
    Tu songes à l’amour et tu n’as plus d’amant !
    Je suis déjà puni. Ta rivale a des charmes…
    Eh bien ! ton souvenir est encor plus puissant.
    Je te pleure eu te trahissant ;
    La légère inconstance a donc aussi des larmes !

  32. Var : O, qui vivent
  33. Var v. 149-150 : O, Oh ! parle, hâte-toi, pleure sur ton veuvage, Pleure moi !…
  34. La date manque dans O, P2.