Poèmes antiques et modernes/La Neige

Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 179-184).


LA NEIGE[1]

poème


La division en deux sections n’existe pas dans O.

Sous-titre : O, P2, Ballade. A, Conte.

I

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires[2],
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance,
Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher
L’immobile corbeau sur l’arbre se balance.
Comme la girouette au bout du long clocher !


Ils sont petits et seuls, ces deux pieds dans la neige.
Derrière les vitraux dont l’azur le protège,
Le Roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir[3],
Car il craint sa colère et surtout son pouvoir.

De cheveux longs et gris son front brun s’environne.
Et porte en se ridant le fer de la couronne[4] ;
Sur l’habit dont la pourpre a peint l’ample velours.
L’empereur a jeté la lourde peau d’un ours[5].


Avidement courbé, sur le sombre vitrage
Ses soupirs inquiets impriment un nuage.
Contre un marbre frappé d’un pied appesanti,
Sa sandale romaine a vingt fois retenti[6].

Est-ce vous, blanche Emma, princesse de la Gaule ?
Quel amoureux fardeau pèse à sa jeune épaule ?
C’est le page Éginard, qu’à ses genoux le jour
Surprit, ne dormant pas, dans la secrète tour.

Doucement son bras droit étreint un cou d’ivoire.
Doucement son baiser suit une tresse noire.
Et la joue inclinée, et ce dos où les lis
De l’hermine entourés sont plus blancs que ses plis[7].

Il retient dans son cœur une craintive haleine,
Et de sa dame ainsi pense alléger la peine.
Et gémit de son poids, et plaint ses faibles pieds[8]
Qui, dans ses mains, ce soir, dormiront essuyés ;

Lorsqu’arrêtée Emma vante sa marche sûre,
Lève un front caressant, sourit et le rassure,

D’un baiser mutuel implore le secours,
Puis repart chancelante et traverse les cours[9].

Mais les voix des soldats résonnent sous les voûtes,
Les hommes d’armes noirs en ont fermé les routes ;
Éginard, échappant à ses jeunes liens,
Descend des bras d’Emma, qui tombe dans les siens.

II


Un grand trône ombragé des drapeaux d’Allemagne[10]
De son dossier de pourpre entoure Charlemagne.
Les douze pairs debout sur ses larges degrés[11]
Y font luire l’orgueil des lourds manteaux dorés[12].

Tous posent un bras fort sur une longue épée,
Dans le sang des Saxons neuf fois par eux trempée ;
Par trois vives couleurs se peint sur leurs écus
La gothique devise autour des rois vaincus.

Sous les triples piliers des colonnes moresques,
En cercle sont placés des soldats gigantesques,
Dont le casque fermé, chargé de cimiers blancs,
Laisse à peine entrevoir les yeux étincelants.

Tous deux joignant les mains, à genoux sur la pierre.
L’un pour l’autre en leur cœur cherchant une prière,
Les beaux enfants tremblaient, en abaissant leur front
Tantôt pâle de crainte ou rouge de l’affront.

D’un silence glacé régnait la paix profonde.
Bénissant en secret sa chevelure blonde.
Avec un lent effort, sous ce voile, Éginard
Tente vers sa maîtresse un timide regard[13].

Sous l’abri de ses mains Emma cache sa tête,
Et, pleurant, elle attend l’orage qui s’apprête[14] :
Comme on se tait encore, elle donne à ses yeux
À travers ses beaux doigts un jour audacieux.

L’Empereur souriait en versant une larme,
Qui donnait à ses traits un ineffable charme ;
Il appela Turpin, l’évêque du palais,
Et d’une voix très douce il dit : Bénissez-les.



Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires.
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé[15] !


1820[16].
  1. La légende que Vigny raconte ici après beaucoup d’autres, notamment après Millevoye, auteur, en 1808, d’un poème d’Emma et Éginard, a pour point de départ une tradition recueillie, vers la fin du xiie siècle, dans le Cartulaire de l’abbaye de Lorsch. On en trouvera le texte intégral dans les Monumenta Germaniæ historica de Pertz, Scriptoruni, tomus XXI, Hannoverae, 1868, p. 357-359, ou dans les Œuvres complètes d’Éginhard, éd. Teulet, Paris, 1840-1843, tome 11, p. xxiv et 61. Je donne ci-dessous quelques extraits du récit abrégé qui, inséré dans le Dictionnaire de Bayle, art. Éginhart, puis dans le Spectateur, ou le Socrate moderne, trad. de l’anglais, 51e discours, 1716, popularisa cette anecdote, destinée à devenir, entre 1770 et 1825, grâce à la vogue du genre troubadour, un des thèmes favoris de la poésie française.

    « Éginhart, chapelain et secrétaire de Charlemagne… était aimé de tout le monde. Il le fut même ardemment d’Imma, fille de cet empereur, et il conçut aussi pour elle beaucoup de passion… Il se glissa de nuit à l’appartement de la Princesse… Il se voulait retirer avant la pointe du jour ; mais il s’aperçut que pendant qu’il s’était bien diverti avec Imma, il était tombé beaucoup de neige. Il craignit donc que la trace de ses pas ne le fit découvrir, et il s’entretint de son inquiétude avec la Princesse… Elle s’offrit de charger sur ses épaules son amant, et de le porter jusques au-delà de la neige. L’empereur avait passé cette nuit-là sans dormir… Il se leva de grand matin, et regardant par la fenêtre, il vit sa fille qui avait de la peine à marcher sous le fardeau qu’elle portait, et qui, après s’en être défaite, se retirait au plus vite. Il fut ému et d’admiration et de douleur… » Charlemagne assemble son conseil, et lui soumet le cas. « Les avis furent partagés : plusieurs conseillers opinèrent à une rude punition ; les autres, ayant bien pesé la chose, conseillèrent à l’empereur de la décider lui-même. Voici quelle fut sa décision. Il déclara qu’en châtiant Éginhart, il augmenterait plutôt la honte de sa famille qu’il ne la diminuerait, et qu’ainsi il aimait mieux couvrir cette ignominie sous le voile du mariage… On fit entrer le galant… Je vous donnerai ma fille, lui dit Charlemagne, cette porteuse qui vous chargea si bénignement sur son dos. Tout à l’heure on fit venir la Princesse, et on la mit entre les mains d’Éginhart, aussi bien dotée que le pouvait être la fille d’un si grand prince n. Vigny a pu lire ce conte un peu partout, en particulier dans l’Histoire de Charlemagne, de Gaillard, 1782, t. II, p. 554.

  2. Var : O, branches d’arbre
  3. Var : O, roi
  4. Gaillard, Histoire de Charlemagne, II, p. 124 : Il eut grand soin de joindre au titre de Roi des Français celui de Roi des Lombards… Il voulut, suivant l’usage des anciens rois de Lombardie, recevoir dans Modèce ou Monza, bourg voisin de Milan, la couronne de fer. — En note : C’était une couronne d’or, dans laquelle il y avait un cercle de fer incrusté.
  5. Ces détails paraissent provenir de la Vie de Charlemagne, d’Éginhard, par l’intermédiaire vraisemblablement de Gaillard, qui y renvoie au t. III, p. 194, de son histoire, à propos du costume de Charlemagne. Je cite le teste d’Éginhard : Le costume ordinaire du roi était celui de ses pères, l’habit des Francs ; il avait sur la peau une chemise et des haut-de-chausses de toile de lin ; par-dessus étaient une tunique serrée avec une ceinture de soie et des chaussettes ; des bandelettes entouraient ses jambes, des sandales renfermaient ses pieds, et l’hiver un justaucorps de peau de loutre lui garantissait la poitrine et les épaules contre le froid.
  6. Éginhard, Vie de Charlemagne : Deux fois seulement, dans les séjours qu’il fit à Rome,… il consentit à prendre la longue tunique, la chlamyde et la chaussure romaine.
  7. Var : O, P2, A, que les plis.
  8. Var : O, ces faibles pieds
  9. Var : O, chancelant
  10. Gaillard, Histoire de Charlemagne, II, p. 44 : Les Allemands…, qui n’occupaient qu’une petite contrée de la Germanie, et qui n’égalaient pas, à beaucoup près, la puissance des Saxons, ont eu l’honneur de donner leur nom à la Germanie entière, que nous appellerons désormais indifféremment de son nom ancien, Germanie, ou de son nom moderne, Allemagne.
  11. Var : P2, sur les larges degrés
  12. Gaillard, Histoire de Charlemagne, II, p. 465 (d’après le Moine de Saint-Gall) : Les Ambassadeurs [grecs] furent admis à l’audience de l’Empereur dans le palais de Seltz en Alsace ; on les fit passer par quatre grandes salles superbement ornées, et où la pompe allait toujours croissant de salle en salle. Dans la première, qui était consacrée au faste militaire, une foule de guerriers et d’officiers, revêtus les uns d’habits somptueux, les autres de riches armures, environnait avec respect un trône élevé, sur lequel était assis un Roi devant qui les Ambassadeurs allaient se prosterner, lorsqu’on les avertit que cet honneur devait être réservé à l’Empereur, dont ils ne voyaient là que le Connétable… Au fond d’un appartement encore plus riche, ils trouvèrent l’Empereur tout éclatant d’or et de pierreries, au milieu des Rois ses enfants, des Princesses ses filles, et d’une multitude de Prélats et de Ducs. — Le tome III, p. 288 et suiv., contient une longue dissertation sur la Pairie : Rien de si célèbre chez les romanciers que les douze pairs de Charlemagne… Ces douze Pairs ou Paladins de Charlemagne étaient douze guerriers distingués, douze braves.
  13. Var : O, un oblique regard.
  14. Var : O, P2, pleurante
  15. Var : O, branches d’arbre
  16. La pièce n’est pas datée dans O, P2.