Poèmes antiques et modernes/Le Cor

Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 185-190).


LE COR

poème


La division en quatre sections n’existe pas dans O.

Sous-titre : O, P2, Ballade. A, Conte.

I

J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois[1].
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois.
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,
J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins antiques.

Ô montagnes d’azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;

Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons[2][3] !
C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre[4]
Les airs lointains d’un Cor mélancolique et tendre[5].

Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit.
De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.

Une biche attentive, au lieu de se cacher.
Se suspend immobile au sommet du rocher.
Et la cascade unit, dans une chute immense.
Son éternelle plainte au chant de la romance[6].

Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor[7] ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor[8] ?
Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre vallée
L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée[9] !

II


Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui[10].
Il reste seul debout, Olivier près de lui ;
L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore.
« Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More[11] ;

« Tous tes Pairs sont couches dans les eaux des torrents. » —
Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
» Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
» Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées. »

— « Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. »
Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,
Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.

— « Merci, cria Roland ; tu m’as fait un chemin[12]. »
Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,
Sur le roc affermi comme un géant s’élance.
Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.

III


Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
À l’horizon déjà, par leurs eaux signalées.
De Luz et d’Argelès se montraient les vallées[13].

L’armée applaudissait. Le luth du troubadour
S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.

Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi[14].
Assis nonchalamment sur un noir palefroi
Oui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes :

« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
» Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu.
» Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes[15]
» Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.

» Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »
Ici l’on entendit le son lointain du Cor[16]. —
L’Empereur étonné, se jetant en arrière.
Suspend du destrier la marche aventurière.

« Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs
» Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
» Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée[17]
» Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée. »

Et l’Empereur poursuit ; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.
Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe[18].
Le Cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.

« Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car, si Roland[19]
» Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
» Arrière, chevaliers, repassons la montagne !
» Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne ! »

IV


Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
À l’horizon lointain fuit l’étendard du More[20].

— « Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
— » J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant.
» Tous deux sont écrasés sous une roche noire[21] ;
» Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d’ivoire[22],
» Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »



Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois[23] !


Écrit à Pau, en 1825[24].
  1. Var : O, cor
  2. Delille, L’Homme des Champs, ch. iii :

    Ici de frais vallons, une terre féconde ;
    Là des rocs décharnés, vieux ossements du monde ;
    À leur pied le printemps, sur leur front les hivers.

  3. Var : O, trônes
  4. Var : O, P2, A, les pieds
  5. Var : O, cor
  6. Var : C3, D, aux chants
  7. Var : O, chevaliers
  8. Var : O, cor
  9. Var : O, Rolland
  10. Le récit de Vigny est fondé sur la Chronique des prouesses et faits d’armes de Charlemagne, attribué à l’archevêque Turpin, dont il avait pu lire le résumé dans la Bibliothèque Universelle des Romans, 1er livraison de juillet 1777, ou dans l’Histoire de Charlemagne, de Gaillard, 1782, t. III, p. 474. L’épisode avait été dramatisé par Marchangy dans un Chant funèbre en l’honneur de Rolland, inséré au t. III, p. 71, de la Gaule Poétique, 3e éd., 1819. Il semble bien que Vigny ait extrait de cette prose emphatique et prolixe, pour les recomposer sur un autre plan, quelques-unes des données essentielles de son poème : « Ce preux invincible dit à ses guerriers : Retournez à la patrie impatiente ; l’absence a trop longtemps désolé vos amours et refroidi la cendre de vos foyers hospitaliers ; partez, je marcherai le dernier, afin que, si les vaincus épars, se ralliant au cri de la vengeance, veulent suivre en les menaçant nos illustres bannières, ils rencontrent l’écueil de mon bouclier… — Oui, nous te précédons, lui répondent ses compagnons… Allons suspendre des lauriers aux portes de nos temples ; allons accorder les lyres et tresser les couronnes des festins… Tout à coup un bruit sourd fait retentir la triple chaîne des échos sonores. Le preux, sans s’effrayer, lève les yeux et voit la cime des monts hérissée de soldats nombreux. Forts de leur nombre, et plus encore de leurs postes inexpugnables, les lâches crient au héros qu’il faut mourir… Leurs carquois s’épuisent, mais ils arrachent les mélèzes, les sapins et les cyprès ; ils font rouler des rochers énormes, qui, dans leur chute, détournent le cours des torrents, entraînent les neiges amoncelées… Ses compagnons ont disparu ; mais sanglant, mutilé, il se montre encore debout, et c’est lui qui menace… Les débris qu’on lui lance, les troncs d’arbres, les éclats des pics fracassés, les éboulements des montagnes, sont autant de degrés qu’il escalade pour atteindre les hauteurs. Déjà son front terrible a dépassé l’abîme ; les perfides le voient, jettent leurs armes et s’enfuient en poussant d’affreux… Il sonne du cor, et le son qu’il en tire roule comme un tonnerre dans les gorges de Roncevaux… La sentinelle des châteaux lointains s’inquiète à ce bruit surnaturel qui se fait entendre jusqu’à l’armée française. Elle a soudain connu le danger de Rolland, car lui seul pouvait faire résonner avec tant de force le belliqueux instrument… Mais à mesure qu’elle s’avance à son secours, le bruit s’affaiblit, et le cor n’était plus animé que par les derniers soupirs de Rolland ; il expirait… et nos bataillons, entourant les bords de l’abîme, gémissent pendant trois jours sur le plus magnanime et le plus courageux des guerriers. » — Il peut être intéressant de rappeler que le tableau de Michallon, La mort de Roland (Musée du Louvre), avait été exposé au Salon de 1819.
  11. Var : O, Rolland, O, le Maure.
  12. Var : O, Rolland
  13. Var : O, P2, Argèlez
  14. Var : O, Rolland
  15. Var : O, P2, Par le grand saint Denis,
  16. Var : O, cor.
  17. Var v. 67-68 : O, ou les voix étouffées | Du nain vert Oberon qui parle avec les fées. » P2, Oberon P2, A, fée. »
  18. Var v. 71-72 : O, P2, Il redoute en secret les trahisons du Maure (P2, More). | Le cor (P2, Cor) éclate et meurt, se tait et sonne encore.
  19. Var : O, Rolland
  20. Var : O, Maure.
  21. Var : O, Leurs corps sont écrasés
  22. Var : O, cor
  23. Var : O, cor
  24. La pièce n’est pas datée dans O, P2.