Poèmes (Canora, 1905)/Le poète

(p. 189-200).


II


le poète

 
Comme le vent léger, à l’aube, fait déclore
Les pâles nénuphars sur les lacs endormis,
Ainsi, le souffle pur de vos hymnes sonores
A passé sur mon cœur, et mon cœur a frémi.

Ô mon maître ! s’il faut pour penser et pour vivre
Un nouvel Idéal aux hommes de demain,
C’est moi qui fleurirai la route qu’ils vont suivre,
C’est moi qui guiderai leurs rêves et leurs mains !

Je ne chanterai plus les batailles sanglantes,
Le triomphe des rois, vêtus de pourpre et d’or,
Ni du sang des vaincus les dalles ruisselantes,
Ou de rares heureux les somptueux trésors.

 

Je ne chanterai plus l’éclat bruyant des chasses
Et le cerf palpitant, qui pleure sous l’épieu ;
Je ne gravirai plus la cime du Parnasse
Pour rajeunir encor la légende des dieux.

Nul ne trouvera plus, en strophes langoureuses,
Les maux les plus subtils par mes soins déclamés,
Ou bien, en un recueil de petits vers pâmés
Les plus secrets frissons des chairs voluptueuses.

J’élèverai plus haut mes hymnes triomphants,
Pour que l’homme et la femme, et l’aïeul et l’enfant,
Par les bourgs, les cités, les vallons et les plaines,
Chantent tous, désormais, à voix claire et sereine,
La dignité suprême et l’honneur du travail
En des temples nouveaux gravés aux blancs portails.
— Qu’il retourne la terre ou garde de la grêle
Sous un vitrail poli des fleurs pures et frêles ;
Qu’il martelle le cuivre, ou qu’il coule l’acier ;
Qu’il marque par l’aiguille ou par le balancier
La fin et le retour des tâches coutumières,
Ou qu’il fasse jaillir la force et la lumière
De la houille, arrachée aux antres ténébreux ;
Qu’il prenne leurs trésors aux flots impétueux,

 
Ou médite les lois de la vie et du monde,
Tout travailleur est grand, et sa tâche est féconde,
S’il donne ses bras forts, son esprit ou son cœur.
Je veux donc qu’il espère en son digne labeur.
Je lui dirai : « Jadis, des légendes trompeuses
« Vouèrent l’être humain aux tâches douloureuses,
« Afin qu’il expiât, dans l’ombre et le mépris,
« Par les ordres de Dieu, l’orgueil d’avoir appris.
« Il ne lèverait plus sa misérable face
« Que pour prier. Eh bien, regarde par l’espace
« Les vignes et les champs croître sous le soleil.
« Vois, sur les coteaux bleus, la vigne au fruit vermeil !
« Le travail, c’est le Dieu qui créa ces richesses !
« Il sauva tes aïeux aux heures de détresse ;
« II les rendit vainqueurs des tigres et des loups,
« Abattit des forêts immenses sous leurs coups,
« Façonna par leurs mains les métaux et la pierre ;
« Des torrents écumeux fit de lentes rivières,
« Et, sur les pics abrupts, édifia des tours !
« C’est le travail, qui doit t’apporter quelque jour,
« Non pas le châtiment, mais l’allégresse fière
« De pétrir à ton gré la subtile matière.
« Par lui, tout artisan sera l’égal d’un roi,
« Et les peuples unis grandiront sous sa loi !
« Et moi je chanterai ses fécondes conquêtes
« Quand le printemps nouveau mettra la terre en fête…


une jeune fille, dans la foule.
(Accompagnement de harpe.)

 
Mais les prés fleuris baignés de soleil,
Le bonheur d’aller cueillir au réveil
Les grands boutons d’or et les anémones ;
Mais les bois remplis de lourdes senteurs
Où je passais triste, et les yeux en pleurs
D’avoir vu neiger les feuilles d’automne ?

une autre jeune fille


Mais les soirs d’été, chauds et solennels,
Où je m’attardais l’âme dans le ciel,
Le cœur oppressé, les lèvres ardentes,
Pressant une fleur sur mon cœur pâmé,
Et croyant entendre un nom bien-aimé
Dans l’écho lointain des eaux murmurantes ?

un homme


Mais le bon vin frais, qu’on boit en chantant,
Les bras au repos, et le cœur content,
Sous l’asile ombreux de vertes charmilles,
Les parents groupés un jour de loisir,
Les jeux de garçons, rouges de plaisir,
Et le rire clair des petites filles ?

 

un veillard


Mais les souvenirs ! lourds et douloureux,
Qui courbent au sol la tête des vieux
Et rident le front des veuves pâlies,
L’éternel désir, l’éternel émoi
Qui font la beauté triste de la vie
Ne doivent-ils plus s’exprimer par toi ?

le poète


Celui qui célébra la Rome souveraine
Ordonnant l’univers sous une même loi,
Virgile, aimait à voir fumer au loin les toits
Quand l’ombre des grands monts s’allongeait dans les plaines,
S’il n’avait pas connu la joie et la douleur,
S’il n’avait pas aimé l’infinité des êtres,
Il eut, en vain, conté les luttes des ancêtres
Et d’un règne de gloire annoncé la splendeur.
Amis, j’aime le ciel où tremblent les étoiles,
Les coteaux empourprés par le soleil couchant,
J’aime les longs flots bleus, tachés de blanches voiles,
J’ai connu le plaisir des danses et des chants !
J’ai couru par les bois, tout défaillant d’ivresse,
Et le cœur embaumé des roses de l’amour,
J’ai sangloté de deuil, j’ai crié de détresse
Quand celle que j’aimais me quitta pour toujours !

 
J’ai passé bien des nuits, seul à travers les dunes.
En écoutant hurler, dans l’ombre, les flots noirs,
J’ai frémi de pitié devant chaque infortune
Comme une harpe d’or qui vibre au vent du soir !
Oui, toute œuvre serait lamentable et stérile
Qui n’exhalerait pas les enivrants parfums
Des bois pleins de muguets, et des iris graciles,
Et l’encens capiteux des souples cheveux bruns,
Où tout ce qui bruit et tout ce qui respire
Ne mettrait son murmure et son souffle, où le ciel,
Où le soleil ardent dont la terre est l’empire,
N’apparaîtraient aux yeux, comme un cadre éternel
Au cortège incessant des peuples et des races ! —
Mais enfin, j’ai compris que la pure splendeur,
Qui semblait résider dans le temps et l’espace,
N’existe que par l’homme et grandit en son cœur.
Pour lui, le soleil brille et la terre est fleurie,
L’univers n’est plus rien, lorsque l’esprit s’endort.
Le monde est mon autel. J’y chanterai la vie,
La naissance de l’être, et l’hymen, et la mort.

(Berceuse à l’orchestre.)


Comte, ce nouveau-né sous la blonde lumière,
Chair vagissante et frêle où s’éveille un cerveau,
C’est toi qui m’as appris qu’il était saint et beau,
Héritier de l’effort tenace de ses pères,
Ouvrier à venir de sublimes travaux.

 
Pour sa petite voix, j’aurai des hymnes pures,
Je ferai resplendir son âme, à son éveil,
Comme une source claire au lever du soleil,
Pour qu’il aime à plein cœur, sourie à la nature
Et rêve d’être juste, à l’heure du sommeil.

(À l’orchestre, Marche nuptiale, prolongée par l’orgue pendant la récitation.)


Ô maître, inspire-moi des strophes d’allégresse
Pour l’instant solennel où, pâles de bonheur,
Les yeux noyés d’extase, et l’espérance au cœur,
Les époux uniront leurs ferventes jeunesses
Par les temples jonchés de palmes et de fleurs.

Qu’ils marchent, enivrés d’encens et d’harmonie,
Vers l’aïeul souriant venu pour les bénir,
Ceux-là, qui n’auront plus qu’un même saint désir,
Ceux qui se sont élus pour transmettre la vie,
Le corps et la pensée, aux âges à venir !

Qu’ils marchent, enlacés sous les voûtes de pierre,
Ou le long des ruisseaux au miroir cristallin,
Dans les parcs, aux massifs embaumés de jasmin,
Au flanc des coteaux verts inondés de lumière
Ou devant les blés d’or qui bordent le chemin

 

Qu’importe ! l’univers resplendit comme un temple,
Et ceux-là sont pieux qui veulent être bons
Et ne gardent au cœur que l’humble ambition
De laisser aux enfants, nourris, de leur exemple,
L’espoir de féconder de plus lointains sillons !

Tous deux, ils n’auront plus qu’une chair, plus qu’une âme
Quand l’épouse aura dit : « je t’aime plus que moi
Et je ne m’aimerais, si ce n’était pour toi. »
Leurs bouches frémiront d’un long baiser de flamme,
Leurs cœurs palpiteront d’un même tendre émoi.

Et l’époux songera devant la vierge aimante
Que l’hymen ne serait qu’un caprice du sort,
Si du baiser charnel notre âme était absente !
Et lorsqu’il la prendra, superbe et consciente,
C’est qu’il voudra n’aimer qu’elle jusqu’à la mort.

(Arrêt brusque de l’orchestre.)


le chœur des jeunes filles


La mort ! oserais-tu la regarder en face,
Poète ? Il me souvient, un jour, d’avoir placé
Ma lèvre — adieu suprême — au front d’un trépassé,
Quand je me redressai, ma lèvre était de glace.

 

La mort écrase au sol les corolles des fleurs,
Livre aux corbeaux hideux les fauvettes légères ;
Éteint les yeux, raidit les bras des jeunes mères
Devant les orphelins, qui sanglotent d’horreur !

Elle étreint notre cœur de ses serres cruelles,
Pose un masque hideux sur les traits les plus beaux,
Elle emplit de silence et d’ombre, le cerveau,
Frôle et plaintif écho des rumeurs éternelles…

Quand l’heure de la mort aura sonné pour nous,
Tes chants soutiendront-ils nos forces défaillantes,
Ami ? car son approche est pleine d’épouvante,
Fait haleter ma gorge et trembler mes genoux !

le poète


(Accompagnement de harpe.)


Les hivers glacent les fontaines,
Dispersant à travers les plaines
Les feuilles pâles des vieux chênes,
Plus de mésanges dans les bois.
Avril sourit, les sources libres
Jaillissent, et le grand ciel vibre
De mille chansons à la fois.

 

Un homme naît, s’agite et passe,
Sans qu’un frisson trouble l’espace
Quand la mort unit sa chair lasse
Avec les airs, le sol, les eaux,
Car, des cellules qu’elle mêle,
Vont surgir des formes nouvelles
Et des êtres jeunes et beaux.

Ainsi le doux Ovide chante
Qu’un soir Halcyone expirante
Étreignait, dans l’onde mouvante
Ceix… le cœur lourd de sanglots,
Quand soudain, les amants fidèles,
Emportés par de larges ailes,
S’envolèrent au ras des flots…

Ainsi Vénus sauveuse et bonne
Créa la tige qui frissonne
Des printanières anénomes,
Du corps palpitant d’Adonis ;
Et du sang pourpre d’Hyacinthe
Apollon fit une fleur sainte
Plus enivrante que le lys.

(La harpe cesse.)

 

Ainsi tu renaîtras comme au temps des légendes,
Femme ! tes seins seront les fleurs pâles des landes,
Tes yeux clairs brilleront dans le cristal des eaux,
Ton souffle ira, baisant la cime des roseaux
Ou la nuit, feu follet, errera par les combes
Sur les étangs herbeux, les ruisseaux et les tombes.
Ta sève nourrira, sous les tendres gazons,
Le laurier qui fleurit au seuil de ta maison,
La brise gardera ta voix, plaintive et douce,
Et tes souples cheveux épaissiront la mousse
Où ceux dont tu soutiens l’espérance, et la foi
Viendront s’agenouiller, le cœur rempli de toi,
De ton cher souvenir, qui lentement s’épure
Quand ton corps évolue au soin de la nature.
Tu resteras en eux, telle qu’aux plus beaux jours,
Inspirant leur pensée, exaltant leur amour
Avec des mots très doux apaisant leur colère,
Devisant auprès d’eux, comme tu fis naguère,
Bon ange familier — dont parfois ils croiront
Sentir les doigts légers se poser sur leur front.
Puis les temps passeront, et les lèvres amies
Se tairont tour à tour ; mais tu seras bénie
Parmi ces bienfaiteurs, inconnus des vivants,
Dont le nom chaque jour brille au soleil levant,
Gravé sur le parvis des vastes sanctuaires.
L’un bâtit une ville, et l’autre fut bon frère,
Tous deux furent vaillants. Leur effort vénéré

 
Par le culte commun sera donc consacré.
Mais comme on voit, au loin, d’étincelantes cimes
S’élancer çà et là des verdoyants coteaux,
Ainsi, des temps passés, quelques héros sublimes
Surgissent, dont un peuple honore les tombeaux.


(Ici l’orchestre, qui a préludé pendant les quatre derniers vers, exécute une Marche religieuse que prolongent des accompagnements discrets de violon pendant l’invocation.)