Poèmes (Canora, 1905)/Invocation aux morts

(p. 201-210).


III

INVOCATION AUX MORTS


 
Assistez-nous, ô Morts, dont la gloire est fêtée,
Revenez parmi nous, ainsi que des élus,
Toi qui ravis à Zeus la flamme, ô Prométhée !
Et vous, Bouddha très pur, docte Confucius,
Mahomet, qui groupas les peuplades errantes
En un peuple vaillant, autour du croissant d’or.
Théocrates, salut ! sous votre loi puissante,
L’esprit humain, jadis, prit son premier essor.

Revenez parmi nous, admirable phalange
Des disciples du Christ, Paul dont le zèle ardent
Libère au nom du ciel les esclaves, et range
Sous un dogme commun les peuples d’Occident.

 

Ambroise, qui bannis du seuil de ton Église,
Car il avait tué, Théodose empereur,
Et toi, doux communiste, ô saint François d’Assise,
Dont l’amour s’élevait aux étoiles, tes sœurs.

la femme


Paraissez-nous, ô saintes femmes,
Âmes ardentes d’autrefois,
Toi, Geneviève, dont la voix
A sauvé Lutèce des flammes ;

Béatrice au long voile blanc,
Qui guidas Dante par l’espace ;
Jeanne dont la sublime audace
Rendit la France au roi tremblant.

Et toi, la plus humble, Héloïse,
Toi qui te donnas simplement,
Car tu voulais que ton amant,
Demeurât docteur de l’Église.

(Silence.)


le poète


Ô mon maître éternel, Homère, gloire à toi !
Gloire à vous tous, dont l’art fut l’âme de la Grèce,
Appelle, Phidias, chantre d’Œdipe roi

 
Sophocle ! À vous, Latins, triste et puissant Lucrèce,
Qui foulas sous tes pieds la superstition !
Éloquent Tullius ! Tacite aux lignes brèves,
Où blêmit à jamais le masque de Néron !

Gloire à vous, dont la main donnait aux mille rêves
Du monde renaissant, la forme et la couleur !
Michel-Ange, sculptant Moïse, roi-prophète,
En sa marmoréenne et farouche grandeur,
Raphaël, illustrant dans leur beauté parfaite
Un sourire de Vierge, un geste de Platon,
Léonard de Vinci, Le Poussin, fils de France,
Ordonnant l’œuvre d’art au gré de la raison !
Rubens fougueux, créant l’éclatante ordonnance
Des palais débordant de dieux et de héros,
Rembrandt prenant au ciel les rayons et les ombres.

(Ici morceau d’orchestre d’un style large
— prolongé par les violons.)


la femme


Silence, mes amis ! Écoutons les yeux clos.
J’entends au loin des voix à nos appels répondre
Parmi les violons, les luths… Soyez bénis,
Musiciens : Mozart, Beethoven, Rossini !

 
Soit que vos airs légers rythment les souples danses.
Soit qu’ils volent au ciel ainsi qu’une espérance,
Soit que vos purs sanglots unissent tous les cœurs
Dans la haute pitié des humaines douleurs.

(Silence.)


le penseur


Salut à vous, ancêtres vénérables,
Premiers savants qui traciez sur le sable
La ligne et la courbe, et de leurs rapports
Tiriez l’instrument, arme de l’effort.
Archimède ! en vain le glaive stupide
Éteignit soudain ton regard limpide
Qu’enflammait l’éclair de la vérité ;
Ce regard luira dans l’éternité.

Toi qui sus nommer aux célestes voûtes
Chaque étoile d’or et connus la route
De la lune blanche, Hipparque, merci !
Et vous, maintenant, paraissez aussi
Par qui tour à tour furent révélées
Les lois de l’éther ! ô grand Galilée ;
Kepler et Newton montrant aux mortels
Sauvés de l’orgueil, l’humble point du ciel
Qu’est la terre, dans la lumière blonde,
Salut, ô Colomb, qui doublas le monde,

 
Magellan, bravant l’inconnu des mers.
Toi, Mongolfier, qui volas par les airs,
Watt, qui domptas la vapeur à ta guise,
Volta, par qui la foudre fut soumise,
Grand Lavoisier, dont la main, lentement,
Prit leurs secrets aux obscurs éléments.
Salut, Pasteur ! ô toi que notre Maître
Eût honoré s’il t’avait pu connaître,
Et qui reçus ce prix de ton effort
D’avoir sauvé des frères de la mort !

le prolétaire


Paraissez-nous aussi, chef des cités antiques,
Thémistocle, vainqueur des flottes de Xerxès.
Toi qui, de l’Agora, guidais la République
D’un accent de ta voix, d’un geste, Périclès ;
Régulus, qui souris en bravant les supplices
Pour que Rome devînt la reine des cités !
Gracques, martyrs épris d’un rêve de justice,
Toi, dont on adorait l’énergique bonté,
Philosophe empereur, ô clément Marc-Aurèle.
Et toi, prince des arts, Cosme de Médicis,
Qui rendis ta cité resplendissante et belle ;
L’Hôpital qui voulais tous les chrétiens unis,
Abdiquant à jamais leurs fratricides haines.
Henri quatre, bon roi, qui donnas aux Français

 
La liberté de croire, et dont l’âme fut pleine
De généreux pensers de justice et de paix !
Salut Colbert ! Turgot ! Salut fils d’Amérique,
Francklin, dont la sagesse et le robuste élan
Fécondèrent l’effort d’un peuple pacifique,
Soudainement éclos par delà l’Océan !
Salut à vous aussi, révolutionnaires,
Par qui le citoyen conquit de justes lois :
Cromwell, libérateur du peuple d’Angleterre,
Audacieux Danton, qui défiais les rois !

le poète


Ô vous, qui de l’espoir des hommes,
De leur joie et de leurs sanglots
Fîtes l’âme de vos héros,
C’est humblement que je vous nomme !

Shakespeare, ton nom resplendit
Dans la nuit où, roi sans couronne,
Léar gémit sous le ciel qui tonne !
Calme et très beau, Goethe sourit…

Puis, dans un rayon de lumière,
Bourgeois avares, faux dévots,
Méchants, égoïstes, et sots
Prennent la fuite… C’est Molière !

 

Grâce à toi, Gutemberg, leurs vers
Bravent le temps ; et leur parole
En feuilles légères s’envole
Aux quatre vents de l’Univers…

le penseur


Vierges, semez les fleurs ; femmes, levez les gerbes.
Car les voici venir, les devanciers superbes
Qui guidèrent le Maître en son labeur sacré.
Aristote, génie à jamais vénéré,
Puissant ordonnateur des lois de la pensée !
Pythagore, par qui l’âme s’est élancée
Vers un noble idéal d’ordre et de liberté.
Zenon, stoïcien, dont la mâle fierté
Apprenait à bien vivre, et toi, sage Socrate,
Qui mourus plein d’amour pour les foules ingrates.
Vous prépariez l’essor de l’humaine raison
Qu’assouplit saint Thomas et que le grand Bacon,
En l’assujettissant à son expérience,
Rendit à l’avenir fille de la Science,
Et le dogme se meurt, et l’esprit brille, et c’est
Descartes la méthode, et Hume, Condorcet,
Retraçant des aïeux chaque féconde étape.
Kant parle, et de sa voix apaisante, s’échappe
Comme un espoir nouveau d’une commune foi
Préservant notre esprit du doute et de l’effroi…

 

une jeune fille


Oui, Maître, le savoir immense
Qu’ordonna ton cerveau vainqueur,
Tu le leur dois ! Mais ton grand cœur
Qui l’emplit de douce espérance ?

Tu souffrais solitaire. Un jour
De ton être s’est élancée,
Devançant la haute pensée,
La claire flamme de l’amour.

Et la foule, dont l’âme obscure
N’avait pu t’atteindre… comprit,
Car une femme en ton esprit
Avait mis sa tendresse pure.

la femme


(Harpe.)


Gloire soit à toi, Clotilde de Vaux,
Toi que notre Maître appela sa fille,
Près de lui demeure, et que ton front brille,
Au dernier des soirs, d’un éclat nouveau !


(Orchestre. — Accompagnement crescendo jusqu’à la fin.)

 

le penseur


Ô morts, ressuscités des siècles innombrables,
Aïeux, qui surgissez des tombes et des sables
À l’appel de nos voix, soyez-nous secourables !
C’est le cœur plein d’amour que vos fils à genoux
Inclinent gravement leur tête, devant vous !

Que votre exemple pur garde notre faiblesse ;
Répandez, parmi nous, la sublime tendresse ;
Vers de plus hauts desseins élevez-nous sans cesse ;
Faites que chacun sente et proclame aujourd’hui
Qu’il ne vit que par vous et doit aimer autrui !

(Se tournant vers l’assistance.)


C’est au Grand Être Humain, désormais, qu’il faut croire.
Frères, nous marcherons vers l’ultime victoire
Où tous rayonneront dans une même gloire,
Du sublime penseur aux humbles animaux,
Qu’il rendit compaguons de ses mille travaux !

 
Comte a dit : « Votre foi, fille de la Science,
Avec elle grandit, et, pleins de confiance,
Nous relevons le front devant l’immensité…
Et pour éterniser son bienfaisant génie,
Nous vouons à l’amour de toutes les patries
Le plus grand de tes fils, ô sainte Humanité !