Poèmes (Canora, 1905)/Angoisse au soir

(p. 68-69).

III

ANGOISSE AU SOIR


Du grand plateau désert où meurent les fougères
Avec la brume, au soir, s’élève un parfum lourd
Et l’horizon cuivré des bois profonds et sourds
Garde à peine un reflet de sanglante lumière.

Le soleil s’est enfui. L’on entrevoit encor
En ses voiles légers la tranquille vallée
S’endormir ; à l’azur de la voûte étoilée,
La lune a suspendu son mince croissant d’or.

Et le poète rêve au milieu du silence.
Il est las de chercher, il est las de souffrir,
Il voudrait oublier la vie et s’endormir
Car le peu qu’il apprit a causé sa souffrance.


Comme en un tourbillon, il voit passer les jours
Des hommes, leurs espoirs, leurs rêves de jeunesse,
Puis le spectre tremblant de leur pâle vieillesse
Et la mort, qui les guette et les rejoint toujours.

Toi qui rêves d’amour, heureuse fiancée,
La mort va t’enlacer… et ses ongles pointus
Déchireront ta chair… et dans ses crocs aigus,
Au-dessus du néant tu seras balancée.

Poète qui voudrais mourir, tu le verras,
Tout à coup devant toi, se dresser face à face,
Le blanc spectre, à la voix glapissante, qui glace
Et ton orgueil sera vaincu ; tu trembleras.

L’homme pour un instant est un roseau qui pense,
Mais il n’est qu’un roseau qui penche et se flétrit.
Le poète se sent défaillir et pâlit,
Autour de lui, s’étend la solitude immense.