Poèmes (Canora, 1905)/Légende de la nuit des morts

(p. 70-74).

IV

LÉGENDE DE LA NUIT DES MORTS


Le poète rêveur est parti d’un pas lent
Et gravit la colline au clair de lune blanc,
Exhalant vers le ciel sa plainte monotone
Dans l’antique clocher, le glas funèbre sonne.
Chacun, en l’écoutant, veillera sans effort
Cette nuit, car demain c’est la fête des morts.
… Mais quels sont ces chants dans la Brume ?
N’est-ce pas un bûcher qui fume
Là-bas, dans le creux du vallon ?
Sur les blancs tapis de gazon,
Quelles sont ces lueurs qui tremblent,
Et ces ombres pâles, qui semblent
Au rythme lent du vieux clocher
Très lentement se rapprocher ?

Leur nombre emplit la plaine entière,
Elles sortent du cimetière
Noyé dans l’horizon brumeux…
Poète, à genoux, ce sont eux.
Ce sont les morts de tous les âges,
Incline-toi sur leur passage !
Au milieu des grands peupliers,
S’avancent les jeunes guerriers,
Les vieillards, les enfants, les vierges,
Leurs fronts ont des clartés de cierge,
Leur hymne est pénétrant et doux.
Celle qui les précède tous
Et les guide vers la colline,
Cette vierge chaste et divine,
C’est la Mort, qu’ils ne craignent pas
Après les suprêmes combats,
Elle a paru calme et sereine,
Comme une jeune souveraine,


Et le poète put la voir :
Elle avait un long manteau noir,
Son front plein de mélancolie
Était ceint de feuilles pâlies,
Une étoile brillait dans ses cheveux épars
Et l’éternelle paix gisait dans ses regards.


Mais soudain, le long chœur des trépassés s’arrête ;
La mort étend sa main blanche vers le poète,
Environne son front d’un cercle radieux
Et murmure pour lui ces mots harmonieux :

« Oh toi qui rêvais sur ma route,
En cette nuit d’automne, écoute
Et ne tremble plus devant moi.
Ne me crois pas ton ennemie,
La mort c’est l’éternelle amie
Des pauvres rêveurs comme toi.

L’âme humaine serait trop lasse
Sans ma faucille d’or, qui passe
Pour cueillir les rêves défunts !
Des feuilles mortes de l’automne
Naîtront bientôt les anémones,
Les roses aux troublants parfums.

Et si ta vie est passagère,
Si tu dois au sein de la terre
Dormir le sommeil du trépas,
Bientôt, ta cendre balancée
Ira rejoindre ta pensée
Aux lieux où tu guidais tes pas.


Grands lis à la corolle pure,
Cueilli près du flot qui murmure,
Tu rêveras dans les cheveux
Des vierges aux chansons légères,
Quand elles vont par les clairières
Former des chœurs harmonieux.

Ramure verte et bruissante
Des grands peupliers de la sente
Tu frémiras, quand à leur tour,
D’autres poètes, sur la mousse,
Viendront ouïr la chanson douce
Dont tu berceras leur amour.

Puis, au retour d’un soir d’automne
Où la vieille cloche résonne,
Tu surgiras tel qu’autrefois,
Et, drapé de ténèbres sombres
Ombre glissant parmi les ombres,
Tu viendras entendre sa voix.

Et les villes seront lumière,
Et les accents de la prière
Monteront des vivants vers la gloire des morts,
Vers les grands cœurs, les grands génies,
Vers ceux qui donnèrent leurs vies
Pour rendre les humains plus heureux et plus forts.


Et tous ces morts, comme en un rêve,
Penchés sur l’œuvre qui s’achève,
Écouteront la foule, au temple, les bénir,
Puis, tout enivrés d’harmonie,
Quand la fête sera finie,
Au sein de la nature, ils reviendront dormir…

Voici que très pâle,
Vers le ciel opale,
La Mort soudain a pris son vol ;
Le bûcher qui fume
Se mêle à la brume ;
Le poète gît sur le sol.
Il se lève, écoute,
Déjà sur la route
Le soleil a jeté quelques roses lueurs,
L’air frais est imprégné de subtiles senteurs.

Le poète a repris le chemin du village ;
Des derniers rameaux verts épars sur son passage
Il fit une couronne… et, pieux depuis lors,
Il va, la lyre en main, fêter le jour des morts.