Poèmes (Canora, 1905)/À propos de couvent
À PROPOS DE COUVENT
Quand on n’a pas vingt ans, et quand on est jolie,
Par les longs soirs de juin, où la mélancolie
Coule en ruisseaux lactés de l’éther infini,
Où, sans un seul frisson sur leur miroir uni,
Les flots mystérieux s’endorment sur la grève,
Je comprends qu’on s’attriste et je comprends qu’on rêve
Et, sentant l’univers trop vaste autour de soi
Qu’on se prenne à pleurer, sans trop savoir pourquoi !
Je comprends qu’on soupire, en ces matins d’automne
Lourds d’ultimes parfums, où le vent monotone
Cueille aux rameaux tremblants les pâles feuilles d’or
Et fuit par les forêts où meurt l’appel des cors !
Je comprends qu’en voyant se faner toute chose
Et s’effeuiller le cœur de la dernière rose
On sente s’éveiller comme un vague désir
D’avoir aimé, du moins, puisqu’il faudra mourir…
Mais au soleil levant s’envolent les nuages.
On s’éveille. On s’étonne, et l’on redevient sage
Une harpe qui vibre… On rêve au bal joyeux
À ce prochain concert qui sera merveilleux !
Est-il plus doux plaisir et plus exquise joie
Que d’entendre Wagner en corsage de soie
Et, lorsque vibre encor le cuivre « surhumain »
De montrer son ivresse, et ses petites mains ?
Vraiment le plaisir naît comme on ne saurait dire !
Un caprice exaucé fait éclore un sourire,
C’est le pli d’une soie ou l’éclair d’un bijou,
C’est un oiseau captif qui chante comme un fou,
Une frêle orchidée aux corolles frileuses…
Et votre regard brille, et vous êtes heureuse !…
Passe un nuage sombre, un spectre décevant,
Vous inclinez la tête et parlez de couvent !
Or ce mot est bien lourd ma sensitive amie,
Ce grand mot de couvent que vous jetez ainsi !
Des couvents j’en ai vu beaucoup, non loin d’ici,
À Bruges, quand j’errais par la ville endormie,
À l’heure où les enfants, et vous, dormiez aussi.
Combien de fois longeant les demeures gothiques
Aux murs silencieux sous le ciel étoile,
J’interrogeai ces eaux, ces tourelles de brique,
Ces grilles de fer noir et ces sombres portiques
Sur qui planait la croix où le Christ a râlé !
Au cloître point de nuit, point de jour : la prière.
Qu’un blanc rayon de lune argente les vitraux
Ou que le soleil d’or y brise sa lumière,
Des femmes à genoux gisent sur les carreaux
L’âme proche du ciel et le corps sur la pierre.
Il en est, je le sais, qui possèdent la foi
Heureuses d’avoir vu le Seigneur leur sourire ;
Qui laissent s’échapper de leurs lèvres de cire
Les mêmes mots, toujours, sans demander… « pourquoi ? »
Qui ne regrettent rien, et souffrent sans maudire.
Combien d’autres, hélas, folles, un jour de deuil
Ayant sacrifié leurs lourds cheveux d’ébène
Pâles, les yeux en pleurs, et se tenant à peine,
En dépassant du pied l’irrévocable seuil
S’éveillèrent soudain, vives en un cercueil !
Ô celles-là ! perdues au fond de la chapelle,
Leur bouche implore en vain le Dieu bon et puissant !
En vain, avec la voix de l’orgue frémissant,
Les cantiques d’amour et les vapeurs d’encens
Elles veulent se fondre en la gloire éternelle,
Car ce n’est plus au Christ qu’elles donnent leurs pleurs
Et leurs sanglots profonds, et leurs cris de tendresse.
Le Christ plane là-haut, trop loin de leur douleur.
Seules, le cœur pressé sous les voûtes épaisses,
Elles ont vu surgir les humaines ivresses.
Aux pays enchantés où renaît le Printemps,
Où les étroits sentiers sont fleuris d’aubépines,
Où tintent les baisers et les flûtes câlines,
Où sous la nappe d’or d’un soleil éclatant
Transparait l’azur frais des ondes cristallines…
Au-delà des barreaux, librement sous les cieux
D’autres femmes là-bas peuvent prier et vivre,
Heureuses des couleurs, des sons harmonieux,
L’univers infini se mire dans les yeux
Quelque soit leur chemin, elles l’ont voulu suivre.
Certaines, en avril, rieuses, s’en iront
Parler d’amour le long des ruisselets rapides,
Sur le front de l’époux penchant leur jeune front
Et par les sombres jours, compagnes intrépides,
Gardiennes du foyer, fidèles, souffriront.
Certaines graviront seules la côte dure,
Mais au divin baiser des étoiles d’argent,
Elles iront très loin, errant à l’aventure,
À travers des faubourgs noirs de peuple indigent,
Heureuses d’oublier leur mal, en soulageant…
Mais demeurer captive, abdiquer sa pensée,
Et par les nuits d’hiver, lorsque le vent du nord
Mugit lugubrement par les longs corridors
S’éveiller frissonnante et la bouche glacée
Aux pieds d’un grand Christ blanc, de marbre, qui se tord !
Seule attendre la mort et, quand sonnera l’heure,
Sentir sa chair se fondre et son cœur se briser !
Loin de ceux qu’on aimait, de la vieille demeure
Croiser ses bras roidis, mourir sans un baiser
Sans que sur votre tombe un ami vienne et pleure !
… Mais je ne sais pourquoi vraiment
Je rime aussi lugubrement
Quand c’est avec vous que je cause
Je devrais vous parler de roses
Et non de cyprès… j’ai voulu…
Enfin je ne le ferai plus.
Un dernier mot, pourtant, par les jours de folie
Souvenez-vous un peu que vous êtes jolie,
Que le cloître désert sied mal à la beauté…
Et vivez… pour autrui… gardez la liberté !
Vous avez le cœur bon ; vous avez l’âme pure
Ne délaissez jamais le monde et la nature
Ou, si vous y songiez, promettez-moi, du moins,
De cacher en secret, sans que nul ne le voie,
Sous le voile, une lime, une échelle de soie…
Pour vous en servir au besoin !