Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie/Plan d’une Université

Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie
Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, III (p. 429-452).


PLAN
D’UNE UNIVERSITÉ
POUR
LE GOUVERNEMENT DE RUSSIE


DE L’INSTRUCTION.

Instruire une nation, c’est la civiliser ; y éteindre les connaissances, c’est la ramener à l’état primitif de barbarie. La Grèce fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante. Qu’est-elle aujourd’hui ? Ignorante et barbare. L’Italie fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante : lorsque les arts et les sciences s’en éloignèrent, que devint-elle ? Barbare. Tel fut aussi le sort de l’Afrique et de l’Égypte, et telle sera la destinée des empires dans toutes les contrées de la terre et dans tous les siècles à venir.

L’ignorance est le partage de l’esclave et du sauvage. L’instruction donne à l’homme de la dignité, et l’esclave ne tarde pas à sentir qu’il n’est pas né pour la servitude. Le sauvage perd cette férocité des forêts qui ne reconnaît point de maître, et prend à sa place une docilité réfléchie qui le soumet et l’attache à des lois faites pour son bonheur. Sous un bon souverain c’est le meilleur des sujets ; c’est le plus patient sous un souverain insensé.

Après les besoins du corps qui ont rassemblé les hommes pour lutter contre la nature, leur mère commune et leur infatigable ennemie, rien ne les rapproche davantage et ne les serre plus étroitement que les besoins de l’âme. L’instruction adoucit les caractères, éclaire sur les devoirs, subtilise les vices, les étouffe ou les voile, inspire l’amour de l’ordre, de la justice et des vertus, et accélère la naissance du bon goût dans toutes les choses de la vie. Les sauvages font des voyages immenses sans se parler, parce que les sauvages sont ignorants. Les hommes instruits se cherchent ; ils aiment à se voir et à s’entretenir. La science éveille le désir de la considération. On veut être désigné du doigt, et faire dire de soi : Le voilà, c’est lui[1]. De ce désir naissent des idées d’honneur et de gloire, et ces deux sentiments qui élèvent l’âme et qui l’agrandissent, répandent en même temps une teinte de délicatesse sur les mœurs, les procédés et les discours. J’oserais assurer que la pureté de la morale a suivi les progrès des vêtements depuis la peau de la bête jusqu’à l’étoffe de soie.

Combien de vertus délicates que l’esclave et le sauvage ignorent ! Si l’on croyait que ces vertus, fruits du temps et des lumières, sont de convention, l’on se tromperait ; elles tiennent à la science des mœurs comme la feuille tient à l’arbre qu’elle embellit.

Convaincue de ces vérités, Sa Majesté demande le plan d’une université ou d’une école publique de toutes les sciences. L’objet est de la plus grande importance, la tâche d’une étendue peut-être au-dessus de mes forces ; mais le zèle, qui quelquefois supplée au talent, a toujours excusé les défauts de l’ouvrage. J’obéis donc.

Je serai bref. Peu de lignes, mais claires ; peu d’idées, mais fécondes, s’il se peut ; poser les principes généraux ou tirer les grandes conséquences et négliger les exceptions ; surtout rien de systématique. Le meilleur des plans, en toute circonstance, mais spécialement dans celle-ci, est celui qui réunit le plus d’avantages avec le moins d’inconvénients. Une objection ne signifie rien, car à quoi n’objecte-t-on pas ? Plusieurs objections pourraient ne pas signifier davantage, puisqu’il ne serait pas impossible que le plan qui en fournirait le plus ne fût encore le meilleur.


DES AUTEURS QUI ONT ÉCRIT DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Pour satisfaire aux ordres de Sa Majesté et répondre aussi bien que je le pouvais à la confiance dont elle m’honore, j’ai commencé par m’instruire de ce que les hommes les plus éclairés de ma nation ont, autrefois ou récemment, publié sur cette matière. Tous ont assez bien connu les vices de notre éducation publique, aucun d’eux qui nous ait indiqué les vrais moyens de la rectifier ; nulle distinction entre ce qu’il importe à tous de savoir et ce qu’il n’importe d’enseigner qu’à quelques-uns ; nul égard ni à l’utilité plus ou moins générale des connaissances, ni à l’ordre des études qui devrait en être le corollaire. Partout la liaison essentielle des sciences ou ignorée ou négligée. Pas le moindre soupçon que quelques-unes, nécessaires dans toutes les conditions de la société, et ne tenant à d’autres que par un fil trop long et trop délié, semblent exiger et exigent un cours séparé qui marche parallèlement au premier. Rollin, le célèbre Rollin, n’a d’autre but que de faire des prêtres ou des moines, des poètes ou des orateurs ; c’est bien là ce dont il s’agit !…

— Et de quoi s’agit-il donc ?

— Aigle de l’université de Paris, je vais vous le dire : il s’agit de donner au souverain des sujets zélés et fidèles, à l’empire des citoyens utiles ; à la société des particuliers instruits, honnêtes et même aimables ; à la famille de bons époux et de bons pères ; à la république des lettres quelques hommes de grand goût, et à la religion des ministres édifiants, éclairés et paisibles. Ce n’est point un petit objet.

L’enseignement ou l’ordre des devoirs et des études n’est point arbitraire, et la durée n’en est pas l’affaire d’un jour. Ce n’est pas une tâche facile ni pour les maîtres ni pour les élèves. On peut l’alléger sans doute, mais en faire un amusement, je n’en crois rien. Il faudrait se moquer de la simplicité de ces bonnes gens qui ont prétendu former d’honnêtes et habiles citoyens, des hommes utiles, de grands hommes, en se promenant, en causant, en plaisantant ; accoutumer la jeunesse à la pratique éclairée des vertus et l’initier aux sciences par manière de passe-temps ; oui, certes, il faudrait s’en moquer si l’on ne respectait la bonté de leur âme et leur tendre compassion pour les années innocentes de notre vie.

Ne tourmentons pas l’homme inutilement, mais ne cherchons pas à arracher toutes les épines du chemin qui conduit à la science, à la vertu et à la gloire ; nous n’y réussirions pas.

Le temple de la Gloire est situé au sommet d’un roc escarpé, à côté de celui de la Science. Le chemin qui aboutit à la vertu et au bonheur est étroit et pénible. Le travail l’abrège et l’adoucit par la bonne méthode ; cherchons-la. Ne nous dissimulons point à nous-mêmes, ni aux élèves, que leurs progrès ne peuvent être que le fruit de l’opiniâtreté. Que les maîtres se consolent par l’importance du service qu’ils rendent à la patrie, et que les élèves soient encouragés par l’espoir de la récompense qui les attend : la considération publique.

On ne trompe guère impunément ni les hommes ni les enfants ; et peut-être vaudrait-il mieux exagérer à ceux-ci la difficulté de leur tâche que la leur dérober. On ne peut leur en imposer longtemps, et, désabusés une fois, ils se dégoûtent ou se découragent.


OBJECTION ET RÉPONSE.

Mais, dira-t-on, telle est la diversité des caractères qu’il faut, à ceux-ci montrer la difficulté plus grande, à ceux-là, moindre qu’elle ne l’est. Cela se peut ; mais, pour le grand nombre, l’exacte vérité, qui est presque toujours sans fâcheuse conséquence, est à préférer à la dissimulation. Qu’ils voient donc tout l’espace qu’ils ont à parcourir, mais qu’en même temps ils soient bien persuadés et du désir et des moyens qu’on a de les secourir. Et puis leur demander à tout moment : Voulez-vous être un ignorant, un sot ?… Vous répondez que non ?… Eh bien ! soyez donc diligents et dociles.

Tous ces beaux livres d’éducation publique bien fermés, la première réflexion qui s’est offerte à ma pensée, c’est qu’autant d’hommes éclairés à qui le problème de Sa Majesté Impériale aurait été proposé, autant de solutions différentes. Le théologien aurait rapporté tout à Dieu ; le médecin, tout à la santé ; le jurisconsulte, tout à la législation ; le militaire tout à la guerre ; le géomètre, tout aux mathématiques ; le bel esprit, tout aux lettres ; et chacun eût été le pendant de Marcel[2] qui croyait qu’un empire ne pouvait être que mal gouverné lorsqu’on n’y dansait pas supérieurement le menuet.

Assez versé dans toutes les sciences pour en connaître le prix, pas assez profond dans aucune pour me livrer à une préférence de métier, je les ordonnerai toutes sans partialité.


QU’EST-CE QU’UNE UNIVERSITÉ ?

Une université est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation et où des maîtres stipendiés par l’État les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences.

Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortiront plutôt d’une chaumière que d’un palais.

— La vertu !

— Oui, la vertu, parce qu’il faut plus de raison, plus de lumières et de force qu’on ne le suppose communément pour être vraiment homme de bien. Est-on homme de bien sans justice, et a-t-on de la justice sans lumières ?…

Moins il y a d’opulence autour du berceau de l’enfant qui naît, mieux les parents conçoivent la nécessité de l’éducation, plus sérieusement et plus tôt l’enfant est appliqué. Accoutumé au spectacle d’une vie laborieuse, la fatigue de l’étude lui en paraît moins ingrate. Les parents d’un enfant né dans la pauvreté obtiennent d’une réprimande peu ménagée ce que les caresses d’un père opulent, les larmes d’une mère ne pourraient obtenir d’un enfant corrompu par l’assurance d’une grande fortune.

Les efforts du premier se soutiennent par la sévérité dont on châtie sa négligence ou sa paresse. Sans cesse averti du sort qui l’attend s’il ne profite pas du temps et des maîtres, une menace réitérée l’aiguillonne. Lui-même ne tarde pas à pressentir d’instinct qu’il n’a rien de mieux à faire pour son bonheur que d’exceller dans la carrière qu’il suit, et qu’il a tout à espérer de ses progrès, rien de la protection ; leçon qui ne lui est que trop fréquemment et trop fortement inculquée par la vile et funeste prédilection des maîtres pour les enfants des riches et par leur utile sévérité pour les enfants des pauvres.

À proprement parler, une école publique n’est instituée que pour les enfants des pères dont la modique fortune ne suffirait pas à la dépense d’une éducation domestique et que leurs fonctions journalières détourneraient du soin de la surveiller ; c’est le gros d’une nation.


DE L’ENSEIGNEMENT PUBLIC.

Mais des lois propres à la généralité des esprits ne peuvent être des lois particulières ; utiles au grand nombre, il faut nécessairement que quelques individus en soient lésés.

La capacité ou l’incapacité d’un sujet rare par son intelligence ou par sa stupidité décide la sorte d’instruction forte ou faible qui lui convient. La portée commune de l’esprit humain est la règle d’une éducation publique.

La manière d’élever cent étudiants dans une école est précisément l’inverse de la manière d’en enseigner un seul à côté de soi.

Mais si l’objet de l’enseignement et l’étendue des leçons doivent se proportionner à la pluralité, il s’ensuit que le génie qui marche à grands pas sera quelquefois sacrifié à la tourbe qui chemine ou se traîne après lui.

Mais est-ce qu’on élève le génie ? Il suffit qu’une éducation publique ne l’étouffé pas.


QU’EST-CE QUE NOTRE UNIVERSITÉ ?

Qu’était la France sous Charlemagne, l’Angleterre sous Alfred ? Celui-ci fonda les écoles d’Oxford et de Cambridge, qui se sont successivement perfectionnées, mais qui sont encore loin de ce qu’elles pourraient être.

La sottise ou l’intérêt du grand Constantin, qui résigna presque toutes les fonctions importantes de l’État aux prêtres chrétiens, a laissé des traces si profondes qu’elles ne s’effaceront peut-être jamais.

Charlemagne, né dans un temps où lire, écrire et balbutier de mauvais latin n’était pas un mérite commun, fonda notre pauvre université ; il la fonda gothique, elle est restée gothique telle qu’il l’a fondée ; et malgré ses vices monstrueux, contre lesquels les hommes instruits de ces deux derniers siècles n’ont cessé de réclamer et qui subsistent toujours, on lui doit la naissance de tout ce qui s’est fait de bon depuis son origine jusqu’à présent.

Un savant du xiie et du xiiie siècle n’était qu’un misérable ergoteur, un impertinent très-insupportable dans toute la valeur du terme ; mais cet impertinent était considéré. L’admiration générale qu’il obtint sans la mériter soutint le désir de savoir ; le goût des futilités scolastiques passa, celui de la vraie science parut, et tous les grands hommes des siècles suivants sortirent d’autour de ces chaires qu’avaient autrefois occupées Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Abeilard, Jean Scot, et qu’occupent aujourd’hui des maîtres à peu près leurs contemporains d’études.


DE NOTRE FACULTÉ DES ARTS.

C’est dans les mêmes écoles qu’on étudie encore aujourd’hui, sous le nom de belles-lettres, deux langues mortes qui ne sont utiles qu’à un très-petit nombre de citoyens ; c’est là qu’on les étudie pendant six à sept ans sans les apprendre ; que, sous le nom de rhétorique, on enseigne l’art de parler avant l’art de penser, et celui de bien dire avant que d’avoir des idées ; que, sous le nom de logique, on se remplit la tête des subtilités d’Aristote et de sa très-sublime et très-inutile théorie du syllogisme, et qu’on délaye en cent pages obscures ce qu’on pourrait exposer clairement en quatre ; que, sous le nom de morale, je ne sais ce qu’on dit, mais je sais qu’on ne dit pas un mot ni des qualités de l’esprit, ni de celles du cœur, ni des passions, ni des vices, ni des vertus, ni des devoirs, ni des lois, ni des contrats, et que si l’on demandait à l’élève, au sortir de sa classe, qu’est-ce que la vertu ? il ne saurait que répondre à cette question, qui embarrasserait peut-être le maître ; que, sous le nom de métaphysique, on agite sur la durée, l’espace, l’être en général, la possibilité, l’essence, l’existence, la distinction des deux substances, des thèses aussi frivoles qu’épineuses, les premiers éléments du scepticisme et du fanatisme, le germe de la malheureuse facilité de répondre à tout, et de la confiance plus malheureuse encore qu’on a répondu à des difficultés formidables avec quelques mots indéfinis et indéfinissables sans les trouver vides de sens ; que, sous le nom de physique, on s’épuise en disputes sur les éléments de la matière et les systèmes du monde ; pas un mot d’histoire naturelle, pas un mot de bonne chimie, très-peu de choses sur le mouvement et la chute des corps ; très-peu d’expériences, moins encore d’anatomie, rien de géographie. À l’exception des premiers principes de l’arithmétique, de l’algèbre et de la géométrie, dont l’enseignement est dû à un de mes anciens maîtres[3], presque rien qui vaille la peine d’être retenu et qu’on n’apprît beaucoup mieux en quatre fois moins de temps.

Le seul avantage qu’on n’avait point en vue et qu’on remporte de nos écoles, c’est l’habitude de s’appliquer, et de s’appliquer constamment à des choses frivoles mais difficiles, habitude qui donne une merveilleuse facilité pour des objets plus importants dans toutes les fonctions de la société ; habitude qui distingue singulièrement un homme d’un autre, surtout si l’usage du monde guérit le premier de l’ergoterie, ce qui n’arrive pas toujours.

Voilà donc le fruit de sept à huit années d’un pénible travail et d’une prison continue.

Je ne crois pas que les universités d’Allemagne soient beaucoup mieux ordonnées que les nôtres. La méthode barbare de Wolf y a perdu le bon goût.

L’école de Leyde, autrefois si vantée pour ses Vitriarius et ses Boerhaave, n’est plus rien. Le Philopœmen de cette université, l’anatomiste Albinus vient de mourir, et le célèbre Camper, trop envié, n’a pu le remplacer.

Je reviens à notre université. À l’extrémité de cette longue et stérile avenue qu’on appelle la Faculté des arts, sur laquelle on s’est ennuyé et fatigué sans fruit pendant sept à huit ans, s’ouvrent trois vestibules par lesquels on entre ou dans la Faculté de théologie, ou dans la Faculté de droit, ou dans la Faculté de médecine.

Jusque-là, on n’avait été qu’écolier ; c’est ici qu’on prend le titre de docteur. Pour celui de docte, c’est autre chose.


QUESTIONS ET RÉPONSES.

Mais tous ceux qui ont suivi l’avenue des arts jusqu’au bout entrent-ils dans une de ces trois facultés ?

— Non.

— Que deviennent-ils donc ?

— Paresseux, ignorants, trop âgés pour commencer à s’instruire de quelque art mécanique, ils se font comédiens, soldats, filous, joueurs, fripons, escrocs et vagabonds.

— Et ceux qui la quittent dans son trajet ?

— Ils ont perdu moins de temps, ils ne savent rien, mais rien du tout qui puisse leur servir ; cependant ils ne sont pas incapables de quelques professions utiles, et c’est leur ressource. L’intention de Sa Majesté Impériale n’est pas sans doute que son université soit calquée sur ce modèle, et elle me permettra d’ajouter ni la mienne.


DE NOTRE FACULTÉ DE DROIT.

Notre Faculté de droit est misérable. On n’y lit pas un mot du droit français ; pas plus du droit des gens que s’il n’y en avait point ; rien de notre code ni civil ni criminel ; rien de notre procédure, rien de nos lois, rien de nos coutumes, rien des constitutions de l’État ; rien du droit des souverains, rien de celui des sujets ; rien de la liberté, rien de la propriété, pas davantage des offices et des contrats.

— De quoi s’occupe-t-on donc ?

— On s’occupe du droit romain dans toutes ses branches, droit qui n’a presque aucun rapport avec le nôtre ; en sorte que celui qui vient d’être décoré du bonnet de docteur en droit est aussi empêché, si quelqu’un lui corrompt sa fille, lui enlève sa femme ou lui conteste son champ, que le dernier des citoyens. Toutes ses belles connaissances lui seraient infiniment utiles s’il s’appelait Mœvius ou Sempronius et que nous rétrogradions aux temps d’Honorius ou d’Arcadius ; c’est là qu’il plaiderait supérieurement sa cause. Sous Louis XVI, il est aussi sot que l’habitant de Chaillot et bien plus sot que le paysan de Basse-Normandie. La faculté de droit n’habite plus un vieux bâtiment gothique, mais elle parle goth sous les superbes arcades de l’édifice moderne qu’on lui a élevé[4].


DE NOTRE FACULTÉ DE THÉOLOGIE.

La Faculté de théologie a réglé les études sur les circonstances présentes ; elles sont tournées vers la controverse avec les protestants, les luthériens, les sociniens, les déistes et la nuée des incrédules modernes. Elle est, elle-même, une excellente école d’incrédulité ; il y a peu de sorbonistes qui ne recèlent sous leur fourrure ou le déisme ou l’athéisme. Ils n’en sont que plus intolérants et plus brouillons ; ils le sont ou par caractère, ou par ambition, ou par intérêt, ou par hypocrisie. Ce sont les sujets de l’État les plus inutiles, les plus intraitables et les plus dangereux. Eux et leurs adhérents, prêtres ou moines, ont souvent abusé du droit de haranguer le peuple assemblé. Si j’étais souverain et que je pensasse que tous les jours de fêtes et de dimanches, entre onze heures et midi, cent cinquante mille de mes sujets disent à tous les autres et leur font croire, au nom de Dieu, tout ce qui convient au démon du fanatisme et de l’orgueil qui les possède, j’en frémirais de terreur.

Sa Majesté Impériale ne veut certainement point de ces gens-là, et s’il lui faut des prêtres, elle les demande sans doute édifiants, éclairés et tranquilles,


DE NOTRE FACULTÉ DE MÉDECINE.

Notre Faculté de médecine est la meilleure des quatre ; il y a peu de chose à rectifier. On y enseigne l’anatomie, la chirurgie, le traitement des maladies dans toutes ses branches, les éléments d’histoire naturelle, la botanique, la chimie et la pharmacie ; il s’agirait seulement de fixer l’ordre et la durée de ces études. D’ailleurs point de pratique, et c’est un grand défaut ; combien de choses qui tiennent à l’art de guérir qu’on ne peut apprendre ni dans des livres ni dans des leçons ! Est-ce d’après le discours d’un professeur que vous discernerez un pouls fort ou faible, lent ou vite, large ou serré, régulier ou sautillant, élevé ou concentré ? Quelle description assez vigoureuse peut donner la notion précise d’une sanie mûre ou crue, de bonne ou de mauvaise qualité, vieille ou nouvelle, alcalescente ou acrimonieuse ? Un jeune médecin fait donc ses premiers essais sur nous, et ne devient un homme habile qu’à force d’assassinats[5].

Nous avons écorché le centaure jusqu’aux genoux, mais le vieil animal marche en traînant sa peau.


INSTITUTION D’UNE NOUVELLE UNIVERSITÉ.

Ce qui concerne l’éducation publique n’a rien de variable, rien qui dépende essentiellement des circonstances. Le but en sera le même dans tous les siècles : faire des hommes vertueux et éclairés.

L’ordre des devoirs et des instructions est aussi inaltérable que le lien des connaissances entre elles. Procéder de la chose facile à la chose difficile ; aller depuis le premier pas jusqu’au dernier, de ce qui est le plus utile à ce qui l’est moins, de ce qui est nécessaire à tous à ce qui ne l’est qu’à quelques-uns ; épargner le temps et la fatigue, ou proportionner l’enseignement à l’âge et les leçons à la capacité moyenne des esprits.


PRÉCAUTION IMPORTANTE.

Si le plan général est au-dessus des ressources du moment, attendre d’un avenir plus favorable son entière et parfaite exécution, mais ne rien abandonner au caprice de l’avenir ; en user avec une maison d’éducation publique comme en use un architecte intelligent avec un propriétaire borné dans ses moyens ; si celui-ci n’a point de quoi fournir subitement aux frais de tout l’édifice, l’autre creuse des fondements, pose les premières pierres, élève une aile, et cette aile est celle qu’il fallait d’abord élever ; et lorsqu’il est forcé de suspendre son travail, il laisse à la partie construite des pierres d’attente qui se remarquent, et entre les mains du propriétaire un plan général auquel, à la reprise du bâtiment, on se conformera sous peine de ne retirer de la dépense qu’on a faite et de celle qu’on fera qu’un amas confus de pièces belles ou laides, mais contradictoires entre elles et ne formant qu’un mauvais ensemble.


PHÉNOMÈNE SINGULIER.

N’est-ce pas un phénomène bien étonnant que des écoles d’éducation publique barbares et gothiques, se soutenant avec tous leurs défauts, au centre d’une nation éclairée, à côté de trois célèbres Académies, après l’expulsion des mauvais maîtres connus sous le nom de jésuites, malgré la réclamation constante de tous les ordres de l’État, au détriment de la nation, à sa honte, au préjudice des premières années de toute la jeunesse d’un royaume et au mépris d’une multitude d’ouvrages excellents, du moins quant à la partie où l’on s’est attaché à démontrer les vices de cette éducation.


RAISON DE CE PHÉNOMÈNE.

C’est que rien ne lutte avec tant d’opiniâtreté contre l’intérêt public que l’intérêt particulier ; c’est que rien ne résiste plus fortement à la raison que les abus invétérés ; c’est que la porte des compagnies ou communautés est fermée à la lumière générale qui fait longtemps d’inutiles efforts contre une barrière élevée pendant des siècles ; c’est que l’esprit des corps reste le même tandis que tout change autour d’eux ; c’est que de mauvais écoliers se changeant en mauvais maîtres, qui ne préparent dans leurs écoliers que des maîtres qui leur ressemblent, il s’établit une perpétuité d’ignorance traditionnelle et consacrée par de vieilles institutions ; tandis que les connaissances brillent de toutes parts, les ombres épaisses de l’ignorance continuent de couvrir ces asiles de la dispute bruyante et de l’inutilité.

Le temps des serfs n’est plus et la jurisprudence féodale est restée. La scolastique se maintient fièrement au centre de la Sorbonne. C’est la jurisprudence romaine qu’on professe dans nos écoles de droit. Tant il est important d’instituer les choses non pour le moment, mais pour toute la durée d’un empire.


DES TEMPS DE CHARLEMAGNE ET D’ALFRED.

Charlemagne en France, Alfred en Angleterre, ont fait à peu près ce qu’ils pouvaient faire de mieux. L’Europe entière était barbare. Il n’y avait ni sciences ni arts. Tout ce qui en avait existé autrefois était recelé dans des ouvrages anciens qu’on n’entendait pas. Dans ces circonstances, quel parti prendre ? Celui de s’occuper de la science des mots ou de l’étude des langues, clef de ces vieux sanctuaires fermés pendant tant de siècles. Mais depuis qu’on en a tiré ce qu’ils contenaient de richesses ; depuis que les arts et les sciences ont fait des progrès immenses ; que la science s’est mise à parler vulgairement, et que les idiomes anciens ne sont plus utiles qu’à quelques conditions particulières de la société, l’ordre et la nature de l’enseignement doivent être tout à fait différents ; et il serait bien singulier, pour ne rien dire de plus, qu’une école publique, une école où l’on recevrait indistinctement tous les sujets d’un empire, s’ouvrît par une étude, par une science qui ne conviendrait qu’à la moindre partie d’entre eux. À ces raisons j’en ajouterai beaucoup d’autres non moins péremptoires pour renvoyer la connaissance du grec et du latin presque à la fin du cours des études d’une université.


POSITION AVANTAGEUSE DE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE.

Je me contenterai d’observer ici que le moment où Sa Majesté Impériale forme le projet d’une université est très-favorable. L’esprit humain semble avoir jeté sa gourme ; la futilité des études scolastiques est reconnue ; la fureur systématique est tombée ; il n’est plus question d’aristotélisme, ni de cartésianisme, ni de malebranchisme, ni de leibnitzianisme ; le goût de la vraie science règne de toutes parts ; les connaissances en tout genre ont été portées à un très-haut degré de perfection. Point de vieilles institutions qui s’opposent à ses vues ; elle a devant elle un champ vaste, un espace libre de tout obstacle sur lequel elle peut édifier à son gré. Je ne la flatte point, je parle avec sincérité, lorsque j’assure que, sous ce point de vue, sa position est plus avantageuse que la nôtre.


DE L’ORDRE DES ÉTUDES.

Après cette observation, je reviens à la comparaison que j’ai faite d’un cours de la science universelle à une grande avenue à l’entrée de laquelle il se présente une foule de sujets qui crient tous à la fois : « Instruction, instruction ! Nous ne savons rien ; qu’on nous apprenne. »

La première chose que je me dis à moi-même, c’est que tous ne sont ni capables ni destinés à suivre cette longue avenue jusqu’au bout.

Les uns iront jusqu’ici ; d’autres jusque-là ; quelques-uns un peu plus loin ; mais à mesure qu’ils avanceront, le nombre diminuera.

Quelle sera donc la première leçon que je leur donnerai ? la réponse n’est pas difficile. Celle qui leur convient à tous, quelle que soit la condition de la société qu’ils embrassent.

Quelle sera la seconde ? Celle qui, d’une utilité un peu moins générale, conviendra au nombre de ceux qui me resteront.

Et la troisième, celle qui, moins utile encore que la précédente, conviendra au nombre moins grand de ceux qui m’auront suivi jusqu’ici.

Et ainsi de suite jusqu’au bout de la carrière, l’utilité de l’enseignement diminuant à mesure que le nombre de mes auditeurs diminue.

Je classerai les sciences et les études, comme notre historien naturaliste, M. de Buffon, a classé les animaux, comme il eût classé les minéraux et les végétaux. Il a parlé d’abord du bœuf, l’animal qu’il nous importe le plus de bien connaître ; ensuite du cheval ; puis de l’âne, du mulet, du chien ; le loup, l’hyène, le tigre, la panthère, occupent d’après sa méthode un rang d’autant plus éloigné dans la science, qu’ils sont plus loin de nous dans la nature, et que nous en avons eu moins d’avantages à tirer ou moins de dommages à craindre.

Qu’en arrivera-t-il ? C’est que celui qui n’aura pas eu la force ou le courage de suivre la carrière de l’université jusqu’à la fin, plus tôt il l’abandonnera, et moins les connaissances qu’il laissera en arrière, plus celles qu’il emportera, lui étaient nécessaires.

J’insiste sur ce principe, il sera la pierre angulaire de l’édifice. Cette pierre mal assise, l’édifice s’écroule ; bien posée, l’édifice demeure inébranlable à jamais.


CONNAISSANCES ESSENTIELLES ET CONNAISSANCES DE CONVENANCE.

Il y a deux sortes de connaissances : les unes que j’appellerai essentielles ou primitives, les autres que j’appellerai secondaires ou de convenance. Les primitives sont de tous les états ; si on ne les acquiert pas dans la jeunesse, il faudra les acquérir dans un âge plus avancé, sous peine de se tromper ou d’appeler à tout moment un secours étranger.

Les secondaires ne sont propres qu’à l’état qu’on a choisi.

Il y a cela d’avantageux que les connaissances primitives ne doivent être qu’élémentaires, et que les connaissances secondaires veulent être approfondies.

Les connaissances primitives approfondies donnent des connaissances d’état.

Tous les états n’exigent pas la même portion des connaissances primitives ou élémentaires qui forment la longue chaîne du cours complet des études d’une université. Il en faut moins à l’homme de peine ou journalier qu’au manufacturier, moins au manufacturier qu’au commerçant, moins au commerçant qu’au militaire, moins au militaire qu’au magistrat ou à l’ecclésiastique, moins à ceux-ci qu’à l’homme public.

Il importe donc qu’un élève ait plus ou moins suivi ce cours d’études, selon la profession à laquelle il se destinera. Par exemple, si un magistrat avait acquis toutes les connaissances primitives ou accessoires à son état, en suivant le cours de l’éducation publique jusqu’à sa fin, il renverrait moins fréquemment les affaires par devant des experts et jugerait plus sainement de la bonne ou mauvaise foi de ceux-ci.

Prenons un autre exemple moins important : le poëte. Quel est l’objet dans l’art ou dans la nature qui ne soit pas de son ressort ? Peut-on être un grand poëte et ignorer les langues anciennes et quelques-unes des langues modernes ? Peut-on être un grand poëte sans une forte teinture d’histoire, de physique et de géographie ? Peut-on être un grand poëte sans la connaissance des devoirs de l’homme et du citoyen, de tout ce qui tient aux lois des sociétés entre elles, aux religions, aux différents gouvernements, aux mœurs et aux usages des nations, à la société dont on est membre, aux passions, aux vices, aux vertus, aux caractères et à toute la morale ? Quelle érudition ne remarque-t-on pas dans Homère et Virgile ! Que n’avaient-ils pas étudié avant que d’écrire ? Nos poëtes Corneille et Racine, moins instruits, n’auraient pas été ce qu’ils furent. Qu’est-ce qui distingue particulièrement Voltaire de tous nos jeunes littérateurs ? l’instruction. Voltaire sait beaucoup et nos jeunes poètes sont ignorants. L’ouvrage de Voltaire est plein de choses ; leurs ouvrages sont vides. Ils veulent chanter, ils ont du gosier ; mais, faute de connaissances, ils ne chantent que des fadaises mélodieuses.

La profession de poëte exige donc de longues études. La variété des connaissances primitives qui lui sont nécessaires, suppose donc qu’il s’est avancé fort loin dans la carrière des écoles publiques. Le nombre des élèves s’éclaircissant à mesure que cette carrière se prolonge, il se trouve donc dans la classe la plus voisine de la fin et la plus diminuée, et tant mieux. J’en dis autant des orateurs, des érudits et des autres professions qui ne souffrent pas de médiocrité, et à qui l’instruction ne sert de rien sans le génie ; d’ailleurs peu nécessaires dans une société, même quand on y excelle.

Lorsqu’on place à la tête d’un cours d’études publiques la connaissance des langues anciennes, on annonce précisément le projet de peupler une nation de rhéteurs, de prêtres, de moines, de philosophes, de jurisconsultes et de médecins…

Plus de philosophes que de médecins, plus de médecins que d’hommes de loi, plus d’hommes de loi que d’orateurs, presque point de poëtes.


OBJET D’UNE ÉCOLE PUBLIQUE.

L’objet d’une école publique n’est point de faire un homme profond en quelque genre que ce soit, mais de l’initier à un grand nombre de connaissances dont l’ignorance lui serait nuisible dans tous les états de la vie, et plus ou moins honteuse dans quelques-uns. L’ignorance des lois serait pernicieuse dans un magistrat. Il serait houleux qu’il se connût mal en véritable éloquence.

On entre ignorant à l’école, on en sort écolier ; on se fait maître soi-même en portant toute sa capacité naturelle et toute son application sur un objet particulier.

Que doit-on remporter d’une école publique ? De bons éléments.


OBJECTION ET RÉPONSE.

Quoi ! le cours des études d’une université n’est qu’un enseignement progressif de connaissances élémentaires ?

— Assurément.

— Mais c’est le moyen de peupler une société d’hommes superficiels !

— Nullement. C’est les disposer tous à devenir avec le temps des hommes profonds : à moins qu’on ne soit mal né et doué de cette prétention impertinente qui brise le propos de l’homme instruit ; qui se jette à tort et à travers sur toute sorte de matière ; qui dit : Vous parlez géométrie ? C’est que je suis géomètre. Vous parlez de chimie ? C’est que je suis chimiste. Vous parlez de métaphysique ? Et qui est-ce qui est métaphysicien comme moi ? Vice incurable : ne craignez point que celui qui possède les principes fondamentaux se rende ridicule. Il ne parlera point à contre-temps sans s’entendre lui-même et sans être entendu, si les connaissances élémentaires sont bien ordonnées dans sa tête. On n’est ni vain de ses petites lumières, ni décidé dans ses jugements, ni dogmatique, ni sceptique à l’aventure, quand on se doute de tout ce qui resterait à savoir pour affirmer ou nier, pour approuver ou contredire. On sait de l’arithmétique sans se piquer d’être arithméticien, de la géométrie sans s’arroger le titre de géomètre, de la chimie sans interrompre Rouelle ni Darcet[6].


DIVISION COMMUNE À TOUTE SCIENCE ET À TOUT ART.

Dans toute science ainsi que dans tout art il y a trois parties très-distinctes : l’érudition ou l’exposé de ses progrès, son histoire ; les principes spéculatifs avec la longue chaîne des conséquences qu’on en a déduites, sa théorie ; l’application de la science à l’usage, sa pratique.

L’érudition ou l’historique plus ou moins étendu appartient à tous. La science ou la somme des connaissances qui la constituent, et la pratique sont réservées aux gens du métier.


DIFFÉRENCE DE L’ORDRE DES ÉTUDES DANS UN OUVRAGE OU DANS UNE ÉCOLE.

La distribution de l’ordre des études dans une école n’est point du tout celle qui conviendrait dans un ouvrage scientifique.

L’écrivain se laissera conduite par le fil naturel qui enchaîne toutes les vérités, qui les lie dans son esprit et les amène sous sa plume ; mais sa méthode ne peut convenir à un enseignement public.

Ou il rapportera toute la connaissance humaine aux principales facultés de notre entendement, comme nous l’avons pratiqué dans l’Encyclopédie, rangeant tous les faits sous la mémoire ; toutes les sciences sous la raison ; tous les arts d’imitation sous l’imagination ; tous les arts mécaniques sous nos besoins ou sous nos plaisirs ; mais cette vue qui est vaste et grande, excellente dans une exposition générale de nos travaux, serait insensée si on l’appliquait aux leçons d’une école, où tout se réduirait à quatre professeurs et à quatre classes : un maître d’histoire, un maître de raison, une classe d’imitation, une autre de besoin. Ici l’on ne formerait que des historiens ou des philosophes ; là que des orateurs, ou des poëtes ou des ouvriers.

Il est encore deux points de vue sous lesquels on peut embrasser la science universelle, points de vue très-généraux, l’homme et la nature, l’homme seul et l’homme en société. Mais de l’une de ces divisions je vois éclore pêle-mêle des physiciens, des naturalistes, des médecins, des astronomes et des géomètres ; de l’autre, des historiens, des moralistes en vers et en prose, des jurisconsultes, des politiques ; la science de la robe, de l’épée et de l’église ; mais combien d’études préliminaires essentielles et communes à tous ces états !

Que conclure de là ? Que, comme je l’ai insinué plus haut, la chose qui va bien dans la spéculation, va mal dans la pratique, et que l’ordre de l’enseignement prescrit par l’âge, par l’utilité plus ou moins générale des élèves, le seul qui soit praticable dans une éducation publique, est aussi le seul qui s’accorde avec l’intérêt général et particulier.


OBJECTION ET RÉPONSE.

Ce plan n’offre qu’une seule difficulté, c’est que la liaison d’une science avec celle qui la précède, son enchaînement naturel avec celle qui la suit et dont elle faciliterait l’enseignement, lui désigne une place, et que la raison d’utilité plus ou moins générale lui en fixe une autre.

Mais heureusement cette contradiction ne se présente qu’une fois ; encore la science que l’enseignement des connaissances amène dans un endroit d’où le motif d’utilité la transpose n’est-elle pas d’une longue étude et ses éléments servent-ils de base à plusieurs conditions importantes. C’est le seul cas où nous nous soyons permis de nous écarter de notre principe général, la raison d’utilité.

Après ces observations théoriques sur lesquelles je ne me suis peut-être que trop étendu, je passe à l’exécution.


PLAN DE CE PETIT ÉCRIT.

J’exposerai l’ordre selon lequel j’estime que les sciences devraient être enseignées dans une école publique. J’en donnerai le plan aussi vaste qu’il peut l’être ; je circonscrirai ce plan dans les limites ordinaires et d’usage ; je présenterai le tableau de l’un et de l’autre. Je reprendrai le plan réduit, classe par classe. J’appliquerai à chaque partie d’enseignement le principe d’utilité, et je finirai par quelques observations sur les écoles en général, la police, les maîtres, les élèves, les livres classiques, les exercices et les bâtiments.


SUPPOSITION.

Je suppose que celui qui se présente à la porte d’une université sait lire, écrire et orthographier couramment sa langue ; je suppose qu’il sait former les caractères de l’arithmétique, ce qu’il doit avoir appris ou dans la maison de ses parents ou dans les petites écoles.

Je suppose que son esprit n’est pas assez avancé, et que la porte de l’université ne lui sera pas encore ouverte, s’il n’est pas en état de saisir les premiers principes de l’arithmétique, de toutes les sciences la plus utile et la plus aisée.

Je suppose que ce n’est pas sur le nombre des années, mais sur les progrès de l’entendement qu’il faut admettre ou éloigner un enfant d’une école publique des sciences.

Les enfants ne sont pas tous en état de marcher au même âge.


PLAN GÉNÉRAL
DE L’ENSEIGNEMENT D’UNE UNIVERSITÉ.


PREMIÈRE FACULTÉ OU FACULTÉ DES ARTS.


PREMIER COURS D’ÉTUDES.
1re classe.
L’arithmétique.
L’algèbre.
Les combinaisons ou les premiers principes du calcul des probabilités.
La géométrie.
2e classe.
Les lois du mouvement et de la chute des corps.
Les forces centrifuges et autres.
La mécanique.
L’hydraulique.
3e classe.
La sphère et les globes.
Le système du monde.
L’astronomie avec ses dépendances, comme la gnomonique, etc.
4e classe.
L’histoire naturelle.
La physique expérimentale.
5e classe.
La chimie.
L’anatomie.
SECOND COURS D’ÉTUDES.
Parallèle au premier et continué pendant la même durée.
1re classe.
Les premiers principes de la métaphysique ; la distinction des deux substances ; l’existence de Dieu ; les corollaires de cette vérité.
La morale.
La religion.
2e classe.
L’histoire.
La géographie.
La chronologie et les premiers principes de la science économique, ou de l’emploi le plus avantageux de son temps et de ses talents. L’art de conduire sa maison et de conserver sa fortune.
1er COURS D’ÉTUDES.
(Suite.)
6e classe.
La logique.
La critique.
La grammaire générale et raisonnée.
7e classe.
La grammaire russe et cette langue par principes.
La langue esclavone.
8e classe.
Le grec et le latin.
L’éloquence et la poésie.
3e COURS D’ÉTUDES.
Parallèle aux deux premiers et continué pendant toute leur durée.
1re classe.
Le dessin.
(Cette classe est commune à tous les élèves.)
4e COURS D’EXERCICES.
.
Parallèle aux trois premiers et continué pendant toute leur durée.
1re classe.
La musique.
La danse.
2e classe.
L’escrime.
Le manège ou l’équitation.
La nage.

2e FACULTÉ.

La médecine.

3e FACULTÉ.

La jurisprudence.

4e FACULTÉ.

La théologie.


École de politique ou des affaires publiques.
École de génie ou art militaire.
École de marine.



École d’agriculture et de commerce. École de perspective.
de dessin.
de peinture.
de sculpture et d’architecture.




RÉDUCTION DE CE PLAN GÉNÉRAL.

De ce plan général je supprime le quatrième cours des exercices, parce qu’il n’est pas d’usage dans les universités d’y enseigner la musique, la danse, l’escrime, le manège ou l’équitation non plus que l’art de nager. Si ces talents qui distinguent le galant homme, l’homme du monde, du pédant et du moine, ont si peu d’importance à nos yeux qu’on ne les ait jamais fait entrer dans aucune institution publique, c’est sans doute une des suites du défaut invétéré de notre éducation monacale. Il y a près de neuf cents ans que nous ne voyons aux étudiants que la soutane et le froc.

Je supprime l’école de politique ou des affaires étrangères, quoiqu’elle ait bien ses connaissances préliminaires, parce qu’on doit les supposer aux secrétaires et conseillers d’ambassade qu’on envoie dans les cours étrangères où ils achèvent leur apprentissage.

Je supprime l’école de génie ou de l’art militaire, parce que S. M. Impériale a une école de cadets où je présume que la jeunesse destinée aux armes reçoit les instructions et pratique les exercices propres à cet état en attendant qu’elle aille se perfectionner dans les camps.

Je supprime l’école de marine, parce que de même qu’elle a ses cadets de terre elle a ses cadets de mer.

Je cède bien ridiculement à l’usage, et il faut que je sois étrangement subjugué par la routine pour supprimer l’école de l’agriculture et du commerce, les deux objets les plus importants de la société, l’art qui donne le pain, le vin, les aliments, qui fournit la matière première à toute industrie, à la consommation, aux échanges de citoyen à citoyen et aux échanges de société à société.

Toutes ces écoles supprimées sont plus ou moins nécessaires. Qu’elles fassent ou ne fassent point corps avec celles de l’université, un jour elles ne s’en établiront pas moins dans les villes de l’empire, mais isolées, mais sans être assujetties à aucune méthode raisonnée d’enseignement, ce qui n’en sera pas mieux.


PLAN RÉDUIT
DE L’ENSEIGNEMENT D’UNE UNIVERSITÉ.

FACULTÉ DES ARTS.
PREMIER COURS D’ÉTUDES.
1re classe.
L’arithmétique.
L’algèbre.
Le calcul des probabilités.
La géométrie.
2e classe.
Les lois du mouvement et de la chute des corps.
Les forces centrifuges.
La mécanique et l’hydraulique.
3e classe.
La sphère et les globes.
Le système du monde.
L’astronomie avec ses dépendances, comme la gnomonique, etc.
4e classe.
L’histoire naturelle.
La physique expérimentale.
5e classe.
La chimie.
L’anatomie.
6e classe.
La logique, la critique.
Grammaire générale et raisonnée.
7e classe.
La langue russe et la langue esclavone par principes.
8e classe.
Le grec et le latin.
L’éloquence et la poésie.
2e COURS D’ÉTUDES.
Parallèle au premier et continué pendant la même durée.
1re classe.
Premiers principes de la métaphysique, de la distinction des deux substances, de l’existence de Dieu, etc.
La morale.
La religion naturelle.
La religion révélée.
2e classe.
L’histoire et la mythologie.
La géographie.
La chronologie.
Les premiers principes de la science économique, ou de l’emploi le plus avantageux de son temps et de ses talents. L’art de conduire sa maison et de conserver sa fortune.
3e COURS D’ÉTUDES.
Parallèle aux deux précédents et continué pendant leur durée.
1re classe.
De perspective.
De dessin et premiers principes d’architecture ou plutôt de l’art de bâtir.
2e FACULTÉ.

De médecine.

3e FACULTÉ.

De jurisprudence.

4e FACULTÉ.

De théologie.


FACULTÉS.

Je viens de donner le plan d’une université telle que je la voudrais ; mais ensuite, réduisant ce plan pour le rendre praticable, je partage cette université en quatre facultés : 1° la faculté des arts ; 2° la faculté de médecine ; 3° la faculté de jurisprudence ; 4° la faculté de théologie. Ces trois dernières facultés ayant pour objet des sciences et des professions particulières, c’est dans la première, la faculté des arts, que se trouve compris l’ensemble des études applicables à la généralité de ceux qui étudient.

Cette faculté se divise en trois cours d’études à suivre parallèlement. Le premier cours, divisé en huit classes, comprend les sciences mathématiques, les sciences naturelles, les sciences logiques, les langues et la rhétorique.

Le second cours, divisé en deux classes, comprend les premiers principes de la métaphysique, la morale, la religion naturelle et révélée, l’histoire, la géographie, les premiers principes de la science économique.

Le troisième cours ne se compose que d’une classe où l’on enseigne le dessin et les principes de l’architecture.



  1. « At pulchrum et digito monstrari, et dicior : hic est. »
    Perse, Sat. i, v, 28.
  2. Maître de danse dont on cite plus communément le mot : « Que de choses dans un menuet ! »
  3. Rivard. Voyez note 2 p. 452, t. II. Il en sera question encore.
  4. Place Sainte-Geneviève. La faculté de droit avait habité jusqu’en 1771 la rue Jean-de-Beauvais. À cette époque, Soufflot avait commencé le bâtiment actuel qui ne fut achevé qu’en 1823.
  5. Il n’y avait point, au temps de Diderot, de chaires de clinique en France ; Boerhaave à Leyde, Stahl à Vienne, avaient cependant donné l’exemple. Turgot avait tenté cette réforme, mais ce ne fut qu’à la fin de la Révolution qu’elle fut appliquée. Corvisart, médecin du Directoire, fut le premier maître de la clinique créée à l’hôpital de la Charité.
  6. Diderot suivit assez longtemps les cours de Rouelle, auquel il a consacré une notice nécrologique de quelques lignes. Darcet, connu par l’alliage fusible qui porte son nom, était l’élève et l’ami de Rouelle.