Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie/Essai sur les études en Russie

Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie
Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, III (p. 415-428).


ESSAI
SUR
LES ÉTUDES EN RUSSIE


I.

Lorsqu’on jette les yeux sur les progrès de l’esprit humain depuis l’invention de l’imprimerie, après cette longue suite de siècles où il est resté enseveli dans les plus profondes ténèbres, on remarque d’abord, qu’après la renaissance des lettres en Italie, la bonne culture, les meilleures écoles se sont établies dans les pays protestants, de préférence aux pays qui ont conservé la religion romaine, et qu’elles y ont fait jusqu’à ce jour les progrès les plus sensibles. Sans m’attacher à prouver cette assertion, il me suffira d’observer que l’esprit du clergé catholique, qui s’est emparé de tout temps de l’instruction publique, est entièrement opposé aux progrès des lumières et de la raison que tout favorise dans les pays protestants, et qu’il ne s’agit pas dans cette question d’examiner s’il n’a pas existé dans les pays catholiques de très-grands hommes depuis la renaissance des lettres ; mais si le grand nombre, si le corps de la nation est devenu plus éclairé et plus sensé : car le privilège du petit nombre de grandes têtes consiste à ne pas ressembler à leur siècle, et rien de leur part ne peut faire loi. Or on voit que, depuis l’époque de la réformation, tous les pays protestants ont fait des pas rapides vers une meilleure police, que les absurdités et les préjugés contraires au bon sens y ont diminué sensiblement, et qu’il n’en existe pas un seul qui, respectivement, ne soit plus florissant que tel pays catholique qu’on voudra lui comparer ; proportion gardée de leurs avantages et de ce que chacun devrait être. On peut même ajouter que les pays catholiques ont profité du reflet des lumières que les pays protestants leur ont renvoyé ; qu’un tel préjugé, enseveli par la raison dans des contrées où un clergé ambitieux n’avait plus l’intérêt ni le crédit de le soutenir, a entraîné la honte et enfin la ruine du même préjugé dans la contrée voisine, au grand déplaisir des prêtres. Il est clair, pour tous ceux qui ont des yeux, que sans les Anglais, la raison et la philosophie seraient encore dans l’enfance la plus méprisable en France, et que leurs vrais fondateurs parmi nous, Montesquieu et Voltaire, ont été les écoliers et les sectateurs des philosophes et des grands hommes d’Angleterre. C’est donc dans les pays protestants qu’il faut chercher les meilleures et les plus sages institutions pour l’instruction de la jeunesse[1].


II.

On a raison de dire qu’il faut trois sortes d’écoles dans un pays bien policé.


III.

Les premières écoles sont les basses, les écoles à lire, à écrire et à compter. En Allemagne on les appelle Lese-Schreib und Rechen-Schulen[2]. Ces écoles y sont même séparées. On envoie d’abord les enfants à l’école à lire. Les unes de ces écoles sont pour les garçons, les autres pour les filles. Quand un enfant sait parfaitement lire, on l’envoie à l’école à écrire et à compter. On n’y apprend que les règles de l’arithmétique ; mais suffisamment pour qu’un enfant, au sortir de ces écoles, sache tous les calculs nécessaires dans le courant de la vie, et soit même en état d’apprendre les calculs plus compliqués des marchands et négociants. Ces basses écoles sont pour le peuple en général, parce que, depuis le premier ministre jusqu’au dernier paysan, il est bon que chacun sache lire, écrire et compter. Aussi, dans les pays protestants, il n’y a point de village, quelque chétif qu’il soit, qui n’ait son maître d’école ; et point de villageois, de quelque classe qu’il soit, qui ne sache lire, écrire et un peu compter. J’ai quelquefois ouï dire en Allemagne que cela avait ses inconvénients. La noblesse dit que cela rend le paysan chicaneur et processif. Les lettrés disent que cela est cause que tout cultivateur un peu à son aise, au lieu de laisser à son fils sa charrue, veut en faire un savant, un théologien, ou tout au moins un maître d’école. Je ne m’arrête pas beaucoup au grief de la noblesse ; peut-être se réduit-il à dire qu’un paysan qui sait lire et écrire est plus malaisé à opprimer qu’un autre. Quant au second grief, c’est au législateur à faire en sorte que la profession de cultivateur soit assez tranquille et estimée pour n’être pas abandonnée. Les hommes sont en général des animaux d’habitude, qui ne changent d’allure que lorsqu’ils sont vexés dans celle qu’ils avaient coutume de tenir. Or, dans un pays bien gouverné, aucune profession ne doit être exposée à des vexations. Du reste, chaque ordre de choses a ses inconvénients ; et c’est l’étude de l’homme d’État de retrancher les inconvénients en conservant les avantages. Mais ici les avantages me paraissent l’emporter infiniment. L’assujettissement à l’opération de lire, d’écrire, de calculer, donne une première façon à l’esprit grossier des peuples ; dont les suites, pour la police et la stabilité des gouvernements, ne sont pas, peut-être, calculables.

On apprend aussi dans ces écoles son catéchisme, c’est-à-dire les premiers principes de sa religion, et l’on fait d’une pierre deux coups en se servant de ces livres pour y apprendre à lire. Il serait à désirer qu’on eût aussi des catéchismes de morale et de politique, c’est-à-dire des livrets où les premières notions des lois du pays, des devoirs des citoyens, fussent consignées pour l’instruction et l’usage du peuple ; et une espèce de catéchisme usuel, qui donnât une idée courte et claire des choses les plus communes de la vie civile, comme des poids et mesures, des différents états et professions, des usages que le dernier d’entre le peuple a intérêt de connaître, etc. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que dans un pays où ces écoles ne seraient pas encore multipliées, il faudrait les introduire d’abord dans les villes, et de là, de proche en proche, dans les villages. Dans ces derniers, le maître d’école est de droit l’aide de camp du curé ; et comme l’institution des écoles est justement comptée parmi les œuvres pies, leur entretien est justement assis sur les revenus du clergé. En Allemagne, il y a, matin et soir, des heures fixes pour l’instruction publique, où tous les enfants assistent gratuitement ; mais, après ces heures publiques, le maître d’école en tient encore une privée pour les enfants des citoyens plus aisés, qui lui payent pour ces soins particuliers une modique rétribution.


IV.

La seconde sorte d’écoles sont ce qu’on appelle en Allemagne, dans les pays protestants, gymnasia, ou écoles illustres, écoles supérieures. Dans les pays catholiques, ces écoles appartiennent déjà aux universités. Dans les pays protestants, ce n’est qu’après avoir parcouru toutes les classes du gymnasium de sa ville, qu’on part pour l’université.


V.

Ces gymnasia sont partagés en six ou sept classes. Dans les uns c’est la plus basse qui s’appelle la première, dans les autres c’est la plus haute. Chaque classe a son préfet à demeure et qui ne monte qu’à titre de talent et de capacité à un poste plus haut. Les écoliers parcourent ces classes successivement, et ne sont admis dans une classe supérieure que lorsqu’ils savent tout ce qu’on apprend dans la classe précédente. On reste dans ces classes un an, six mois ; dans les plus basses, moins longtemps que dans les hautes. Ces écoles sont pour les enfants de la noblesse et des citoyens aisés du tiers état ; le peuple n’y envoie pas ses enfants, parce que, dès qu’ils savent lire et écrire, il en tire déjà parti, chacun dans sa profession et dans son ménage. On reste dans ces écoles illustres jusqu’à douze années en Allemagne, après quoi on va passer quatre années dans quelque université, et puis on est savant. Le terme de douze années m’a toujours paru un peu long, et je crois qu’il pourrait être abrégé considérablement. Ceux d’entre les écoliers qui ne se destinent pas aux études, c’est-à-dire qui ne veulent devenir ni théologiens, ni jurisconsultes, ni médecins, se contentent de passer cinq ou six années dans ces écoles, à fréquenter les trois ou quatre premières basses classes, après quoi ils quittent le gymnasium pour prendre le parti du commerce ou d’autres professions honorables. Ces gymnasia sont aussi fondés par le gouvernement, et l’instruction y est publique et gratuite. Mais après les heures publiques les préfets sont en usage de donner encore des leçons particulières pour une rétribution qui n’est pas forte ; et cet usage est bon à conserver, parce qu’il ménage au préfet le moyen d’améliorer son sort par son travail, et qu’il est juste que les enfants qui jouissent d’un peu de fortune en usent pour rendre leur instruction plus complète. Ces leçons particulières sont aussi une espèce de baromètre pour déterminer le mérite du préfet d’une classe : car lorsque ce préfet est sot ou paresseux, les parents ne sont pas assez dupes pour envoyer leurs enfants à ses leçons privées, et mon pédant reste sans pratique.

On monte dans ces gymnasia de classe en classe avec beaucoup de solennité. Ordinairement les écoles sont sous l’inspection immédiate du magistrat de la ville où elles sont fondées, et ce sont les principaux de la magistrature, avec monsieur le surintendant ou le chef du clergé, qui se chargent de ce soin. On les appelle scolarches. Ils doivent présider à la visite des écoles, et veiller au maintien de l’ordre et de l’instruction publique. Tous les six mois il y a des exercices publics de classe en classe, auxquels les scolarches et les plus notables personnages ainsi que les parents assistent. Après ces exercices on distribue en grande solennité des prix aux écoliers de toutes les classes qui se sont distingués, et ceux qui ont bien rempli leurs devoirs dans une classe la quittent, et sont introduits par les scolarches dans la classe supérieure. Cela s’appelle la promotion, à laquelle, comme à tous les actes publics, on donne dans ces écoles un grand air d’importance et de publicité, ce qui est excellent pour entretenir l’émulation et enflammer la jeunesse, qui s’accoutume dès lors à se regarder comme la portion la plus intéressante et la plus précieuse de la nation, puisque c’est sur elle que repose la durée de sa gloire[3].


VI.

Mais qu’apprend-on proprement dans ces écoles illustres ? Pas autre chose que le latin et un peu de grec. Dans les basses classes on enseigne le rudiment ou les premiers principes de la grammaire. À mesure qu’on monte, on lit les meilleurs auteurs, on compose, on apprend les éléments de la versification latine, on fait de la prose et des vers dans cette langue, tant bien que mal ; on étudie le grec. Ceux qui se vouent à la théologie, prennent dans les classes supérieures une teinture d’hébreu. On étudie aussi un peu sa langue maternelle ; et enfin, dans les hautes classes, après avoir exercé la rhétorique et tous ses tours de passe-passe, on prend une teinture de philosophie, avec laquelle on se met en chemin pour l’université.

C’est une grande question que de savoir si la seule étude des langues anciennes vaut le temps qu’on lui consacre, et si cette époque précieuse de la jeunesse ne pourrait pas être employée à des occupations plus importantes. Soit raison, soit préjugé, je croirai difficilement qu’on puisse se passer de la connaissance des Anciens. Cette littérature a une consistance, un attrait, une énergie, qui feront toujours le charme des grandes têtes. Mais je pense que l’étude des langues anciennes pourrait être abrégée considérablement, et mêlée de beaucoup de connaissances utiles. En général, dans l’établissement des écoles, on a donné trop d’importance et d’espace à l’étude des mots, il faut lui substituer aujourd’hui l’étude des choses[4]. Je pense qu’on devrait donner dans les écoles une idée de toutes les connaissances nécessaires à un citoyen, depuis la législation jusqu’aux arts mécaniques, qui ont tant contribué aux avantages et aux agréments de la société ; et dans ces arts mécaniques, je comprends les professions de la dernière classe des citoyens. Le spectacle de l’industrie humaine est en lui-même grand et satisfaisant : il est bon de connaître les différents rapports par lesquels chacun contribue aux avantages de la société. Ces connaissances ont un attrait naturel pour les enfants dont la curiosité est la première qualité. D’ailleurs il y a dans les arts mécaniques les plus communs un raisonnement si juste, si compliqué, et cependant si lumineux, qu’on ne peut assez admirer la profondeur de la raison et du génie de l’homme, lorsque tant de sciences plus élevées ne servent qu’à nous démontrer l’absurdité de l’esprit humain.

J’oubliais de dire que dans ces écoles on cultive aussi la musique, et qu’elle est particulièrement enseignée à un certain nombre de pauvres écoliers qui, par une fondation particulière, sont nourris, logés et quelquefois vêtus sous l’inspection spéciale d’un préfet, et suivent d’ailleurs toutes les études avec les autres écoliers. Ces sortes de fondations peuvent avoir leurs avantages, en ce que l’enfant d’un artisan, d’un pauvre homme dépourvu de toute espèce de moyens, peut apporter en naissant des dispositions si heureuses, qu’il n’y ait rien de mieux que de venir à son secours, et de lui donner les moyens de développer les dons de la nature. Plus d’un grand homme a été redevable de sa première éducation à ces sortes de fondations. En France, cela s’appelle des bourses.

Il en est d’autres encore qu’on appelle stipendia ; car, en tout, on a cherché à décorer l’éducation publique et littéraire de termes militaires : ce sont des pensions plus ou moins fortes qu’on paye aux étudiants pendant les années de l’université, afin de les aider à subvenir aux frais de leur séjour et de leurs études.

J’oubliais encore de dire que dans ces écoles on étudie aussi les éléments de l’histoire, de la géographie ; on prend une teinture du blason, des généalogies des maisons souveraines, enfin de tout ce qui est nécessaire à un homme qui veut servir sa patrie avec quelque distinction[5].


VII.

Lorsqu’on a parcouru toutes les classes d’un gymnasium, on en prend congé et l’on part pour l’université. Quatre facultés constituent l’essence d’une université, qui ne s’appelle ainsi que parce que toutes les études y sont rassemblées. Ces facultés sont celles de théologie, de jurisprudence, de médecine et de philosophie, qui comprend aussi les belles-lettres. L’étudiant qui arrive choisit d’abord une des trois premières facultés suivant l’état auquel il se destine, mais ses premières études regardent pourtant principalement la philosophie. Il apprend donc la logique, la métaphysique. On perd trop de temps avec ces fadaises, et c’est souvent avoir appris à déraisonner méthodiquement. Au lieu de donner six mois et plus à l’étude de la logique et de La métaphysique, et au bel art de l’argumentation, je crois qu’on ferait beaucoup mieux de s’appliquer tout de suite aux mathématiques, dont c’est le propre de rendre le raisonnement plus exact et l’esprit plus juste. Dans la faculté de philosophie on enseigne encore la morale, les humanités ou belles-lettres, l’éloquence, les antiquités, tout ce qui dépend de la belle littérature. Pour chacune de ces parties il y a des chaires et un professeur particulier, et c’est la réunion de ces chaires qui s’appelle faculté, comme la réunion des facultés s’appelle université. Les professeurs des universités ont une manière d’enseigner différente de celle des préfets des écoles ou collèges. Dans les écoles, l’écolier travaille sous l’inspection immédiate du préfet, qui donne à chacun sa tâche, qui examine, reprend, corrige l’un après l’autre. Dans les universités, chaque étudiant choisit l’objet et le nombre des cours qu’il veut suivre, et que les professeurs ont soin d’annoncer publiquement avec l’heure et le lieu. À l’heure indiquée le professeur monte en chaire, débite sa science, que les auditeurs recueillent, chacun comme il peut, les uns en écoutant, les autres en se faisant des notes pour aider leur mémoire. Ordinairement chaque professeur a un livre élémentaire imprimé qui sert de fondement à ses leçons, qu’il explique à ses auditeurs, et aux principes duquel il ramène toutes les digressions dont il se sert pour rendre les éléments de chaque science plus frappants et plus sensibles. On conçoit qu’un certain nombre de livres élémentaires, faits avec clarté et avec précision, est une des choses les plus désirables pour l’avancement des sciences et des lettres.


VIII.

Dans les facultés supérieures, il y a aussi plusieurs chaires ; dans la faculté théologique, il y en a pour l’explication des livres sacrés, pour l’étude des langues sacrées, pour la polémique ou controverse, pour l’histoire ecclésiastique, etc., etc., etc. Dans la faculté de droit, il y a pareillement des chaires pour l’étude du droit romain, du droit canon, du droit commun. En Allemagne l’étude du droit de la nature et des gens est fort cultivée. Elle est excellente pour le développement des bons esprits. L’étude du droit public du saint Empire et des lois qui ont fait subsister ce corps, tant bien que mal, jusqu’à ce jour, fait aussi une grande partie de l’occupation de la jeunesse ; et c’est cette chaire, suivant qu’elle est bien ou mal remplie, qui décide en partie de la réputation de l’université. Dans la faculté de médecine, les différentes chaires ont pour objet la théorie et la pratique de cette science problématique, l’anatomie, la pharmacie, la chimie, et l’histoire naturelle, qui appartient en partie à la faculté de médecine, en partie à celle de philosophie[6].


IX.

Les universités jouissent en Allemagne, et surtout dans les pays protestants, de grands privilèges et de grandes immunités. L’empereur seul a le droit de les accorder. Le souverain du pays a le soin de les fonder. Elles ont ordinairement une juridiction fort étendue sur leurs citoyens. L’université de Leipsick ne ressort que du souverain, exerce sur les siens le droit de vie et de mort. Un étudiant n’est justiciable que de l’université où il s’est fait inscrire, et le magistrat de la ville où l’université est établie n’a aucune juridiction sur lui. C’est cette importance qu’on a donnée ou laissée dans les pays protestants aux universités qui les a rendues si florissantes. Il est donc bon de les établir dans des villes qui ne soient ni capitales, ni résidences, ni port, parce que la présence du souverain absorbe tout, parce que le trop grand mouvement et le bruit ne causent que des distractions, parce qu’il est bon que l’université soit tout dans les endroits où elle est établie, et que l’habitant regarde l’étudiant avec quelque considération, ce qui arrivera toutes les fois que la ville tirera un profit sensible du séjour de la jeunesse.


X.

Le chef suprême de l’université s’appelle recteur magnifique. Il est choisi parmi les professeurs par voie de scrutin, et dans les unes il exerce cette charge un an, dans d’autres six mois. Il a conservé dans les pays protestants le rang de prélat, séance et voix parmi les États du pays. En Saxe, le recteur de l’université de Leipsick est la cinquième personne après l’électeur. Dans plusieurs pays protestants, c’est l’héritier présomptif de la couronne ou de la souveraineté qui prend le titre d’honneur de recteur de l’université, et alors le recteur véritable s’appelle prorecteur. Son conseil est composé de tous les professeurs ordinaires et publics, qui se partagent l’administration des biens de l’université, et jugent avec lui tout ce qui est du ressort de sa juridiction. Cette juridiction est ordinairement très-bien exercée, puisque c’est dans le sein des universités et particulièrement des facultés de droit que se forment les juges de tous les tribunaux supérieurs et inférieurs du pays.


XI.

Chaque faculté a des titres d’honneur qu’elle accorde avec solennité à ceux qui ont suivi ses différentes leçons pendant trois ou quatre années, et qui, au bout de ce terme, sont en état de soutenir les examens qu’on fait subir à ceux qui se présentent pour obtenir ces honneurs académiques. Cela s’appelle la promotion, qui se fait tous les ans dans les universités avec beaucoup de cérémonies. Indépendamment des examens, le candidat est obligé de soutenir publiquement des thèses, sous la présidence d’un professeur, contre les attaques des autres, et ce n’est qu’après avoir subi toutes ces épreuves qu’il reçoit le bonnet de docteur en théologie, ou en droit, ou en médecine, ou de maître ès arts en philosophie. Il y a des pays où l’on ne peut entrer dans aucune charge quand on n’a pas pris ses degrés dans l’université. Dans d’autres on ne l’exige que de ceux qui veulent exercer la médecine et jouir du droit de tuer méthodiquement. Tout homme qui a pris ses degrés dans une université est en droit d’y donner des cours particuliers aux étudiants qui voudront le payer, quoiqu’il n’y ait que les professeurs publics de gagés et d’obligés à des leçons gratuites.


XII.

Ordinairement les cours publics sont peu suivis, et, pour dire la vérité, peu soignés par les professeurs. Ceux-ci aiment mieux réserver tous leurs soins à leurs leçons privées, parce que celles-ci sont payées à part par les étudiants, et que les gages donnés par le gouvernement courent toujours, sans qu’on s’informe si un professeur a été exact ou non à ses leçons publiques. Cet abus, énorme en apparence, a peu d’inconvénients. La rétribution qu’un professeur exige de chaque auditeur, pour un cours de six mois ou d’un an, est bornée, dans les universités d’Allemagne, à quatre ou six écus au plus ; cela n’est pas ruineux pour les étudiants, et lorsqu’un professeur a de la réputation, il a aisément un auditoire de deux cents personnes. Il peut enseigner quatre ou six heures par jour, ce qui lui fait un sort assez considérable, sans qu’il en coûte beaucoup à chaque étudiant en particulier, et toujours relativement à ses talents et à sa capacité, parce qu’un professeur sans talents est un professeur sans auditeurs. Il faut dire aussi que s’ils négligent les leçons publiques et gratuites, ils sont, d’un autre côté, très-faciles à accorder aux pauvres étudiants sans fortune l’entrée de leurs leçons gratis.


XIII.

En fondant la faculté de médecine d’une université, il ne faut pas oublier d’y comprendre l’établissement des chaires de chirurgie. Cette science si utile, et qui a été portée en France à un si haut degré de perfection, n’a pas encore, dans les universités des autres pays, la considération qu’elle mérite.


XIV.

Les professeurs des différentes facultés, indépendamment de leur devoir d’enseigner, forment encore un corps particulier, qui a son travail et ses séances, et auquel ceux qui, sans être professeurs publics, ont pris leurs degrés, peuvent être agrégés. Ce travail consiste à faire des réponses aux différents mémoires qui sont adressés aux facultés, à celle de médecine par les malades et souvent par le gouvernement dans les cas d’épidémie, ou pour la police des hôpitaux et autres objets de la salubrité publique. La faculté de théologie a aussi ses pratiques. Celle de droit est la plus employée.


XV.

C’est un très-bel usage en Allemagne que celui d’envoyer les pièces des procès les plus compliqués, les plus délicats, à quelque faculté de droit d’une université, en supprimant le nom des parties, et faisant ainsi juger le procès sous des noms supposés par la faculté ; c’est-à-dire par une assemblée de jurisconsultes qui, ne connaissant aucun des intéressés, sont nécessairement exempts de tout soupçon de partialité, de tout parti, de toute passion quelconque qui se glisse quelquefois dans les jugements des hommes les plus intègres d’une manière imperceptible, et à eux-mêmes inconnue. Le tribunal, qui consulte ainsi la faculté (ou même les facultés de plusieurs universités sur le même procès), n’est pas obligé de suivre leur décision, il reste le maître de prononcer suivant ses principes et ses lumières ; mais dans les villes impériales, par exemple, où le magistrat est intéressé à convaincre ses sujets de la plus grande intégrité et impartialité dans l’administration de la justice, il s’en tient volontiers, et surtout dans les cas criminels, à la décision d’une faculté. Ce travail est payé, et fait un revenu assez honnête pour une faculté qui a la réputation d’être bien composée. On sent aussi que la vie des membres d’une telle faculté doit être laborieuse, puisqu’indépendamment des soins qu’ils donnent à l’instruction de la jeunesse, ils sont encore les oracles des tribunaux intérieurs et étrangers, et que toutes leurs décisions, devant être motivées, demandent un travail raisonné.



  1. En vertu de ce premier paragraphe, je prends la liberté de conseiller à S. M. I. de faire communiquer ses vues à quelques professeurs des universités de Leipsick, de Gœttingue, de Leyde, d’Oxford, d’Édimbourg, de Glasgow. Il y aura peut-être dans leurs plans beaucoup de pédanteries ; mais Dieu, qui a favorisé son ointe de tous les dons, et, entre autres, de celui du laisser et du prendre, lorsqu’il le faut et comme il le faut, aura bientôt secoué entre ses mains augustes la poussière du pédantisme pour n’y laisser que le bon grain. J’ose recommander très-particulièrement M. le docteur Ernesti, à Leipsick, homme d’un mérite éminent, qui, ayant été toute sa vie occupé de l’éducation de la jeunesse dans toutes les espèces d’écoles, est plus capable que qui que ce soit de dresser un plan excellent. Il peut l’écrire en allemand. Si S. M. I. daigne le consulter, je ne demande, pour prix de l’avoir indiqué, que la faveur de lui être nommé comme celui qui l’a indiqué à S. M. Dans les universités d’Écosse, il y a aussi d’excellentes têtes à consulter. (Diderot.)
  2. J’observe qu’il serait bon, dans ces Lese-Schreib und Rechen-Schulen, de pousser l’instruction plus loin qu’elle ne va communément en Allemagne, et d’y faire enseigner, par exemple, à ceux qui se destinent aux professions mécaniques et au commerce, la manière de tenir les livres en parties doubles, la science du change, et tout ce qu’il est bon, dans ces professions, de savoir pour y devenir plus habile en moins de temps. (Diderot.) — Cette érudition de Diderot à propos du système d’enseignement en Allemagne ne doit pas trop étonner. Par Grimm, par le prince Henri de Prusse, par les Nassau-Saarbruck, par les visites assez fréquentes de jeunes Allemands qu’il signale dans sa correspondance, et même par sa traversée de l’Allemagne pour se rendre en Russie, Diderot pouvait connaître assez bien un pays qu’il n’avait pas habité, il est vrai, mais que ceux qui y avaient séjourné assez longtemps, comme Voltaire, ne paraissent pas avoir apprécié comme lui. On voit, du reste, par son Voyage en Hollande, que, s’il n’était pas ami du déplacement, lorsqu’il se déplaçait, il mettait son temps à profit pour se rendre compte, non des particularités pittoresques, mais des choses utiles : mœurs, coutumes, produits, revenus, industrie, établissements publics, etc.
  3. Si j’ai bien pénétré les vues de l’ointe que le Seigneur a accordée à la Russie pour leur gloire réciproque, et pour se faire pardonner par moi plusieurs fredaines graves de ma connaissance, je dois croire que Sa Majesté cherche à introduire dans les villes de son empire la magistrature municipale, et à en étendre et relever les fonctions. Vue excellente, propre à perfectionner la police, vue honorée de toute mon approbation ! Eh bien, un des devoirs de ces magistrats sera de présider aux écoles publiques, et d’y faire la fonction de scolarche. (Diderot.)
  4. Nous en sommes encore à ressasser les mêmes arguments ; mais alors c’était avec nouveauté. On reconnaît là l’encyclopédiste.
  5. Je me garderai bien de dire à Sa Majesté Impériale s’il faut introduire en Russie l’étude du grec et du latin, ou destiner les écoles illustres, les gymnasia, à d’autres études : elle saura cela mieux que feu M. Wagner, et même mieux que cette Mlle  Cardel, qui fut en son temps le chandelier portant la lumière de son siècle, sans les avoir. Mais ce qu’il faut observer ici, c’est que l’étude des langues est devenue et devient tous les jours d’une telle étendue, qu’il ne sera plus possible à l’esprit humain d’y suffire. La connaissance des mots nuira à la connaissance des choses, l’étude des langues anciennes sera abandonnée pour celle des langues modernes. Le français, l’italien, l’anglais, l’allemand sont aujourd’hui quatre langues presque essentielles à l’homme qui a joui d’une éducation libérale. À mesure que les peuples se civiliseront, le nombre des langues essentielles augmentera ; car ce qu’il y a de moins douteux, c’est que les arts, les sciences et les lettres voyagent, et qu’il est impossible de les fixer. Cependant il faut posséder la langue d’un peuple pour ses anciennes richesses, tandis qu’il faut apprendre celle d’un autre pour ses richesses actuelles. Insensiblement la masse des connaissances devient trop forte pour l’étendue de l’esprit humain ; la confusion et la barbarie ont leur tour. Voilà la véritable clef de la fable allégorique de la tour de Babel. À cette époque, le monde était si ancien, que les fils des hommes avaient poussé leurs connaissances au plus haut degré. Ils étaient près d’atteindre le ciel, et d’en savoir aussi long que leur papa Dieu. Il ne restait à celui-ci, pour arrêter les progrès de cette tour, qui s’élevait à vue d’œil, et qui allait percer jusque dans son boudoir, que la ressource de la confusion des langues. C’est-à-dire que le grand nombre des nations savantes et policées obligea les hommes éclairés de chaque nation d’étudier une multitude si prodigieuse de langues nécessaires à la circulation des connaissances acquises, que leur tête en péta. Ils devinrent brouillons et imbéciles, ce fut à recommencer, et Dieu fut préservé une seconde fois du danger de voir ses secrets ébruités. (Diderot).
  6. Il n’est pas nécessaire de dire que dans les universités de la Russie il faudra des chaires pour l’étude du code Catherine, quoiqu’il ne soit pas bon peut-être de permettre qu’on le commente par écrit, parce que ce qui est commenté est bientôt dénaturé. (Diderot.)