Librairie Beauchemin, Limitée (p. 30-48).

CHAPITRE II

Pérégrinations préliminaires — Précocité de Quéquienne — Première opération financière — Le bonhomme Jacquot — Coutumes rurales d’autrefois — L’éducation de Quéquienne — Un militaire en herbe — Les élections.

PÉRÉGRINATIONS PRÉLIMINAIRES

Ils revinrent au Canada dès qu’ils eurent acquis la certitude qu’on ne les arrêterait pas pour avoir pris part au combat de Saint-Denis. Tatite était, lui-aussi, revenu d’une villégiature peu agréable qu’il avait passée hors de l’atteinte des pourvoyeurs des geôles bureaucratiques. Tous trois se marièrent, s’efforcèrent de vivre heureux et… eurent beaucoup d’enfants, ce qui est une excellente manière de se distraire.

Vers ce temps-là, Contrecœur avait pour curé M. Manseau, un digne prêtre qui, entre autres qualités, possédait un goût inné pour la musique et le plein chant. Il avait entrepris de former une pépinière de bons chantres, ce à quoi il avait parfaitement réussi. Nos compatriotes ont généralement l’oreille juste, la voix sonore et harmonieuse. Le brave curé avait organisé un chœur qui faisait honneur à sa paroisse. Il eut bien voulu garder autour de lui tous les bons chantres qu’il avait formés. Malheureusement, il ne pouvait pas les retenir tous.

La paroisse commençait déjà à se faire un peu étroite pour les nombreux enfants qu’elle produisait. Alors, comme aujourd’hui, la croissance de la race faisait éclater ses langes. Il est facile de dire aux gens : « Restez chez vous. Faites-vous cultivateurs. » Mais le père a eu assez de peine à faire vivre sa famille sur la terre qu’il occupe. Il lui est impossible de donner une ferme à chacun de ses fils. Ses voisins sont dans le même cas, et il n’y a pas de ferme disponible dans la paroisse. On aura beau déplorer le dépeuplement de la campagne au profit des villes, tout cela ne donne pas au jeune campagnard l’argent qui lui serait nécessaire pour s’établir, ou même pour se livrer à la rude tâche qui consiste à défricher des terres nouvelles, parfois très éloignées de sa paroisse natale. Quoi qu’il arrive, il faut qu’il parte. Le frère aîné hérite ordinairement de la terre paternelle, à la condition de payer certaines redevances aux parents. Les autres émigrent ou vont se fixer dans nos villes ou nos villages.

Petit-Père avait été chantre ; trois ou quatre de ses fils le furent après lui. Leur mère était douée de l’un de ces timbres de voix qui produisent les Albani. Leurs talents naturels furent cultivés sous l’habile direction du curé Manseau. Tatite devint forgeron et maître-chantre de la paroisse. Quénoche dut s’éloigner afin d’aller cumuler ailleurs les fonctions de maître-chantre et de cordonnier. Il se maria, habita Montréal durant quelque temps puis, alla à Saint-Barnabé où sa femme avait des parents. C’est dans ces parages que survint Quéquienne, le quatrième de la dynastie des Quénoche, celui qui était destiné à fournir le sujet de cette véridique histoire. Le lendemain de son arrivée en ce bas, monde, il fut baptisé à Saint-Jude, qui, n’était pas sa paroisse natale. Après cette cérémonie, il retourna à Chibouette où il vécut plus ou moins patiemment jusqu’à l’âge de dix-huit mois.

Alors, sans le consulter le moins du monde, on l’amena à Sainte-Victoire, où il donna pendant quelque temps l’exemple de toutes les vertus de son âge. Il avait bien trois ans lorsque ses parents l’amenèrent à Saint-Denis. De ce premier séjour à Sainte-Victoire, il se rappelait fort peu de choses. À travers les bitumes de sa mémoire enfantine ; il revoyait la doublure rouge de la casquette de Timothée, l’apprenti ; mais il ne pouvait arriver à ressaisir la figure de ce personnage si criardement coiffé.

Son père, qui chantait toujours comme un savetier à qui nul financier n’avait jamais songé à faire le moindre cadeau d’argent, lui avait appris toutes sortes de chants, surtout des chants religieux.

PRÉCOCITÉ DE QUÉQUIENNE

À l’âge où il se traînait encore sur le plancher, à l’âge où il chatonnait, comme on dit élégamment dans la région située à trois semaines en bas de Québec, Quéquienne chantait d’une voix forte, sans se faire prier, et sur un air composé par un grand musicien qu’il ne connaissait pas du tout : Calicem salutaris accipiam et nomen Domini invocabo.

Il se souvenait en outre que son grand-père maternel, qui était son parrain, lui avait donné une pièce de trois chelins, lorsqu’il était venu à Sainte-Victoire avant son départ pour la Californie, en 1849. Hors de là, ses souvenirs étaient très vagues, et il n’avait emporté du Pot-au-beurre (nom préhistorique de Sainte-Victoire) que des notions fort embrouillées.

À Saint-Denis, son père avait pris la charge du bateau passeur entre ce village et Saint-Antoine. Quéquienne éprouvait un vif plaisir chaque fois que Quénoche consentait à l’amener avec lui sur les flots du Richelieu. Un jour, La Blonde, une jolie jument que Quénoche s’était procurée sur la rive nord, avait été prise d’une irrésistible nostalgie. Elle était à brouter l’herbe qui croissait dans un enclos aboutissant à la rivière lorsque, sans s’occuper du sabot (pièce de bois repliée et assujettie au moyen d’une cheville transversale) qui entravait l’un de ses pieds de devant, la jeune cavale conçut l’idée de parcourir à la nage les huit arpents d’eau courante qui s’interposaient entre elle et sa prairie natale. Le bac se mit à sa poursuite, mais elle nageait si bien qu’on la laissa atterrir sur la rive opposée avant de la reprendre.

Pendant que La Blonde établissait son record de natation, ce spectacle inusité avait attiré nombre de villageois sur la grève. Le corps de la bête était complètement immergé ; sa tête seule était visible et tout le monde craignait de la voir s’enfoncer. La mère Quénoche priait et ses enfants pleuraient autour d’elle. Deux heures après, tout le monde était consolé et La Blonde ne paraissait pas avoir souffert de son bain prolongé, bien qu’elle fût « en rupture de bain. »

Un villageois dont la conduite n’était pas exemplaire avait eu les honneurs du charivari. Des hommes masqués l’avaient mis à cheval sur une longue perche et le promenaient dans les rues au bruit des ferrailles, casseroles, grelots et porte-voix, — « Qui est-ce que vous avez là ? » leur demandait-on. — « C’est Thomas Tomnette, » répondaient les porteurs de ce pavois d’un nouveau genre. — « Où l’avez-vous pris ? » — « Chez la Torquette. » Ces paroles étaient parvenues aux oreilles de Quéquienne, qui s’efforçait vainement de comprendre pourquoi ses parents lui défendaient de les répéter.

Le bail de la traverse étant expiré à l’automne, Quénoche retourna à Contrecœur, où il alla passer un an avec sa jeune famille.

Entre les âges de trois et quatre ans, les impressions sont vives ; mais les souvenirs qu’elles laissent sont peu coordonnés. On ne synthétise guère à cet âge heureux. Tout nous étonne alors, tout nous parait mystérieux. Le monde est si nouveau pour le « dieu tombé qui se souvient des cieux ! » De son premier séjour à Contrecœur, voici cependant quelques-uns des souvenirs que Quéquienne a conservés :

Un dimanche, pendant que son père et sa mère étaient à la messe, il avait lancé à la tête de sa jeune tante, qui le faisait endéver, un jouet quelconque, lequel, décrivant une parabole imprévue, était allé briser un miroir. Au retour des parents, il y avait eu explication, suivie d’arguments assez frappants pour convaincre le coupable de son erreur.

Un autre dimanche ; durant la belle saison, la mère Quénoche avait revêtu Quéquienne de son costume de cérémonie. C’était une belle robe à fond blanc ornée de fleurs rouges et Quéquienne en raffolait. Le sol du brûlé de Contrecœur est formé d’une couche de glaise bleue dans laquelle vous pouvez enfoncer une perche de dix-huit pieds. Or, les cochons, qui recherchaient la fraîcheur, se vautraient dans les fossés le long de la route. Ils avaient donné au peu d’eau qui restait au fond la consistance d’une belle pâte à crêpe couleur d’ardoise. Quéquienne crut qu’il n’avait rien de mieux à faire que d’imiter les cochons puisque personne n’était là pour l’en empêcher. Lorsqu’il sortit du fossé, la robe n’était pas belle à voir, ni lui non plus, d’ailleurs. Dire que la mère Quénoche était contente, ce serait exagérer. Quéquienne reçut une autre correction. Hélas ! ce ne devait pas être la dernière.

Après, une période de pluie abondante, l’eau du Saint-Laurent ayant été quelque peu refoulée dans la Grande Décharge creusée pour le drainage des terres, y avait introduit une quantité de poissons, et les cultivateurs avaient profité de cette aubaine pour improviser une pêche quasi miraculeuse. Des hommes munis de couvertes, draps et autres seines de fortune draguaient le fond du cours d’eau et le produit de leur pêche s’entassait dans des cuves, seaux et autres récipients. Cette abondance dura peu ; mais la marmaille avait pris goût à la pêche. Lorsqu’il ne resta plus que des batraciens, Quéquienne, qui avait accompagné son frère et ses cousins, fut invité à un régal de cuisses de grenouilles cuisinées le long du fossé. Il les trouva excellentes, mais ses parents le morigénèrent si bien qu’il n’y retourna plus.

Une autre impression qui resta profondément gravée dans sa mémoire fut la mort de son chien « Café ». On racontait que des personnes avaient été mordues par des chiens enragés et tout le monde était sur le qui vive. Un jour, Café revint à la maison, les reins cassés et traînant ses pattes de derrière. Quelqu’un l’avait pris pour un chien enragé. Il fallut l’abattre. C’était un bon chien, d’humeur très douce, qui fut pleuré non seulement par Quéquienne, mais aussi par la mère Quénoche et par ses autres enfants.

Un jour, au temps de la moisson, le frère et la sœur ainés de Quéquienne avaient amené celui-ci chez l’oncle Hyacinthe, alors que toutes les grandes personnes travaillaient aux champs, et que les jeunes, enfants étaient restés à la maison sous la surveillance de l’ainée. Celle-ci, très hospitalière, ne savait que faire pour amuser ses jeunes cousins. Après les avoir fait jouer à des jeux tous plus intéressants les uns que les autres, elle s’avisa de leur faire voir et entendre quelque chose de tout-à-fait nouveau pour eux.

Elle décrocha le fusil de chasse qui était pendu à une poutre. C’était un vieux fusil à pierre, le seul que la famille avait pu soustraire aux perquisitions des soldats de 1837. Elle ignorait qu’il fut chargé, mais elle savait qu’en mettant de la poudre dans la batterie et en tirant sur la détente, l’explosif s’enflammerait sans produire de détonation. Elle appuya le canon du fusil sur la fenêtre ouverte et tira sur la gâchette. Une formidable détonation retentit. Le vieux flingot était chargé. Le recul de la crosse faillit renverser l’apprentie chasseresse. Les travailleurs alarmés se hâtèrent d’accourir. Par bonheur, aucun accident ne s’était produit ; mais les enfants de Quénoche ne jugèrent pas à propos de prolonger leur visite.

PREMIÈRE OPÉRATION FINANCIÈRE

En 1851, Quénoche retourna à Sainte-Victoire pour s’y établir en permanence. On lui avait offert une rémunération raisonnable pour ses services en qualité de maître-chantre, et il avait acheté l’emplacement occupé par le tanneur de l’endroit. Il était entendu que celui-ci devait rester quelque temps avec la famille Quénoche, afin de régler ses affaires. Avant son départ, le tanneur avait fait un encan pour disposer de son mobilier. L’enchère publique avait fort intéressé Quéquienne, qui aimait la foule et le bruit.

Parmi les négociants du Pot-au-Beurre figuraient deux propriétaires de roues de fortune qui, le dimanche et les jours de fête, se faisaient concurrence à la porte de l’église pour vendre des friandises : pipes-rouges, bâtons de sucre d’orge, biscuits à la mélasse et autres nênanneries et galettages. L’un d’eux, albino lui-même, élevait une nombreuse famille presque exclusivement composée d’albinos. Il avait la vue très courte, et ses pauvres yeux marrons, tout en lui permettant de lire en regardant de très près, le rendaient peu propre aux travaux ordinaires. Il était venu à l’encan du tanneur, où sa roue de fortune ne chômait guère.

Les uns achetaient pour lui rendre service ; les autres, pour se sucrer le bec. Quéquienne était au nombre de ces derniers. Il avait déjà dépensé deux sous — toute sa fortune — mais il les avait mis sur la roue du même nom et, chaque fois, l’aiguille s’était arrêtée en face d’un vulgaire biscuit à la melasse. Or, c’était une pipe rouge que convoitait Quéquienne : l’une de ces belles pipes mal faites, mais formée d’un candi rouge vif et quasi transparent. Ne voulant pas redemander des sous à son père, il était à se creuser la cervelle lorsqu’une idée lumineuse jaillit dans sa jugeote de quatre ans. Il avait remarqué ce qu’il croyait être une pièce d’argent, au bout du manche de l’étrille. Il courut à l’écurie, travailla pendant une heure et finit par détacher la rondelle de ferblanc, objet de ses désirs. Il revint triomphant, s’approcha de la table du vendeur et demanda 15 pipes rouges. Surpris de cette commande inusitée, le pourvoyeur de jouissances gastronomiques lui demanda s’il avait de l’argent. — « J’ai 15 sous », répondit Quéquienne en lui présentant sa monnaie de contrebande, qui ne fut pas acceptée. Par bonheur, il y avait là une âme généreuse qui procura à Quéquienne la pipe rouge de ses rèves.

Ce fut une journée mémorable. Quéquienne étrennait ce jour-là sa première culotte : un beau pantalon de drap que sa mère lui avait confectionné à même un vieil habit. Après s’être copieusement empiffré, car il était gourmand, Quéquienne alla faire sa digestion en jouant autour des bâtiments. Il y avait là une fosse d’où l’on avait tiré de la glaise pour faire une sole de four. La pluie étant survenue, on avait recouvert la fosse de planches et de perches, en attendant qu’on pût la remplir de terre sèche. Naturellement, Quéquienne alla jouer sur ce pontage peu solide.

Il s’amusait ferme lorsque les planches cédèrent et le firent choir dans l’eau boueuse d’où il sortit indemne mais outrageusement éclaboussé. Cela lui gâta son plaisir. Songez donc ! Un pantalon dont il avait annoncé l’avènement à l’un de ses oncles dès avant son départ de Contrecœur ! Assis sur les genoux de cet oncle, il lui avait raconté qu’il aurait des culottes de drap. — « Des culottes de chat ? » avait dit l’oncle. — Non, des culottes de drap. — Oui, oui, je comprends : Des culottes de chat ; » et Quéquienne avait fait une de ces colères comme on aimait à lui en faire ébaucher.

LE BONHOMME JACQUOT

Il se fâchait volontiers et, pour le corriger de ses impatiences, on l’avait surnommé « le bonhomme Jacquot, » ce qui était loin d’améliorer son caractère. Pourtant, le bonhomme Jacquot était d’humeur bien égale : il était toujours en fureur, ce qui le distinguait de Quéquienne, qui ne se fâchait pas lorsqu’on le laissait tranquille, Il y avait bien d’autres choses qui le distinguaient de Quéquienne. D’abord, il avait une femme aveugle qu’il rudoyait constamment, qu’il traitait de saké vieille borgnesse et à qui il reprochait de choisir tous les mauvais pas lorsqu’il lui donnait le bras pour aller mendier son pain.

Son genre d’élocution laissait à désirer. Il articulait, très mal, et les gens le payaient pour lui faire réciter ses prières en latin. Son Credo était un rocailleux assemblage de syllabes inédites ; son Confiteor était également pittoresque ; son Ave Maria était à peu près comme suit : « Gracia plaine mutécum mutatu murébus mufructus vingt troït cui Jesu. »

Au jour de l’An, lorsque ses enfants lui demandaient sa bénédiction, il leur répondait : « Ze te la danne, ze te la danne, yâbe m’emport’ze te la danne ; mais si tu fais le mauvais, yâbe m’emport’ze te la lôte. » Enfin, ce n’était pas un type susceptible d’inspirer beaucoup d’admiration à Quéquienne.

COUTUMES RURALES D’AUTREFOIS

La récolte de blé, jadis si abondante dans la vallée du Saint-Laurent, avait été presque nulle, par suite des ravages de la mouche hessoise. On s’était avisé de restreindre la consommation de la farine de blé, devenue très rare et très chère. La culture du sarrasin et des pommes de terre avait pris plus d’extension. L’avoine était à bas prix, et les entreprenants fondateurs du village de L’Industrie (aujourd’hui, ville de Joliette) avaient établi un moulin pour moudre la farine d’avoine. Cette farine mêlée dans une certaine proportion à la farine de blé, faisait un pain excellent, dont la production était moins coûteuse que celle du pain de blé pur. Désireux d’économiser, Quénoche était allé à L’Industrie où il s’était procuré une charge de farine d’avoine. En revenant, il avait même apporté de Sorel un esturgeon si énorme que Quéquienne avait demandé si c’était une baleine.

La vie était alors moins chère à Sainte-Victoire qu’elle ne l’est maintenant à Ottawa. En hiver, des cultivateurs allaient camper sur les chenaux du lac Saint-Pierre où, après avoir creusé des trous dans la glace, ils faisaient la pêche au petit poisson blanc. Lorsqu’ils étaient amplement approvisionnés, ils allaient de maison en maison vendre le surplus de leur pêche qui leur rapportait bien 30 sous la poche d’un minot et demi.

L’argent était peut-être un peu rare à la campagne, mais il avait une valeur réelle. On voyait passer, surtout les jours de marché, de nombreuses traînes chargées de bois sec. Il y avait des gens de l’autre bout de la paroisse qui n’hésitaient pas à faire quatre ou cinq lieues pour aller au Fort vendre une charge de bois cotée à la somme énorme de 30 sous ou même un écu, selon la qualité.

C’était aussi en hiver que les sabotiers, race disparue depuis, faisaient leur apparition, étalant sur les longues ridelles de leurs traînes leur marchandise consistant en sabots taillés dans le tilleul ou bois blanc, chaussures dont on se servait pour circuler autour de la maison, sur le sol argileux, et qu’on laissait à la porte afin de ne pas salir le plancher. Il y avait bien aussi le vendeur de poterie et le fondeur de cuillers, destinés à disparaître plus tard, mais ces deux derniers n’apparaissaient qu’en été, avec l’orgue à marionnettes et le statuaire qui portait sur sa tête tout un assortiment de madones et de chats en plâtre.

Les costumes de gala ne ressemblaient guère à ceux d’aujourd’hui, mais ils les valaient bien. Chacun sa manière, de se rendre ridicule ou irrésistible. En hiver, ceux qui en avaient les moyens portaient des casques en fourrure, L’énorme coiffure masculine était surmontée d’une rotonde convenablement aplatie qui surplombait un tube cylindrique muni d’une visière. La profonde capuche des femmes laissait difficilement apercevoir leurs traits. Ces gigantesques couvre-chefs étaient ordinairement en loutre, et la fourrure utilisée pour leur confections représenterait aujourd’hui une valeur de $100 ; mais elles ne coûtaient que $10 en cet heureux temps.

Les demoiselles de la haute ne rougissaient pas de venir en souliers de bœufs jusqu’au village, afin de ménager leurs chaussures des dimanches qu’elles arboraient chez des amis ou même sur le perron de l’église. On arrivait de bonne heure ; on allait à confesse ou bien on encombrait les rares maisons avoisinantes en attendant l’heure de la messe. Bon nombre de gens restaient pour attendre les vêpres. On les invitait tous à diner et quelques-uns acceptaient.

La salle publique, dans la maison du bedeau, ne désemplissait pas. On y bavardait bien un peu, mais on ne s’y ennuyait guère et les jeunes gens s’y contaient fleurette. Ceux qui savaient le mieux tourner un compliment jouissaient d’une grande popularité. Je me rappelle un madrigal qui avait eu un succès bœuf. Le grand complimenteur Titoine, invité à concourir avec la grande complimenteuse Josette, lui avait dit : « Ma chère demoiselle, ce fut tant bien disposé, n’auriez-vous pas les dispositions nécessaires ? » Sans se déconcerter, Josette lui avait répondu, du tac au tac : — « Oui, monsieur, j’en doute beaucoup. »

On en est encore à discuter sur la question de savoir à qui la palme aurait dû être accordée. Je dois à la vérité de dire que cela ne se passait pas à Sainte-Victoire, où l’on avait adopté un autre genre de vocabulaire amoureux. Il y avait toutes sortes de types à Sainte-Victoire.

Il y en avait même qui n’étaient pas très fins ; mais, là comme ailleurs, ce n’étaient pas les plus fins qui étaient les plus intéressants. Il y avait Paulette Bourque, déjà nommé, qui avait été confirmé sans aller à confesse, ayant trouvé qu’il y avait trop de foule au confessionnal. Il y avait aussi la mère Larichette, qui avait donné à Quéquienne l’occasion d’entendre le dialogue suivant :

— Vous avez communié ce matin ?

— Ben sûr que j’ai communié.

— Mais, en passant chez vous, je vous ai vu déjeuner ?

— Ah ! ben mon Guieu Seigueur guienque trois p’tites pétaques !

Les incidents de ce genre étaient heureusement très rares ; mais il s’en produisait assez d’autres pour entretenir et égayer les conversations. Le père Mailloux avait prêché une retraite de tempérance et distribué des croix à tous les chefs de famille. Le digne curé, M. Augustin Lemay, avait lieu de se féliciter de l’excellente tenue de ses paroissiens.

L’ÉDUCATION DE QUÉQUIENNE

Le curé s’intéressait beaucoup à Quéquienne et celui-ci le lui rendait bien. Seulement, il n’aimait pas à se hasarder trop près du presbytère, vu qu’il y avait là des oies qui le poursuivaient de leurs sifflements et le menaçaient de leurs longs becs plats. Il y avait aussi un gros coq-d’inde qui étalait les rubis de sa gorge et vociférait des glou… glou qui n’avaient rien de particulièrement attrayant. M. Lemay appelait parfois Quéquienne, lui recommandait de ne pas avoir peur des volailles et l’embrassait. Quéquienne s’essuyait, sans se douter le moins du monde de l’indélicatesse du procédé.

D’abord intimidé, il finissait par répondre avec assez de volubilité aux questions que le curé s’amusait à lui poser. Pour Quéquienne, le curé était un être surnaturel, un saint homme à qui l’on devait parler comme si l’on s’adressait à Dieu même. Cela nuisait un peu à la spontanéité de ses réponses qui, cependant, dénotaient chez lui une précocité peu ordinaire.

C’est qu’on était éduqué avec soin chez la famille Quénoche. Les expressions vulgaires y étaient bannies de la conversation. Le père et la mère étaient pieux, intelligents, et ne donnaient que de bons exemples à leur progéniture. Bercés au chant des cantiques et renseignés de bonne heure sur les vérités religieuses, les enfants avaient eu, plus qu’à l’ordinaire, l’occasion de cultiver leurs bons instincts.

Sa mère lui ayant raconté la passion de Jésus-Christ, Quéquienne, alors âgé de quatre ans, avait tellement pleuré que l’on avait eu beaucoup de difficulté à le consoler. Cette exquise sensibilité ne l’avait cependant pas rendu parfait. Loin de là. C’était un impulsif qui, malheureusement, agissait parfois avant de réfléchir.

Il avait appris son alphabet à la maison, en jouant avec une assiette de métal sur laquelle toutes les lettres majuscules et minuscules figuraient en relief. Au printemps de 1852, il venait d’avoir cinq ans lorsqu’on l’envoya à l’école. Il apprit à lire couramment durant l’été et reçut comme prix, à son premier examen, un livre de prières qu’il lisait et relisait avec beaucoup d’intérêt.

Quéquienne n’était pourtant pas un élève modèle. La preuve en est que l’institutrice ayant voulu l’enfermer dans une chambre noire, il lui avait déchiré ses manches et égratigné les bras, ce qui ne l’avait pas empêché de subir l’incarcération gratuite et obligatoire.

Un jour, pendant la récréation, quelques-uns de ses condisciples avaient pris la liberté de le qualifier de « bonhomme Jacquot ». Quéquienne était monté sur un banc pour atteindre la figure d’un grand qui avait contribué à le faire fâcher ; il avait appliqué sur le nez de ce farceur intempestif un coup de poing qui avait ensanglanté cette protubérance faciale.

Comme les élèves s’en retournaient chez eux après la classe, une fillette assez grande, qui se disposait à rentrer à domicile, ayant voulu lui décerner l’inacceptable sobriquet, reçut une motte de terre en plein… dans une fenêtre de la maison de ses parents. Il y avait des circonstances atténuantes, mais elles ne valaient pas grande chose. Les voici : Quéquienne aurait bien lancé une pierre au lieu d’une motte ; mais il n’y avait pas de pierres dans les environs. En second lieu, l’intention de Quéquienne n’avait jamais été de briser une vitre : il avait voulu tout simplement abîmer un peu la figure de celle qui l’avait insulté.

Tout se sait à la campagne, et le curé fut bientôt mis au fait de ce qui s’était passé. Il appela Quéquienne et lui dit : — J’en apprends de belles sur ton compte. Il parait que tu fais de la boxe ? Ce poing n’est pas bien gros pour faire du pugilat. Tu te sers aussi des armes de jet, et tu livres bataille aux femmes ? Tu égratignes comme un chat et tu déchires les vêtements comme un chien ? Il te faudra changer de conduite, si tu veux devenir à la fois un homme brave et un brave homme.

Quéquienne fut judicieusement puni de ces divers méfaits. Il s’accoutuma graduellement à réprimer ses impatiences, tâche qui lui fut facilitée par la bonne volonté de ses camarades, lesquels, sans doute grâce à l’intervention du curé, de l’institutrice et des parents, cessèrent de le taquiner. À six ans, Quéquienne devenait enfant de chœur ; à dix ans, il faisait sa première communion ; à onze ans, il commençait à chanter à l’église avec son père et tenait la comptabilité d’un forgeron illettré. L’institutrice du village avait été remplacée par un instituteur qui, par pur désir de se rendre utile, s’était consacré à l’apostolat de l’enseignement.

M. Joseph Bernier, dont on retrouve le nom élogieusement cité dans un ancien numéro du « Journal de l’Instruction Publique, » avait autrefois fait la pêche à la baleine, étant originaire du Cap Saint-Ignace, c’est-à-dire d’une région qui avait fourni plus de marins que de coureurs de bois. La famille Quénoche l’avait connu à Saint-Barnabé. C’était même Mme Bernier qui était la marraine de Quéquienne.

M. Bernier ne boudait pas le travail intellectuel. Depuis sa jeunesse il s’était efforcé, et il s’efforçait encore, de compléter l’instruction élémentaire qu’il avait pu acquérir en bas de Québec. Bien qu’il eût dépassé la cinquantaine, il partait de très bonne heure le samedi matin, jour de congé, faisait souvent à pied, les trois lieues qui le séparaient de Sorel, allait passer la journée chez les Frères des Écoles Chrétiennes afin de se perfectionner dans l’art pédagogique, et revenait chez lui, un peu tard parfois, mais toujours assez tôt pour chanter les louanges du Seigneur à la messe du lendemain.

— « Si je ne puis, faire de mon école une école modèle, disait-il, j’en ferai du moins une école primaire supérieure. »

Quéquienne faisait des progrès rapides sous la direction d’un pareil maître. Sa seule rivale était une jolie petite fille d’à peu près son âge. L’instituteur aimait à entendre ces deux minuscules grammairiens âgés de neuf ans, étaler leur jeune science en faisant l’analyse d’une phrase inscrite au tableau noir. Quéquienne avait commencé par détester cette gentille enfant parce que ses camarades persistaient à lui dire que c’était sa petite blonde. Plus tard, il avait fini par l’aimer sans le lui dire, mais non sans se reprocher intérieurement ce qu’il considérait comme une faiblesse de la part d’un galopin de son âge.

Dans la famille Quénoche, les enfants étaient constamment occupés à quelque chose d’utile sous la surveillance de leurs parents, qui ne leur permettaient jamais de s’éloigner hors de vue. La préparation de leurs devoirs de classe et divers menus travaux leur laissaient très peu de temps à consacrer à la récréation. On lisait beaucoup à la maison. Les voisins s’y réunissaient souvent durant les soirées d’hiver pour y entendre lire Geneviève de Brabant, Les quatre fins de l’homme, Le Miroir des âmes, l’Instruction de Jeunesse ou autres livres édifiants qu’on se passait d’une maison à l’autre.

UN MILITAIRE EN HERBE

Quéquienne avait été profondément impressionné par la lecture d’une dissertation sur l’état militaire. Le rôle glorieux du soldat, héroïque martyr des causes justes, lui faisait envie. Dès l’âge de dix ans, il avait résolu de se consacrer au noble métier des armes. Il en avait bien un peu parlé à ses parents, mais ceux-ci, la mère surtout, l’avaient si peu encouragé qu’il s’était décidé à garder pour lui-même ses rêves de gloire future. La soldatesque de 1837 avait laissé à la génération précédente des souvenirs peu propres à inspirer le respect de l’uniforme. Mais c’était à la France que notre héros en herbe voulait prêter l’appui de sa vaillante épée. Il se croyait Français de fait, puisqu’il l’était de langue et d’origine. Comme il avait fini par ne plus consulter personne à ce sujet, nul n’avait eu l’occasion de lui dire que l’état militaire, avait, de notre temps, cessé d’être une carrière surtout pour un Canadien-français. Replié sur lui-même et livré aux seules ressources de son imagination puérile, il s’était créé un état d’âme qui devait influer beaucoup sur son avenir.

LES ÉLECTIONS

Au cours de cette période, plusieurs élections avaient eu lieu. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Le mouvement agraire, qui semble se généraliser aujourd’hui, a tenu le haut du pavé dans le comté de Richelieu pendant les dix années qui ont précédé la Confédération. M. Guévremont a été élu et réélu en qualité d’habitant jusqu’à sa nomination au Sénat. Lorsqu’on disait à ses partisans qu’il n’était pas suffisamment au courant des affaires politiques, on provoquait une réponse dans le genre de celle-ci :

« Ah ! monsieur, il est poli ; bien plus poli que vos messieurs du Fort. Il nous ôte son chapeau chaque fois qu’il nous rencontre. »

Le bonhomme Jacquot (le vrai) à qui l’on demandait son opinion, avait répondu :

— « Tu veux le saouère, eh ! ben, saké tà yâbe, chu pou Ledémont. »

Un orateur qui protestait de son dévouement à la classe agricole s’était attiré cette foudroyante répartie : — « On a pas besoin d’vot’ sapré bricole : on l’attellera au joug. »

La Gazette de Sorel sans y attacher le moindre sens péjoratif, ayant parlé des mains calleuses des cultivateurs, un partisan de M. Sincennes avait été violemment interrompu à la porte de l’église de Sainte-Victoire, et n’avait pas réussi à convaincre les gens que le rédacteur, M. Barthe, n’avait jamais écrit « mains galeuses ».

Il y avait eu contestation de l’élection de M. Sincennes, mais le protêt n’avait pu être signifié qu’après une bataille en règle. La demeure du nouveau député avait été assiégée par les partisans de M. Guévremont, et certains habitants de Sainte-Victoire, qui étaient allés au marché ce jour-, n’avaient pas vendu leurs charges de bois, ayant transformé leurs bûches en projectiles qu’ils avaient lancés à la figure des défenseurs de la maison Sincennes.

Le récit de cette bagarre, où il y avait eu de nombreux blessés, dont quelques-uns assez grièvement, avait enflammé l’imagination des camarades de Quéquienne. À l’école que fréquentait celui-ci, M. Sincennes n’avait pas de partisan avoué. On tirait à la courte-paille pour désigner ceux qui devaient prendre son parti, puis on se battait, pas pour se faire du mal, mais afin de reproduire plus ou moins exactement ce qui s’était passé à Sorel. Cet agréable amusement n’étant pas du goût des autorités constituées, il avait fallu, y renoncer, ce qui prouve qu’à l’école comme ailleurs les libertés ne sont pas libres et qu’il n’y a jamais moyen d’avoir un petit plaisir.