Pierre qui roule (Tremblay)/03
CHAPITRE III
À LA CAMPAGNE
La banlieue de Sainte-Victoire commençait tout près de l’église. Deux routes, se croisant à angle droit, bornaient, au nord et à l’est, la Place d’Armes, l’église, le presbytère et l’école. Elles constituaient les deux seules rues du village, lequel comprenait une douzaine de maisons dont l’aspect n’avait rien d’absolument majestueux sous le rapport architectural.
Au nord et à l’ouest de l’église, une fois qu’on avait dépassé la salle publique ou maison du bedeau, l’œil ne rencontrait ni somptueux palais ni autre construction urbaine. La décharge coulait, lorsqu’il y avait de l’eau, au fond d’un ravin qui contournait le village et coupait deux des routes : celle de Saint-Aimé, de l’autre côté de l’école, et celle de Saint-Ours, entre la forge et la maison du notaire, celle-ci se trouvant, par le fait, reléguée dans la banlieue.
À dix arpents au nord de la Place d’Armes, la rivière Saint-Joseph, ou Pot-au-Beurre, épandait ses flots peu tumultueux sous l’unique arche d’un pont de 25 pieds de longueur. Les crues d’automne (d’hiver parfois) et de printemps et les dégels de printemps donnaient à ce paisible cours d’eau des proportions beaucoup plus vastes. La décharge elle-même sortait alors de son lit, ce qui procurait aux écoliers le plaisir de patauger sur les ponts, recouverts d’une eau glacée qui leur caressait les mollets, ou de patiner sur le miroir de glace s’étendant à perte de vue sur les champs inondés.
Les terres, de trente arpents de longueur sur trois arpents de largeur, avaient été concédées à partir de cette rivière pour former le rang du nord et le rang de l’église. Les fermes de ce dernier rang, s’allongeant dans la direction de Saint-Aimé, allaient aboutir au rang de Bellevue, qui formait la limite sud de la paroisse. Celles du rang du nord aboutissaient au rang de Raimbaud, qui formait la limite nord de Sainte-Victoire, et dont les terres rejoignaient la rivière Richelieu.
À environ deux milles à l’est de l’église, la route bifurquait. L’un des tronçons, se dirigeant vers le sud-est à travers le rang de Prescott, atteignait cette partie de Saint-Aimé devenue depuis la paroisse de Saint-Louis. L’autre route, qui conduisait à Saint-Ours, passait à travers le rang de la Basse. Sainte-Victoire étant une paroisse détachée de Sorel, avoisinait cet endroit et avait sa limite ouest dans les environs du Marais. Saint-Robert avait plus tard été détachée de la paroisse de Sainte-Victoire.
Pays plat ; terrain assez fertile mais peu sourceux. Chaque ferme avait ordinairement deux puits assez profonds ; l’un près de la maison et l’autre aux champs. Ce dernier servait à abreuver les animaux en pâturage durant les mois d’été. Les roches qui avaient servi à empierrer ces puits (on disait pierroter) avaient parfois dû être transportées de très loin.
Chaque puits avait sa brimballe, espèce de levier assujetti à un poteau d’une dizaine de pieds. L’extrémité inférieure du levier reposait sur le sol où elle était retenue par un poids. Du sommet du levier pendait, soit un crochet en bois, soit une longue gaule. munie de ce qu’on nommait une main-de-fer, à laquelle on accrochait le seau ferré pour le descendre dans le puits. Lorsque le seau était rempli, le poids placé à l’extrémité du levier aidait à le remonter à la margelle.
En hiver, la main-de-fer se couvrait d’une belle couche de glace qui faisait envie, mais qu’on ne pouvait toucher, par un froid sec, sans risquer d’y laisser un lambeau d’épiderme. Un jeune farceur ayant conseillé à Quéquienne d’y mordre à belles dents, les lèvres du trop obéissant marmot s’était tellement collées au glaçon qu’il était retourné chez lui la bouche toute ensanglantée. C’est qu’il y avait alors comme aujourd’hui des gamins qui ne demandaient pas mieux que de jouer aux jeunes des tours plus ou moins pendables.
UNE INVITATION PEU COURTOISE
Ce n’était pas la première fois que l’on abusait de la trop confiante naïveté de Quéquienne. Ne s’était-il pas, l’été précédent, laissé initier aux mystères de l’ordre peu distingué des Chevaliers du Petit-Pupu ? Deux des grands écoliers, stylés par leur frère aîné qui n’allait plus à l’école, avaient offert à leurs jeunes condisciples de leur donner, à chacun un bel oiseau tout fraîchement éclos et répondant au nom poétique de pupu. Il y en avait, ou du moins il était censé y en avoir, de toutes les couleurs et pour tous les goûts. Celui-ci en avait retenu un vert, celui-là, un rouge et cet autre un jaune.
Après la classe, toute la marmaille s’achemina vers le nid, situé en arrière des bâtiments ; mais les mystificateurs les arrêtèrent en route, refusant d’en admettre plus d’un à la fois. Avant de pénétrer sur les lieux, il fallait se soumettre à une épreuve, puisqu’il est convenu qu’on n’a rien sans peine. L’organisateur de la fête introduisait entre les dents de l’aspirant une mince lanière de caoutchouc qu’il étirait pour la laisser se rabattre sur les lèvres de la victime.
Celle-ci, les lèvres pincées, c’est le cas de le dire, s’avançait alors vers le chapeau de paille qui recouvrait le nid. Le maître des cérémonies soulevait prudemment l’un des bords du chapeau et le postulant, couché à plat ventre, avait tout juste l’espace nécessaire pour introduire sa main sans pouvoir regarder en-dessous.
— « Prends garde d’effaroucher la mère et d’étouffer l’oiseau en le serrant trop fort » lui disait-on. Vous me croirez si vous voulez ; mais ce n’était pas du tout un oiseau qu’il y avait là. C’était quelque chose de moins propre. Autant vaut l’avouer tout de suite : Eh ! bien, oui, c’en était. Complètement désabusé, le pauvre ornithologiste était invité à mettre sa main sous son gilet pour y dissimuler le corps du délit, et à ne rien dire afin de ne pas dissuader les autres qui, trompés à leur tour, n’oseraient plus rire de lui.
À leur retour à la maison, Quéquienne et son frère, interrogés sur la cause de leur retard, durent avouer leur déconvenue. Dès qu’ils lui eurent dit qu’ils étaient allés à la chasse au petit pupu, Quénoche comprit qu’ils avaient grand besoin de se laver les mains, ce qui semblerait prouver que cette scie était déjà assez ancienne.
J’ai parlé de caoutchouc. Cet article était alors peu abondant à Sainte-Victoire, où l’usage des sabots nuisait à la vente des claques. Il y en avait cependant, seulement ce produit était connu sous le nom euphonique de djinn robette, transformation plutôt inattendue d’India Rubber. Et dire qu’en ce temps-là personne, à Sainte-Victoire, ne savait un mot d’anglais ! Où l’anglicisme n’allait-il pas se nicher ? Quéquienne, qui était devenu de bonne heure le grand épistolier des illettrés des deux sexes, écrivait, sous la dictée d’une jouvencelle racontant à son amie absente qu’elle avait rencontré un garçon bien smatte, sans se douter le moins du monde qu’il se servait du mot anglais smart, défiguré et pris dans le sens que lui attribuaient alors les Yankees.
AMÉNAGEMENT
Toutes les maisons se ressemblaient plus ou moins. Les plus anciennes avaient une ou deux grandes cheminées. Elles se composaient d’un rez-de-chaussée et d’un grenier, avec ou sans lucarnes. Le rez-de-chaussée était partagé en quatre pièces ; des chambres à coucher étaient parfois aménagées au grenier. Le carré de la maison était construit en grosses pièces de bois équarries et recouvertes d’un revêtement en planches, le tout blanchi à la chaux. Les murs intérieurs étaient crépis en argile ou en mortier et enduits de lait de chaux. Les pignons étaient parfois lambrissés en déclin et peinturés en vert ou en jaune soufre. Des contre-portes et des contrevents peints en vert tranchaient sur le blanc de la maison.
Un banc des siaux était placé près de la porte avec ses seaux, baquets et autres récipients. Un gros poêle de fonte, généralement à deux ou trois ponts, était encadré dans les murs de séparation de façon à réchauffer toutes les pièces. Le bois de chauffage était empilé sous l’escalier, avec le quart-à-drague où surissait la pâture des cochons à l’engrais. Des tables, des chaises, de hautes couchettes à colonne, des couchettes plus basses, que l’on poussait sous le lit pendant la journée, un banc-lit qui servait de sofa durant le jour et de couchette durant la nuit, un dressoir, une armoire, l’indispensable ber et des ustensiles de cuisine complétaient à peu près l’ameublement. Le devant de la maison, soigneusement sablé, ratissé, balayé et entretenu donnait une apparence proprette à ces agrestes demeures.
On était très hospitalier, très porté à s’entr’aider. Nul ne songeait à faire boucherie sans envoyer aux voisins un rôti de lard frais, accompagné d’une douzaine de bouts de boudin. La messe de minuit, suivie de plantureux réveillons où l’on consommait force ragoûts, tourtières, beignes et tartes, les fêtes de Noël, du Jour de l’An, des Rois, les jours gras, Pâques et la Sainte-Catherine fournissaient autant d’occasions de se réjouir. Pour être moins joyeuses, les manifestations religieuses du Jour des Morts, de l’Avent, du carême et de la semaine sainte n’en attiraient pas moins la foule à l’église. Après les offices de la Toussaint Quéquienne aimait à prendre son tour pour sonner le glas ininterrompu qui annonçait la commémoration des défunts.
On ne s’ennuyait pas à Sainte Victoire où il n’y avait pourtant ni théâtre, ni cinéma, ni salle de billard, ni piano, ni même de phonographe. Et cependant, l’émigration aux États-Unis commençait à dépeupler la paroisse. Trois des jeunes filles d’un habitant qui paraissait à l’aise étaient parties avec une autre famille pour aller travailler dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre. Deux d’entre elles étaient revenues avec de belles robes de soie. L’autre était restée à l’étranger, disant qu’elle reviendrait au pays lorsque son bas de laine serait plein d’argent.
Deux ou trois familles étaient allées s’établir à Bourbonnais, dans l’Illinois. C’était quelque temps avant l’apostasie de Chiniquy. Un homme et sa femme y étaient morts des fièvres intermittentes peu après leur arrivée dans cette région alors insuffisamment assainie. Les autres ne sont jamais, revenus. Quénoche avait été tenté d’émigrer, mais avait fini par laisser partir ses voisins sans les suivre.
Quéquienne agissait parfois en qualité de commis aux écritures lors des nombreuses ventes par encan qui précédaient le départ des émigrants. En 1859, Quénoche se trouvait chef d’une famille de neuf enfants dont quelques-uns commençaient à grandir. La vie devenait plus difficile, La fabrication mécanique des chaussures nuisait à la cordonnerie domestique. Il vendit sa maison, en se réservant le droit de rachat à un prix spécifié, et se rendit avec sa famille à Saint-Denis pour y prendre le bateau qui devait les conduire à Montréal.
DÉPART POUR LES ÉTATS-UNIS
En 1858, M. Bernier avait été remplacé à l’école du village de Sainte-Victoire par un instituteur qui était censé enseigner l’anglais, bien qu’il fût peu versé dans la connaissance de cet idiome. Heureusement pour Quéquienne, un jeune étudiant, Irlandais d’origine et Montréalais de naissance, était venu passer un an chez le nouveau maître d’école afin de se perfectionner dans l’étude de la langue française. Il s’était pris d’affection, pour Quéquienne et s’était chargé de lui faciliter l’étude de l’anglais, langue que celui-ci maniait, d’une façon peut-être incorrecte mais suffisamment intelligible, lors de son départ pour les États-Unis.
Cet excellent ami, en faisant ses adieux à Quéquienne, lui avait donné un livre de prières imprimé en anglais. Il lui avait fortement recommandé de ne pas oublier qu’il était Canadien. Quéquienne s’est toujours rappelé ce sage conseil et il se souvient encore avec reconnaissance des bons procédés de M. Alfred Mullins, qu’il n’a jamais revu et qui, devenu marin, a dû périr dans un naufrage.
La famille Quénoche s’était rendue à Saint-Denis quelques jours avant l’arrivée du bateau, afin d’avoir le temps de visiter des parents : à Saint-Denis, où Quéquienne avait encore sa bisaïeule, son aïeule et quelques oncles et tantes maternels, et à Contrecœur, où demeuraient son grand-père, sa grand-mère et ses oncles et tantes paternels. La saison sucrière battait son plein et, le douzième anniversaire de sa naissance, Quéquienne prenait ses ébats autour de la cabane à sucre située dans l’érablière de son grand-père, au brûlé de Contrecœur.
Il avait aidé à recueillir l’eau d’érable, mangé de la trempette, de l’omelette au sucre, de la tire, et lutté avec ses cousins afin de constater s’ils étaient plus forts que lui. Ils l’étaient. Quéquienne se consolait en disant qu’ils étaient plus grands et plus âgés que lui, tandis qu’eux prétendaient que les gens de Contrecœur valaient mieux que les gens de Sainte-Victoire. Grave problème resté insolutionné comme une foule d’autres.
Enfin le vapeur Chambly parti du village du même nom pour son premier voyage de l’année, s’arrêta à Saint-Denis. La famille Quénoche, accompagnée de deux tantes et d’un oncle maternels de Quéquienne, qui partaient aussi pour les États-Unis, s’embarqua sur ce pyroscaphe. Le balancier de la machine s’ébranla, les aubes des roues latérales battirent les flots et le navire descendit jusqu’à Sorel, puis remonta le fleuve jusqu’à Montréal. Les eaux charriaient encore quelques glaçons, mais pas assez pour nuire à la navigation.
Plusieurs familles d’émigrants étaient à bord et la conversation des quelques voyageurs qui avaient déjà demeuré dans les États manufacturiers était écoutée avec beaucoup d’intérêt. Le pont Victoria n’était pas encore construit. Il devait être inauguré l’année suivante. Du quai où le Chambly alla s’amarrer, l’on apercevait la ligne des piliers qui s’étendait à travers le fleuve ; mais la superstructure n’avait pas encore fait son apparition. Sur la rive sud, à Saint-Lambert, se trouvait la tête de ligne de l’unique voie ferrée se dirigeant alors vers les États de l’Est.
Un train y était en voie de formation et, de la rive Montréalaise, on pouvait voir une locomotive avançant et reculant pour réunir sur une même voie les wagons à destination de Rouse’s Point ou d’autres stations américaines. Les émigrants traversaient le fleuve dans des barques à rames, chaque embarcation portant une vingtaine de personnes et les bagages. Les enfants s’intéressaient beaucoup aux incidents du voyage. L’un des bateliers avait fait un grand plaisir à Quéquienne en lui permettant d’appuyer le mouvement de sa rame.
Il n’y avait pas de quai de gare à Saint-Lambert. On se hissait comme on pouvait dans ce que le populaire nommait tout simplement les chars. On dit : les gros chars depuis l’avènement des tramways, auxquels on donne aujourd’hui le nom de petits chars. Étymologiquement, ce dernier nom vaut bien l’autre. On s’installait sur les sièges rembourrés, recouverts, en peluche rouge : de beaux fauteuils en velours veloutré, comme disait l’un des voyageurs.
Après quelques heures d’un va-et-vient assez fatigant, agrémenté de fortes secousses chaque fois que l’on tentait d’accoupler ou de découpler des wagons, le convoi se remettait en marche. Le service ferroviaire était alors dans son enfance. Les voies étaient mal ballastées, les arrêts, longs et fréquents, l’organisation, tout-à-fait rudimentaire, Peu de lignes allaient directement d’un point à l’autre. Les tracés avaient été établis plutôt en vue de s’assurer une clientèle de transport que pour raccourcir les distances. Une nuit suffit maintenant pour se rendre de Montréal à Boston. Il fallait alors trois ou quatre jours pour aller de Sorel à Worcester.
Presque tous les émigrants franco-canadiens partaient avec l’intention bien arrêtée de revenir après avoir gagné assez d’argent pour mettre ordre à leurs affaires. On avait peut-être un peu trop dépensé pour de belles voitures, des harnais coûteux, de belles robes de carriole ; on s’était peut-être endetté ; ou bien l’on désirait amasser un peu d’argent afin de pouvoir établir les garçons. Les salaires réunis du père et des enfants employés dans les manufactures devaient permettre de faire des économies et de revenir au Canada pour y vivre à l’aise. Hélas ! ces optimistes prévisions ne se sont pas toujours réalisées. Après avoir grandi dans les centres manufacturiers, les enfants, une fois revenus au pays, ne pouvaient plus reprendre goût à la vie des champs.
On apportait de quoi se nourrir en route. Les changements de ligne étaient fréquents et l’attente des trains occasionnait beaucoup de retards. On couchait dans les vastes salles des grandes gares, où nos pauvres compatriotes dépaysés offraient un spectacle peu propre à les faire apprécier à leur juste valeur par des régnicoles disposés d’avance à les critiquer. Quéquienne avait été fort scandalisé de voir un idiot de quinze ans portant, accroché à sa ceinture, un vase, qui peut avoir son utilité en certains cas, mais qu’on n’a pas l’habitude d’exhiber en public. Des protestations s’étaient fait entendre et l’on avait, assez difficilement, fait comprendre au futur Yankee que l’idée qu’il se faisait du sans-gêne américain était peut-être intuitive, mais que sa mise en pratique était incongrue, sinon déplacée.
Il y avait eu une fête militaire dans l’une des villes traversées par le train qui portait la famille Quénoche. Des miliciens, que Quéquienne prenait pour des soldats réguliers et qui faisaient plutôt partie de la garde nationale de l’État, étaient venus à la gare pour saluer le départ d’officiers haut-gradés, probablement en tournée d’inspection. Ceux-ci étaient de fort beaux hommes, portant un uniforme bleu-ciel tout chamarré d’or, avec casques dorés surmontés d’une longue queue blanche, épaulettes à torsades d’or et sabres à fourreaux dorés. Les miliciens, rangés en bataille sur le quai de la gare, portaient d’uniforme bleu à parements rouges.
Ce déploiement militaire avait charmé Quéquienne au point qu’il était plus que jamais décidé à se faire soldat. À ses yeux inexpérimentés, tout ce panache et toutes ces fanfreluches étaient autant de marques distinctives de la valeur de ces rudes guerriers qui, probablement, n’avaient jamais vu le feu, ni même fait le service militaire, sauf, peut-être les officiers, objets de cette ovation. Quéquienne n’en resta pas moins convaincu que, pour avoir le droit de porter beaucoup d’or sur des étoffes de couleur voyante, il fallait avoir tué beaucoup d’hommes en se livrant à la louable occupation qui consiste à démolir ses semblables.
Ayant quitté le convoi à Worcester, Massachusetts, la famille Quénoche se fit conduire à Bremen, près de Milbury, Une famille de Sainte-Victoire, établie là depuis quelque temps, attendait nos voyageurs. Le caractère hospitalier de nos compatriotes restait le même, ou s’accentuait davantage, de l’autre côté de la frontière. Ceux qui émigrent pour aller chercher du travail n’ont pas les moyens de s’installer à l’hôtel avec leurs familles. Les Canadiens émigrés se faisaient un plaisir de donner asile aux nouveaux arrivés, surtout s’il s’agissait d’anciennes connaissances, en attendant que la famille pût se placer quelque part.
LES MANUFACTURES
Dans la Nouvelle-Angleterre, les manufactures se multipliaient au point que des agents venaient embaucher des familles dans nos paroisses canadiennes, afin de suppléer au manque de main-d’œuvre. Les chutes d’eau étaient nombreuses dans ce pays accidenté. Les manufactures n’avaient pas les énormes dimensions qu’elles ont atteintes plus tard, mais il y en avait sur presque tous les cours d’eau utilisables.
On commençait à peine à se servir de la vapeur pour augmenter la force motrice. Un petit village surgissait autour de chaque barrage artificiel, le manufacturier construisant des maisons pour y loger ses ouvriers.
Quelques jours après son arrivée, Quénoche avait pu se placer avec sa famille au service de la petite manufacture de Fisherville, où l’on fabriquait de la toile à fromage. Quéquienne fit là ses premières armes. On l’avait armé d’un balai et d’une brosse et il faisait la guerre à cette mousse cotonneuse que les machines répandent, autour d’elles et qui détermine la rupture des brins lorsqu’on lui permet de s’accumuler. Il était en outre chargé d’entretenir les bobines de cardage alimentant deux rouets mécaniques de la catégorie primitive des hand-mules.
La manufacture était de dimensions relativement restreintes. Le soubassement contenait la grande roue à aubes mue par les eaux du canal. Au rez-de-chaussée se trouvait de batteur-éplucheur, les cardes mécaniques et une série de calandres qui recevait le coton cardé et le transformait graduellement en cordons de plus en plus ténus jusqu’à ce qu’il fut enroulé sur les bobines servant à la filature. Le premier étage contenait les rouets fixes pour la filature de la chaîne, les machines à ourdir et la salle d’encollage. Au deuxième, fonctionnaient les métiers à tisser. Enfin, le troisième, qui se trouvait sous les combles, comprenait les deux paires de hand-mules qui, à elles seules filaient toute la trame requise par l’établissement.
À FISHERVILLE
L’église catholique la plus rapprochée de Fisherville était située à Grafton. Par une belle journée de dimanche, Quéquienne, accompagné de son père et de son frère aîné, avait parcouru à pied les dix ou douze milles de routes montagneuses qui les séparaient de cet endroit. Ils étaient arrivés un peu tard pour la messe et n’avaient rien compris au sermon prononcé en un anglais beaucoup plus littéraire que celui qu’ils entendaient à la manufacture. Il n’y avait pas, dans toute la région manufacturière, une seule paroisse exclusivement franco-canadienne. Les nôtres étaient tellement dispersés çà et là qu’on ne les voyait qu’en très petit nombre dans les églises catholiques construites par les Irlandais.
Quéquienne n’eut pas l’occasion de retourner à la messe à Grafton. Des réparations urgentes ayant nécessité la suspension des travaux de fabrication à Fisherville, la famille Quénoche avait trouvé à East Douglas quelques semaines de travail qui furent également suivies d’un chômage forcé. Pour ne pas manquer d’ouvrage, les nouveaux arrivés devaient se résigner à de fréquents déménagements. Ils trouvaient à s’engager dans les fabriques où il y avait un besoin immédiat de main-d’œuvre ; mais on n’hésitait pas à les remplacer avant de leur donner le temps nécessaire pour acquérir la dextérité des anciens, dès qu’on pouvait leur substituer quelques-uns de ces derniers.
Ici, c’était l’eau qui manquait pour la force motrice ; là, il fallait arrêter la grande roue pour réparer d’anciennes machines ou en installer de nouvelles ; ailleurs, il y avait eu surproduction et l’on enrayait les travaux pour attendre la hausse des produits. Une crise industrielle semblait imminente. Les perspectives étaient peu encourageantes pour les Canadiens nouvellement expatriés.
Toute la vallée de la rivière Blackstone était déjà ponctuée de petites villes et de villages manufacturiers. Étroitement encaissée entre des collines assez élevées, cette rivière prend sa source dans l’État du Massachusetts, aux environs de Worcester, entre dans l’État du Rhode Island à Woonsocket, reçoit un certain nombre de tributaires peu volumineux qui lui apportent leurs eaux contaminées par l’utilisation des forces hydrauliques et promène ses méandres jusqu’à la mer, la distance à vol d’oiseau entre sa source et son embouchure étant d’environ 50 milles.
L’eau de cette rivière était encore assez claire pour que l’on prit plaisir à s’y baigner et à y faire la pêche.
Depuis les manufactures se sont tellement agrandies et multipliées sur ses bords qu’on n’y voit plus ni baigneurs ni poissons, ses eaux étant empoisonnées par toutes sortes de teintures, détritus et autres saletés peu potables, en dépit du champ d’épuration établi à Milbury.
À EAST DOUGLAS
East Douglas n’avait alors qu’une seule manufacture de coton ; mais on y comptait plusieurs manufactures de haches où des Canadiens, alléchés par de forts salaires, allaient ruiner leur santé. À cheval, en face d’une énorme meule, sur une pièce de bois qu’un mécanisme soulevait à des intervalles réguliers, ils aiguisaient des haches, des faulx, des sabres ou des machetes. Après trois ou quatre ans de ce travail, qui leur rapportait de quatre à cinq piastres par jour, ils avaient les poumons tellement encrassés par la limaille et la poussière des meules qu’ils retournaient au Canada pour y mourir de pneumonie.
D’autres Canadiens travaillaient à la confection des chaussures. Cette industrie commençait à peine à se servir des machines. Pour activer la production, l’on avait recours à la division du travail. Presque toutes les semelles étaient chevillées. Les chevilleurs travaillaient à la pièce et, à force de répéter toujours les mêmes mouvements, ils atteignaient une rapidité et une adresse phénoménales. La main gauche tenait le perçoir (pegging awl) que la main droite frappait, d’un coup de marteau. La bouche du chevilleur était constamment remplie de chevillettes de bois qu’il renouvelait. sans perdre de temps.
La main gauche retirait le perçoir, se portait vers la bouche, y prenait une cheville que la main droite enfonçait d’un seul coup de marteau.
Ces divers mouvements s’exécutaient avec une telle rapidité et une telle sûreté de main que le chevilleur expédiait chaque jour 40 paires de chaussures d’hommes ou 60 paires de chaussures d’enfants. Les hommes gagnaient ainsi de bons salaires tant que le travail durait ; mais il y avait du chômage.
À L’ÉCOLE PUBLIQUE
La manufacture de coton où ils étaient employés ayant fermé ses portes, les deux jeunes Quénoche furent envoyés à l’école américaine. Quéquienne expliqua à l’institutrice que son frère et lui savaient lire et écrire, ce qu’elle fut bien forcée d’admettre lorsqu’ils lui écrivirent leurs noms d’une façon très lisible.
Très étonnée d’apprendre qu’il y avait des écoles au Canada, l’aimable jouvencelle entreprit de lire à haute et intelligible voix les noms de ses deux nouveaux élèves. Elle n’y parvint pas : absorbées par ses jolis yeux, répétées dans la matière grise de sa boîte crânienne et triturées dans l’engrenage de ses dents, les syllabes exotiques constituant ces deux noms pourtant bien simples sortaient de sa bouche mutilées au point de n’être plus reconnaissables.
Crut-elle y reconnaître quelque mystérieuse incantation magique ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne voulut pas admettre que l’on put porter dans son école des noms aussi insolites. Elle décréta donc, séance tenante, que leur nom de famille serait Beltram, que le petit nom de Quéquienne serait Charlie, et que l’autre, qui se nommait Denis, serait à l’avenir connu sous le nom de Daniel. Ces noms ne ressemblaient en rien à leurs noms français ; mais ils étaient plus commodes pour l’institutrice. On a beaucoup reproché aux Canadiens émigrés d’avoir changé leurs noms. Or il est arrivé très souvent que ces transformations ont été faites sans les consulter et parfois malgré eux.
L’instabilité des conditions d’existence de la famille Quénoche fut cause que la jeune pédagogue perdit bientôt ses deux seuls élèves canadiens. Quéquienne n’apprit qu’une seule chose à cette école, savoir : qu’il était plus instruit que tous les jeunes Américains de son âge rencontrés à ce dispensaire d’instruction juvénile.
LE 4 JUILLET
À East Douglas, Quéquienne eut pour la première fois l’occasion d’assister à la célébration du 4 juillet. Moins bruyante et surtout moins bouffonne, cette manifestation patriotique lui eût plu davantage. Les parades militaires l’intéressèrent beaucoup plus que le grotesque défilé des « horribles and antiques, » hyperbolique mascarade de farceurs déguenillés, coiffés de chapeaux invraisemblables, brandissant des armes hétéroclites et se livrant à des gambades, à des contorsions peu dignes d’hommes libres commémorant l’indépendance de leur pays.
Les uns soufflaient dans des trompes ou des porte-voix ; d’autres frappaient à tour de bras sur des tambours de basque ou sonnaient de grosses cloches qu’ils tenaient à la main. Véritable orgie de couleurs disparates, de sons incohérents dominés par l’explosion presque incessante de milliers de pétards. Enfin, le dernier masque coiffé d’un couvre-chef orné de deux cornes de bœuf, disparut en chevauchant à rebours une rossinante efflanquée. Quéquienne ayant demandé à quelqu’un ce que ce cornifère prétendait représenter, on lui avait répondu que c’était John Bull, le prototype de l’accaparement et du Rule Britannia per fas et nefas. Ce ne sont peut-être pas les propres paroles dont se servit l’interlocuteur de Quéquienne ; mais c’était quelque chose dans ce sens.
Durant l’après-midi, il y eut pique-nique, concert en plein air, discours et pétards. La nuit venue, il y eut re-pétards, feu d’artifice et brouhaha ininterrompu. Les enfants des Canadiens récemment immigrés ne songeaient pas à demander des sous à leurs parents pour prendre une part active aux bruyantes et coûteuses réjouissances auxquelles se livrait la marmaille née à l’ombre de la bannière étoilée. La perspective de retourner au Canada les préoccupait beaucoup plus que la commémoration de l’indépendance américaine.
À WOONSOCKET
Pour ne pas manquer de travail, la famille Quénoche alla passer quelque temps à New-Worcester d’où elle se transporta à Woonsocket. Lors de ce dernier déménagement elle rencontra, au moment où « l’Aurore aux doigts de rose entrouvrait les portes de l’Orient, » une cavalcade et une longue file de voitures, le tout véhiculant un cirque et une ménagerie qui, après avoir donné une représentation à Blackstone, avaient nuitamment replié leurs tentes et allaient dresser celles-ci près d’Uxbridge. Les costumes des écuyères et les uniformes des musiciens étaient passablement défraîchis. Quéquienne put alors constater que, vu de trop près, « tout ce qui luit n’est pas d’or. »
Avant la construction du chemin de fer Providence & Worcester, le transport entre ces deux villes s’était effectué surtout au moyen d’un canal que l’on voyait encore, avec son chemin de halage, en maints endroits le long de la rivière Blackstone. Cette route fluviale une fois abandonnée, les anciens barrages, le canal, les écluses et déversoirs avaient été utilisés par les entreprises manufacturières. À Woonsocket, la rivière Blackstone décrit un « S » un peu allongé avant de reprendre son cours vers l’Est. C’est dans cette espèce de boucle que se sont groupées les premières manufactures de l’endroit.
Les principales étaient alors la « Globe », la « Ballou », la « Lyman, » la « Bartlett, » la « Wells, » la « Harris, » la « Jenks, » la « Clinton, » (que les Canadiens nommaient « La Quarantaine »), la « Social, » la « Bernon » et la « Hamlet, » toutes manufactures de coton à l’exception de la « Harris » qui fabriquait des étoffes de laine.
La population totale de la ville ne dépassait pas 3,000 âmes, dont à peu près 200 Canadiens, hommes, femmes et enfants compris. Les nôtres, disséminés en petits groupes dans ce milieu anglophone, y étaient encore déplorablement isolés. Woonsocket compte aujourd’hui plus de 40,000 âmes dont les deux tiers sont d’origine française.
L’hygiène publique était alors piètrement organisée. Les manufacturiers avaient leurs coudées franches. Les règlements sanitaires ne les gênaient pas beaucoup. Les roues d’engrenage et autres mécanismes dangereux n’étaient pas toujours recouverts d’abris protecteurs. Malheur à l’ouvrier distrait ! Quelques-uns avaient perdu la vie pour s’être imprudemment approchés d’une grande courroie de transmission qui les avait saisis par leurs habits et leur avait brisé le crâne en les entraînant autour d’un arbre de couche. Nombreux étaient les mutilés qui s’étaient fait broyer les doigts ou rompre les os d’un bras ou d’une jambe.
Les portes des manufactures s’ouvraient à cinq heures du matin et se fermaient à sept heures du soir, avec relâche de midi à une heure pour le dîner, ce qui faisait bien treize heures de travail par jour. Et il en était ainsi durant toute l’année. Pas de Noël, pas de Jour de l’an ; une seule fête dans les douze mois : c’était le 4 juillet.
Le Thanksgiwng Day ou jour d’actions de grâce, que certains Canadiens nommaient la Sainte-Skivine, ne dispensait pas du travail. Seulement, ce jour-là, le manufacturier faisait distribuer un dindon à chacune de ses familles ouvrières. De très jeunes fillettes et garçons, dont quelques-uns ne dépassaient pas l’âge de huit ou neuf ans, étaient astreints à ces longues heures de travail, commençant et terminant leur journée à la lumière artificielle alors fournie par une huile nommée lighting fluid.
Les maladies étaient fréquentes, et ceux qui n’étaient pas encore acclimatés fournissaient leur bonne part d’invalides et d’estropiés.
La famille Quénoche ne demeura pas longtemps dans le quartier de Bernon où elle s’était rendue d’abord et où personne ne comprenait un seul mot de français. Elle repassa le pont et alla s’installer près du centre où il y avait quelques familles canadiennes. Les deux garçons allèrent travailler dans la spinning room ou filature de chaîne de la manufacture Lyman. La manière d’agir des ouvriers et ouvrières employés dans cette salle était peu propre à donner une haute idée de leur sens moral, et nos deux jeunes Canadiens songeaient à demander du travail dans un milieu plus édifiant, lorsque Quéquienne fut atteint de fièvre typhoïde. À la suite d’une syncope qui l’avait terrassé entre deux rouets mécaniques, il dut s’aliter. Au bout de quatre semaines, il entra en convalescence au moment où son frère était frappé de la même maladie. Toute la famille y passa à tour de rôle. Peu de temps après, la sœur aînée dut se faire amputer un doigt qu’elle s’était fait écraser dans un engrenage.
Trois hommes venaient d’être condamnés à l’emprisonnement perpétuel pour un meurtre commis près de la manufacture Harris. La peine de mort étant abolie dans le Rhode Island, les Canadiens échappèrent à l’humiliation de voir l’un des leurs monter sur le gibet, car l’un des condamnés, bien que né aux États-Unis et parlant à peine quelques mots de français, n’en était pas moins d’origine franco-canadienne. En somme, la famille Quénoche avait mille raisons de regretter son pays natal.
TRAVAUX D’INDUSTRIE TEXTILE
Une fois rétablis, les garçons reprirent le travail dans les manufactures, mais renoncèrent à la promiscuité du spinning room et travaillèrent dans le mule room où le sexe laid était seul admis. Ils redevinrent roping boys ou préposés au service des bobines en attendant leur promotion au rang de piecers, c’est-à-dire de rattacheurs des brins qui se rompaient en sortant des rouleaux. Le mot piecer, prononcé à l’anglaise, faisait un drôle d’effet dans la bouche des Canadiens qui l’introduisaient dans une phrase française, surtout lorsqu’ils transformaient le nom en verbe et affirmaient qu’un tel gagnait sa vie à piecer sur les mioûles.
Parfois nos gens eussent été fort embarrassés s’il leur eut fallu trouver l’équivalent français du mot anglais généralement usité. Beaucoup d’entre eux n’avaient jamais consulté un dictionnaire, et vous les eussiez bien étonnés en leur disant que ces choses-là pouvaient se dire en français. Parmi les Canadiennes chargées de conduire de quatre à huit métiers mécaniques, il y en avait pourtant un certain nombre qui, au Canada, avaient tissé au métier à pédales.
Une fois rendues aux États-Unis, ce n’étaient plus des tisserandes ; c’étaient des ouiveuses (weavers). La trame était devenue du filling ; la chaîne était du warp ; les ourdisseuses spoulaient comme de vraies spoolers. Les Canadiens de la card room strippaient les cardes ; dans la spinning room, les gens spinnaient et les doffers remplaçaient les bobines pleines par des bobines vides. Il y avait le soupeur (super) ou surintendant, le boss, le saccann’de boss et les spare hands ou surnuméraires,
À MANVILLE
Les Quénoche allèrent passer quelque temps à Manville. La manufacture de l’endroit ayant fermé ses portes, Quéquienne alla à l’école où on le mit à faire du calcul oral avec des gamins qui en étaient encore au début de leur table de multiplication et qui riaient de son accent étranger, sans soupçonner qu’il aurait pu en remontrer au maître en fait d’arithmétique. Il y pratiqua surtout le pugilat avec un succès remarquable.
Il y avait près d’un an qu’il endurait de grossières insultes à cause de sa nationalité. Il n’avait pas voulu se battre parce que c’était un péché et que ses parents le lui défendaient. Ses compagnons de langue anglaise étaient au contraire encouragés par leurs parents à cultiver leurs biceps au détriment de leurs camarades. Quéquienne avait fréquemment souffert de l’insolence agressive de ces mioches turbulents.
BRUTALITÉ
Une fois, à la manufacture Lyman, un Américain âgé de 18 ans et long de six pieds, lui avait, d’un coup de poing, poché un œil de façon à le rendre borgne pendant trois ou quatre jours. Voici en quelles circonstances le fait s’était produit : L’Américain était assis sur un garde-fou placé au sommet d’un escalier, et plaisantait avec Quéquienne, lequel était assis sur le plancher. À un moment donné, Quéquienne, sans penser à mal, saisit le pied du grand escogriffe. Celui-ci crut, ou feignit de croire, qu’il avait voulu le précipiter à l’étage inférieur.
Il renversa Quéquienne et lui piétina la figure. Il n’était pas chaussé ; mais Quéquienne trouva qu’il n’avait rien de commun avec Achille aux pieds légers. Quéquienne se releva et empoigna son antagoniste avec assez de vigueur pour lui imprimer ses dix doigts sur la poitrine à travers la mince chemise qu’il portait. Ce fut alors que notre jeune lutteur encaissa le gnon le plus mémorable de son existence. À rapprocher du récit suivant : « Il ne perd pas de temps, il me flanque un coup de poing. Je ne perds pas de temps, j’en reçois un autre. »
Un dimanche, Quéquienne et son frère, à peine guéris des fièvres causaient paisiblement en se rendant à l’église. Ils avaient l’outrecuidance de se servir de leur langue maternelle, ce que les galopins anglophones ne pouvaient tolérer. Dans la grande rue, une bande de morveux leur tomba dessus à bras raccourci. Les tignasses de nos gars ne donnaient guère prise aux assaillants. Les cheveux, déracinés par la fièvre n’offraient plus de résistance. Les jeunes Quénoche se défendaient de leur mieux et les voyoucrates n’avaient fait qu’une mince récolte capillaire lorsque survinrent deux. Canadiens, qui eurent peu de peine à rétablir l’ordre.
Quéquienne avait fini par se dire que, dans un pareil milieu, le meilleur moyen d’éviter les querelles était de cogner ferme sur ceux qui entreprenaient de le maltraiter. Et voilà comment nous le trouvons à l’école de Manville, concourant pour le premier prix de coups de pieds occultes et souterrains. Certes, il s’était battu jadis à Sainte-Victoire, à l’insu de ses parents ; mais alors on se battait pour rire, sans se fâcher, sans chercher à se faire du mal, tout simplement pour voir qui était le plus fort.
Ne se rappelait-il pas qu’une fois les grands l’avaient amené, après l’école, le long d’une grange isolée, pour le faire battre avec un de ses amis ? Il avait jeté celui-ci par terre, lui avait posé ses genoux sur les bras et le maintenait sous lui en criant aux autres : « Venez m’ôter de dessus. » À Woonsocket, ce n’était plus cela. Chacun cherchait à faire le plus de mal possible.
Quéquienne s’exprimait beaucoup mieux en anglais qu’à son arrivée. Sa prononciation s’était rapidement améliorée. Lorsque son travail de nettoyage était fait et que ses bobines étaient toutes renouvelées, il contait des contes canadiens aux jeunes anglophones qui avaient le loisir d’en écouter et de lui en raconter d’autres, pas canadiens du tout, mais relatant les prouesses d’un Jack quelconque, grand pourfendeur de géants qui ne manquaient jamais de signaler leur présence en disant : « Fee, faw, fum, I smell the blood of an Irishman » ou « an Englishman » selon la nationalité du conteur.
Il avait aussi avec eux des discussions sur les mérites respectifs des diverses races. Pour rien au monde Quéquienne, n’aurait admis qu’un Canadien put être inférieur à qui que ce soit. Il était trop poli pour proclamer ce qu’il croyait être l’incontestable supériorité de sa propre race, mais il répondait assez vertement aux brutales attaques de fanfarons dont la grossièreté n’avait d’égale que leur indécrassable ignorance en fait d’histoire. Les disputes dégénéraient parfois en batailles.
Ayant constaté que Quéquienne savait se tirer d’affaires lorsqu’on lui opposait un adversaire de sa taille, les anglophones de la salle où il travaillait à la Hamlet résolurent de le faire battre par un gaillard plus gros, un peu plus grand et surtout plus âgé que lui. Les deux champions avaient déjà chacun un œil au beurre noir et le combat restait indécis lorsque, avec un fair play que je n’hésite pas à qualifier de britannique, l’un des grands donna un croc en jambe à Quéquienne qui tomba et reçut plusieurs coups avant de se relever. On lui criait d’admettre que les Irlandais valaient mieux que les Canadiens, mais lui, couvert de sang, avait ramassé une bobine à pointe et défiait toute la bande lorsque le contre-maître arriva et renvoya les deux combattants à leur travail. C’était par de délicates attentions de ce genre qu’on entretenait l’amitié à Woonsocket où la famille Quénoche revint au printemps de 1860.
À « SOCIAL »
Sans se faire la moindre idée de ce que pouvaient avoir d’impoli certaines expressions dont, son entourage se servait constamment, Quéquienne ornait parfois sa phrase anglaise d’épithètes dont il ne soupçonnait pas la vulgarité. Il travaillait à la « Social », lorsque, s’adressant à son supérieur hiérarchique, il lui échappa un de ces vocables énergiques mais peu courtois. L’interpellé était un Anglais, immigré en même temps que le contre-maître, et ces deux derniers étaient partisans du châtiment corporel comme moyen de discipliner les ouvriers en bas âge.
Le fileur Mair alla donc trouver son compatriote, le contre-maître Jackson, pour lui dénoncer le crime commis par Quéquienne. Celui-ci, mandé devant le contre-maître, lui fit dire que, s’il avait à lui parler, il pouvait venir le trouver. Il vint, mais apporta une forte lanière de cuir épais dont il avait coutume de se servir dans des circonstances analogues. Quéquienne, peu désireux de se prêter à la touchante cérémonie qui se préparait aux dépens de son échine, enfila l’escalier au moment où le bout de la lanière l’atteignait à l’épaule. Il y eut explication orageuse, Quenoche ne reconnaissant à personne le droit de battre ses enfants, et la famille quitta Social pour aller demeurer à la Hamlet.
Cette année-là, les Canadiens du quartier de Social se réunissaient chez le père Quenoche pour y suivre les exercices du mois de Marie. On avait aménagé une petite chapelle où, le soir, les prières alternaient avec les cantiques chantés par la famille Quénoche et par de jolies Canadiennes dont les voix harmonieuses avaient le don d’émouvoir tous les assistants, heureux d’évoquer le souvenir de leur pays natal.
Quéquienne, précocement inflammable, reçut là l’un des nombreux coups de foudre dont son cœur sensible devait être périodiquement canardé au cours de son existence aventureuse. Il s’éprit d’une jeune fillette assez accorte, qu’il regardait et qui le regardait entre deux cantiques. Naturellement, il ne lui dit rien ; elle aussi, garda de concert le silence prudent. Mais l’hiver suivant, grâce à la connivence de l’une de ses tantes, il lui adressa un Valentin tout fleuri, tout dentelé, avec des dorures et deux cœurs transpercés par une flèche, le tout renfermant une déclaration tellement brûlante qu’elle dut mettre le feu au papier et se consumer en transit, car il ne reçut jamais de réponse.
NOS COMPATRIOTES IMMIGRÉS
Nos campagnards, qui formaient la presque totalité des immigrants canadiens, conservaient aux États-Unis les mœurs pures, les traditions simples et honnêtes de la vie rurale. Leur conduite était exemplaire. Il y avait bien quelques rares et regrettables exceptions, constatées surtout chez des sujets trop hâtivement américanisés ; mais elles, ne faisaient que confirmer la règle générale. On se réunissait souvent le soir pour parler du Canada, chanter des chansons canadiennes, conter des contes canadiens et se livrer à d’autres amusements innocents. Ceux qui n’espéraient plus revoir le pays natal étaient encore très rares. Presque tous se hâtaient d’amasser un pécule pour retourner dans leurs foyers.
Lincoln venait d’être élu président ; les abolitionistes triomphaient, et la guerre civile se préparait au moment où les journaux s’occupaient surtout de la grande joute internationale de pugilat entre John C. Heenan et Thomas Sayers. Le bombardement du fort Sumter éclata — comme plusieurs bombes — au printemps de 1861. Le gouvernement fédéral s’empressa d’enrôler, pour trois mois, des volontaires qui ne devaient faire qu’une seule bouchée de la Confédération présidée par Jeff Davis.
La compagnie recrutée à Woonsocket était commandée par Peter Simpson, surintendant de l’une des manufactures de la ville. Ce capitaine était le fils d’un Canadien dont le père était un Anglais, francisé autant qu’on peut l’être en Canada, qu’on avait connu à Saint-Ours sous le nom de M. Jim Peter Simpson et ses frères avaient été résorbés par l’élément anglo-saxon. Ils ne parlaient plus le français et étaient devenus protestants, en dépit du fait que leur père était catholique et ne parlait pas l’anglais. Nous assimilons parfois, mais il faut, avouer qu’on nous le rend bien.
Trois mois après, la guerre n’était pas encore terminée puisqu’elle devait durer quatre ans. Ce qui restait de la compagnie Simpson revint à Woonsocket, où l’on fit une enthousiaste réception à ces héros qui avaient pris part à la première bataille de Bull’s Run et y avaient laissé plusieurs morts. Quéquienne admirait ces soldats bronzés par le soleil virginien, vêtus d’uniformes un peu râpés et portant au bout de leurs fusils les fleurs offertes par les admiratrices de leurs prouesses. Notre aspirant militaire, alors âgé de 14 ans, faisait des vœux pour que la guerre ne se terminât pas avant qu’il eût l’occasion d’y prendre part.