Picounoc le maudit, Tome 2/Premiers pas vers la liberté

C. Darveau (IVp. 105-117).

VI

PREMIERS PAS VERS LA LIBERTÉ.


Picounoc et le bossu, assis tous deux devant une fenêtre qui donnait sur la rivière et le pont, s’entretenaient aussi, dans le même temps, de l’arrestation de Letellier.

— Tu as ma parole, dit Picounoc, et tu auras ma fille, mais il faut mener le procès rondement, et passer la corde autour du cou de ce misérable.

— Ta déclaration est formelle ?

— Oui, sans doute ; mais abondance de biens ne nuit pas : si je trouvais un ou deux témoins qui appuieraient de quelque façon mon témoignage.

— Je comprends ! je comprends, fit le bossu, souriant ; des gens qui auraient, par hasard, entendu quelques paroles échappées à Letellier… ou qui l’auraient vu faire des menaces à la défunte…

— Précisément… c’est cela !…

Le bossu se passa la main dans la barbe et fit semblant de réfléchir…

— La chose est possible… assez facile même… Tu peux essayer…

— Mais où irai-je ? à qui oserai-je m’adresser ? Si j’allais tomber entre les mains d’un traître ?

— Cela demande réflexion, en effet, répliqua le bossu.

— Tu ne connais personne, toi ? demanda Picounoc.

— Je t’avoue que mes relations ne me permettent guère…

— Je n’ai pas voulu t’offenser, reprit vivement Picounoc en riant ; mais enfin comme tu connais beaucoup de monde, il se pourrait que…

— Écoute ! tu es mon ami, tu vas devenir mon beau-père, eh bien ! je te trouverai peut-être ces témoins complaisants : mais, cela te coûtera quelques piastres… bah ! une bagatelle ! disons vingt à trente.

— Rien que cela ! fais les venir ces hommes.

— Ce n’est pas tout ; répliqua le bossu, l’argent, c’est le paiement des témoins, mais à moi il me faut aussi quelque chose…

— Tu vas être mon gendre… et…

— Quand ?

— Après le procès…

— Après le procès, si tu fais ta preuve seul et sans mon aide, mais si je mets la main à la roue, je serai ton gendre d’ici à quinze jours. Est-ce dit ?

— Et si tes témoins font défaut ?…

— Je te rendrai ta fille, répondit en riant le cynique bossu…

— Marguerite ne se laissera peut-être pas aisément persuader, observa Picounoc.

— C’est ton affaire.

— Écoute ! si elle ne consent point, tu la prendras de force. Je suis de bon compte comme tu vois.

— Soit ! Je vois que tu tiens à gagner ce procès.

— Oui, j’y tiens !

Le bossu jeta un regard distrait vers le pont.

— Que fais-tu là, toi ? demanda-t-il tout-à-coup à une femme assise sur un bout de planche, vis-à-vis la fenêtre.

À la vue de cette femme qui ne s’était pas encore retournée, Picounoc eut un tressaillement de peur : si elle avait entendu ! pensa-t-il… Mais la femme se retourna et les deux compères reconnurent la folle.

— Elle est partout, cette gueuse-là ! murmura le bossu… Puis il répéta : que fais-tu là, Geneviève ?

— J’enfile des perles pour en faire un collier. Marguerite va se marier et ce sera son cadeau de noces.

— Avec qui se marie-t-elle ?

— Avec un jeune avocat de la ville, un beau garçon, un monsieur, quoi !

— Tu te trompes, c’est avec moi, dit le bossu.

— Avec toi ? veux-tu te cacher ! elle a meilleur goût que cela…

— Crois-tu qu’elle épouserait le fils d’un meurtrier ? demanda Picounoc.

— Tiens ! qui se ressemble se rassemble !…

Picounoc ne rit pas de cette parole : il eut mieux aimé ne pas l’entendre.

— Que veux-tu dire ? reprit-il.

— La folle se mit à rire aux éclats, et s’éloignant en montrant du doigt Picounoc presque irrité, elle se mit à crier : Il a peur ! il a peur ! il a peur !

— Si elle n’était pas aussi folle qu’on le pense ? observa le bossu.

— On ne s’est jamais défié d’elle, dit Picounoc… mais, mieux vaut tard que jamais !

Et les deux misérables se comprirent sans rien dire de plus. Jusque-là, et depuis plus de vingt ans, ils n’avaient jamais songé, ni l’un ni l’autre, à s’enquérir de ce que devenait Geneviève à certaines époques de l’année, car elle disparaissait souvent et pendant assez longtemps chaque fois. Mais l’on ne songe pas à tout. S’ils avaient suivi Geneviève, ils l’auraient vue reprendre, de temps à autres, sa place au sein de cette excellente famille du Château Richer qui l’avait si charitablement accueillie, alors qu’elle voulait dérober à ses persécuteurs la petite Marie-Louise ; et ils l’auraient vue déposer, en entrant, le masque humiliant de la folie ; car le calme et le bonheur avaient opéré sur sa raison comme un réactif puissant, et réparé le mal que lui avait fait la peur, pendant cette nuit terrible que n’ont pas oubliée les lecteurs du Pèlerin de Sainte-Anne. Geneviève, il y avait alors vingt ans, était entré un soir chez Picounoc, croyant ne trouver encore que la veuve et sa fille. Elle arrivait du Château Richer, et, ravie, annonçait à ses connaissances l’état désormais satisfaisant de ses facultés mentales. Elle fut étonnée de trouver un berceau où dormait un de ces petits anges à qui le monde, hélas ! coupe bientôt les ailes. Près de ce berceau nul ne veillait. Elle embrassa l’enfant et, pour causer une surprise à la mère qui ne devait pas tarder à paraître, pensait-elle, elle la prit dans ses bras et s’assit au pied du lit, ramenant, pour se cacher, les grands rideaux de fine étoffe du pays. Elle vit entrer Picounoc qui ne la vit point, comme on sait, et qui ne songea pas à son enfant, préoccupé qu’il était de l’horrible forfait qu’il venait de voir. Elle remarqua son trouble et la pâleur de son front ; elle entendit ses paroles mystérieuses, le vit prendre un fanal, un plat de ferblanc et sortir précipitamment, tout en regardant autour de lui avec crainte et terreur, comme s’il eut fait une mauvaise action. Aussitôt elle remit l’enfant dans le berceau et sortit. Ceux qui la virent alors et dans la suite dirent : Cette pauvre Geneviève qui se croyait guérie et qui en effet, semblait tout à fait bien, comme elle est troublée ! comme elle est folle ! c’est la vue du sang, c’est l’aspect de ce meurtre atroce qui l’auront épouvantée de nouveau.

Victor dit adieu à sa fiancée, à sa mère, et s’embarqua pour Québec. Il n’avait plus qu’une pensée maintenant, pensée grande et noble qui dominait les angoisses de sa douleur et les élans de son amour : sauver son père. Il se rendit à la prison, se fit ouvrir les portes de fer qui se ferment impitoyables sur les condamnés, et entra dans la cellule du grand-trappeur. Le noble prisonnier sourit tristement en recevant sur son front soucieux le baiser de son fils.

— Mon père, dit Victor, ma mère m’a promis d’être courageuse : elle espère et prie. C’est aussi ma coutume de recourir à Dieu avant d’entreprendre une tâche difficile, voulez-vous réciter un Pater et un Ave avec moi ?

Le prisonnier, ému jusqu’aux larmes, tomba à genoux auprès de son fils, et tous deux, les yeux levés sur une humble croix, récitèrent la prière divine.

— Et maintenant, dit Victor, racontez-moi donc vos relations avec Picounoc depuis le jour où il a commencé à souiller la réputation de ma mère.

— Mon enfant, cela est impossible. Je n’ai point pesé ses paroles alors, car nos relations étaient celles de deux intimes ; et tu vois que je ne le soupçonnais pas de trahison puisque j’ai tué sa femme dans ses bras, croyant que c’était la mienne…

— Eh bien ! causons de ce meurtre d’abord, peut-être trouverons-nous quelque branche de salut où vous vous accrocherez.

Le prisonnier secoua la tête d’un air de doute.

— Quelle heure était-il alors ? demanda Victor.

— Neuf heures du soir, je crois.

— Il faisait noir ?

— Le 24 de septembre, à neuf heures du soir, oui ; cependant à quelques pas on distinguait les gens, mais sans les connaître.

— Comment avez-vous cru reconnaître ma mère ?

— Picounoc a fait brûler une allumette, et j’ai reconnu le châle de Noémie, un beau châle neuf comme aucune autre femme n’en avait, j’en suis bien sûr…

— Mais ce châle était-il réellement celui de ma mère ?

— Je n’en sais rien… ta mère pourra mieux que moi éclaircir ce point.

— De qui aviez-vous acheté ce châle ?

— D’un marchand colporteur, un bossu…

— Un bossu ? un bossu ?… mais c’est monsieur Chèvrefils, de Ste. Emmélie, celui-là même qui vous a insulté, l’autre jour, quand nous revenions de Saint-Pierre…

— Vraiment ? Je ne l’ai pas reconnu…

— Lui non plus ne vous a pas reconnu, car il ne vous eut pas parlé de la sorte.

— Et pourquoi ?

— Mais c’est un de vos anciens amis…

— Je l’ai vu pour la première et la dernière fois quand il m’a vendu ce châle…

— C’est, singulier ! dites-moi, mon père, ne se trouvait-il pas un bossu parmi vos connaissances ou vos amis ?

— Non, jamais… jamais !

— Jamais ?… Eh bien ! ce M. Chèvrefils m’a dit à moi-même qu’il vous avait intimement connu et que vous avez été amis un jour.

— Où cela ?

— Chez Picounoc.

— Non, où et en quel temps, prétend-il que nous avons été amis ?…

— Il ne l’a pas dit…

— Il s’est trompé.

— Vous dites, mon père, que la femme de Picounoc portait un châle semblable à celui de ma mère ?

— Absolument pareil…

— C’est ce bossu qui les a vendus tous les deux, rien de plus sûr. Serait-il donc complice ? se demanda Victor, frappé d’une idée subite. Que sont devenus vos compagnons de jeunesse ? vos amis ?…

— Je l’ignore… Les seuls que je reconnaisse sont l’ex-élève, Lefendu, Tintaine et Poussedon. C’étaient des camarades de chantier…

— Et vos ennemis ?

— Le vieux chef des voleurs est mort dans la cave du ruisseau, comme tu sais ; Picounoc jouit de la considération de ses concitoyens ; Racette est sorti du pénitencier pour aller se faire chef d’une tribu sauvage ; Ferron… l’un des plus habiles et des plus pervers, mon camarade d’enfance et mon petit voisin… Ferron, le docteur au sirop de la vie éternelle, est allé au pénitencier avec Racette… mais il y a vingt ans de cela… Les autres doivent être morts ou bien vieux et retirés du vice…

— Il faudra s’assurer de cela…

— Vous m’avez dit tout à l’heure, mon père, que Picounoc avait brûlé une allumette, mais n’avait-il pas un fanal pour s’éclairer dans le jardin ?

— S’il en avait un, il ne l’a pas allumé…

— N’a-t-il pas dit… En effet j’oubliais, cher papa, que vous êtes parti cette nuit-là même, et que vous ne pouvez pas savoir ce que cet homme a pu dire ensuite… Mais, est-ce que nul de vos amis ne s’apercevait que la conduite de Picounoc envers vous ou ma mère, n’était pas irréprochable… ou du moins sans quelque singularité…

— Oui, oui, en effet, Paul Hamel le chasseur m’a dit de me défier de lui, une fois, même que cela m’avait un peu refroidi…

— L’ex-élève… je l’ai laissé hier… Si j’avais su ! n’importe je le reverrai. Quels étaient alors les meilleurs amis de Picounoc ?

— À Lotbinière, je ne sais pas trop : il n’en avait guère, je crois ; moi je l’avais connu intimement dans les chantiers, c’était différent… À Québec, il devait en avoir quelques-uns parmi les habitués de l’auberge de la mère Labourique…

— Dans la rue Champlain ?

— Oui ! à l’Oiseau de Proie…

— Je connais cette vieille boutique… On ira, on ira !…

Le père et le fils causèrent encore longtemps, puis mettant en Dieu leur confiance ils se séparèrent.