Picounoc le maudit, Tome 1/Le meurtre/L’épluchette

C. Darveau (Ip. 31-43).

III

L’ÉPLUCHETTE


Le lendemain Djos amena, du champ à la maison, une charretée d’épis de blé d’Inde qu’il entassa dans un coin de la cuisine. C’est la coutume de faire des corvées pour peler le blé d’Inde, comme pour broyer le lin et fouler l’étoffe. Ces corvées sont toutes agréables et joyeuses, mais la plus joyeuse et la plus agréable, c’est l’épluchette. Et d’abord on y va dans ses beaux habits, car la besogne est propre ; on y va avec plaisir, car le travail n’est pas rude et se fait à la soirée ; on y va souvent avec bonheur, en songeant d’avance aux douces faveurs attachées au blé d’Inde rouge. Et qui n’a pas l’espoir de déterrer, sous ces feuilles crépitantes, dans ces aigrettes de soie moelleuses, le précieux épi aux grains de pourpre ? Et puis il y a, pour ceux qui sont un peu gloutons, la perspective de mordre à belles dents dans le blé d’Inde qui rôtit à la braise, ou bout dans les profondeurs de la chaudière. Et que d’autres perspectives encore !

Noémie balaya la place, épousseta les meubles, rechangea le bébé et le revêtit de sa robe de baptême, la plus belle que l’on porte… après celle de l’innocence. Elle souriait à la pensée de toutes les choses aimables que ses amies allaient dire de son enfant ; elle croyait volontiers que jamais enfant né de la femme n’avait réuni tant de grâce et de finesse. Oh ! si tous les enfants étaient ce que pensent leurs mères, comme il y aurait des hommes d’esprit sur la terre, et que la laideur deviendrait vite une chose introuvable ! Pauvres mères ! après tout, c’est peut-être notre faute si nous devenons laids, disgracieux et méchants.

Le soir arriva ; les invités arrivèrent aussi. Ils étaient quinze. Je ne déclinerai pas les noms et prénoms de chacun — à quoi bon ? puisque la plupart ne seront pas mêlés aux événements qui vont suivre. Je nommerai pourtant Picounoc et Aglaé, l’ex-élève et Emmélie. Vous êtes surpris de voir Emmélie ? Nous le sommes tous : nous ne l’attendions point. Elle est un peu mieux aujourd’hui, et l’ex-élève lui a fait comprendre qu’une petite distraction, sous forme d’épluchette, lui serait très-favorable. Elle s’est laissée persuader.

Assis en cercle autour de l’amas de blé d’Inde, les jeunes gens commencent leur tâche. Sous les doigts vigoureux des garçons et sous les doigts mignons des filles, les épis se dépouillent de leur multiple enveloppe, et les grains couleur d’ambre apparaissent, au milieu d’un froissement de feuilles presque assourdissant. Les épis s’amoncellent d’un côté, les feuilles, de l’autre. On laisse cependant aux épis que l’on veut garder en tresse trois ou quatre feuilles, que l’on nouera avec habileté aux feuilles des autres épis. Les aigrettes, fines et douces comme des glands de soie, tombent sur le plancher ou s’accrochent comme des guirlandes, aux habits des travailleurs. C’est une lutte entre tous, lutte agréable et sans aigreur, que l’envie ou la jalousie ne troublent ni n’excitent. Emmélie seule travaille avec nonchalance. On la croirait paresseuse, si l’on ne savait à quel état de faiblesse l’a réduite un mal mystérieux. L’ex-élève la regarde avec amour et douleur. Il craint qu’elle ne se fatigue et n’ose lui dire de se reposer.

Djos et Noémie se sont joints à leurs convives. Picounoc est assis auprès d’Aglaé, mais ses yeux et sa pensée se tournent souvent vers la femme de Joseph. Noémie s’aperçoit bien que ce garçon la regarde d’une singulière manière, et qu’il se plaît auprès d’elle ; mais la vertu est simple et sans défiance.

— Un blé d’Inde rouge ! crie tout à coup l’un des éplucheurs, et vif, il se lève tenant comme un trophée l’heureuse trouvaille.

— Prête-le moi donc, dit Picounoc.

— Nenni ! mon bel ami, je m’en sers pour moi-même… tu vois ! Il avait embrassé sa voisine, une belle grosse brune. Ce que j’ai représenté par des points. La grosse brune s’essuya la joue en disant d’un ton provocateur.

— Reviens-y !

— Bientôt ! répond le galant. Et il glisse adroitement l’épi dans la poche de son habit. C’était de la prévoyance, car, après tout, il pouvait bien n’y avoir pas d’autre épi rouge, et il y avait encore des bouches avides de donner un baiser. Il est vrai que l’épi n’est pas de rigueur ; mais il est un bon prétexte. Cependant il y en avait encore des blé d’Indes d’amour, comme on les appelle quelquefois chez nous. Emmélie en trouva un. Dès qu’elle aperçut les premiers grains, elle rougit et les recouvrit de leurs feuilles, comme s’il se fut agi de quelque nudité. Mais l’ex-élève l’avait vu. Il devina tout.

— Changeons, dit-il ! le mien est plus facile à éplucher… L’échange se fit donnant donnant. En un clin d’œil l’épi fut mis à nu. Il était rouge — pas d’être mis à nu — rouge et luisant comme si une larme eut mouillé ses perles.

— C’est tricher ! dit Picounoc.

— La loi n’y pourvoit pas — Non est lex, répliqua l’ex-élève.

— Pour ta peine, tu n’embrasseras que la personne qui te sera désignée, ajoute un autre.

— C’est juste ! c’est juste ! dirent tous les jeunes gens… sauf Emmélie qui pencha la tête en tâchant de sourire.

Durum est, dit l’ex-élève.

— Du rum ? repart Djos, je vais t’en verser dans l’instant.

— Embrasse Aglaé, dit Picounoc.

— Embrasse Angélique, dit un autre — Il y avait une Angélique.

— Pendant que vous allez vous entendre, j’embrasse… Emmélie — Quand il avait dit « Emmélie, » le baiser était rendu. Emmélie rougit jusqu’aux oreilles et sourit jusqu’au fond de l’âme.

Cependant on allume le feu, et l’on fait bouillir, dans un chaudron bien propre, les épis que l’on mangera au réveillon, avec le sel et le beurre. Quelques uns des convives ne veulent pas attendre et préfèrent le blé d’Inde rôti. On ne discute pas les goûts, et les hommes sont libres de manger des blé d’indes de toutes sortes. La tâche allait se terminer et Picounoc n’avait pas eu la chance de quelques uns. Cela ne le troublait guère. Il était homme à commander la fortune, et quand elle ne lui apportait point ce qu’il lui demandait, il allait le chercher. Déjà l’on avait porté dehors plusieurs brassées de feuilles.

— À mon tour ! dit-il, et, triomphant, il montre un épi de pourpre qu’il vient de tirer de la poche de son voisin.

— Embrasse qui te plaira ! lui crie-t-on.

Aglaé qui s’attend d’être choisie, se détourne en riant, et se voile la figure avec sa main, d’une façon coquette, découvrant la joue pour ne rien perdre de la sensation. Picounoc se penche de l’autre côté et embrasse Noémie. La pauvre Aglaé eut presque honte.

Noémie dit :

Je t’en fais passer, Aglaé.

— Je ne tiens pas à ses baisers, répond la jeune fille en se donnant de la contenance.

— Tu sais que tu en auras de reste bientôt, ajoute l’ex-élève avec un grain de malice.

— S’il n’aime pas à l’embrasser maintenant, observe une des éplucheuses à sa voisine, que sera-ce plus tard ?…

— Après le mariage ?… répond en souriant la voisine.

Les épluchettes de blé d’Inde se terminent toujours, comme le foulage d’étoffe et le brayage, par les jeux et les danses. Mais les jeux sont honnêtes et les danses, décentes. L’on joue à « Madame demande sa toilette, » à « La mer agitée » aux homonymes quelquefois lorsque les veilleux sont un peu éduqués ; on « loge les gens du roi », ou plutôt, on cherche à les loger, car personne ne se soucie de se déranger pour si peu ; on joue à Colin-maillard — au bout d’un bâton — et à la paroisse — un jeu fort amusant, et bien simple celui-ci ; l’on vend le corbillon — toujours en « on », ou l’on passe le gant, en rimant ; l’on fait circuler un petit bâton allumé en disant : petit bonhomme vit encore. Il paraît que le petit bonhomme vit tant qu’il y a du feu, ou qu’il a du feu tant qu’il vit. Malheur au joueur entre les mains duquel le petit bonhomme expire ! il donne un gage. Les gages, voilà la grande affaire. Et, comme le curé qui veut accomplir son devoir a besoin d’écouter tout ce qui se dit, de voir tout ce qui se passe !… Heureusement qu’il se trouve alors aussi des commères empressées de lui rapporter les faits et gestes qu’il n’a pu apercevoir. — Le curé, c’est lui qui recueille les gages, car ces gages sont la preuve tangible des péchés que les joueurs ont commis… contre les lois du jeu. À chaque gage est attachée une peine… peine bien douce souvent, et qui tourne à l’avantage du pénitent. Voilà pourquoi sans doute il y a tant de pécheurs. Lorsque tous les gages sont retirés, que celui-ci a cueilli des cerises — celui-la, mesuré du ruban — cet autre, fait trois pas d’amour, et cet autre encore, le pont de Paris, on change de jeu, jusqu’à ce qu’enfin le violonneux se décide à passer de l’arcanson sur le crin de son archet pour le rendre mordant, à tourner les clefs de son violon, pour mettre d’accord la chanterelle éveillée et la grosse corde grondeuse. Alors, aux premiers résonnements des cordes harmonieuses que touche de son doigt l’artiste improvisé qui veut s’assurer de la fidélité de l’instrument, les pieds froissent le plancher avec impatience, un murmure joyeux court dans la salle ; les uns se lèvent, comme mus par un ressort, et font, en cadence, les pas les plus difficiles ; les autres, sans bouger de place, battent d’avance la mesure avec le talon sonore de leurs bottes françaises. Rien de gai, rien d’entraînant comme la danse, mais la danse mesurée, rapide, animée de la gigue et du reel. Et puis, c’est un excellent exercice hygiénique. En ce temps-là, à la campagne, on ne connaissait ni le lancier, ni le quadrille, ni le caledonia. Aussi, l’on ne voyait dans la place que ceux qui savaient danser ; et les autres — les jeunes — avaient du plaisir à voir ces mouvements capricieux, multiples, élégants des pieds, qui étaient inspirés par le rhythme de la musique. Et tout cela paraissait facile, tant c’était naturel ; il semblait que tout dépendait de la musique, et que le joueur de violon n’avait qu’à promener ainsi l’archet sur les cordes pour faire danser tout l’univers.

L’épluchette se termina donc par les jeux et la danse. Noémie, plus gaie que jamais, dansa beaucoup et avec chacun, même avec Picounoc. Elle dansait comme une poupée, tant elle était légère et souple. Picounoc avait, lui aussi, la jambe déliée et l’oreille sûre. Il battait les ailes de pigeon comme pas un, et ne perdait jamais une mesure quelque pas difficile, qu’il exécutât. Ils commencèrent une gigue tous deux. Jamais le gaillard ne dansa mieux de sa vie. Il n’y avait pas que le violon qui l’animât ; son cœur obéissait à une force mystérieuse plus entraînante et plus redoutable que les voluptueuses effluves de la musique ; et, pendant que ses pieds faisaient retentir la salle de leur bruit cadencé, ses regards luxurieux dévoraient l’innocente jeune femme, qui n’avait d’autre souci que de ne pas perdre une mesure.

L’ex-élève remarqua Picounoc, car il savait quelle passion ce malheureux nourrissait dans son âme. Pour le distraire de son idée, et sauver de son œil de convoitise la femme chaste qu’il obsédait, il alla le saluer et prendre place. La gigue devenait gigue voleuse. Picounoc n’osa pas refuser, mais il lança un regard de colère à son ami. Joseph le vint trouver :

— Que tu danses bien ! lui dit-il…

— Ce n’est pas malaisé, répondit le grand gars, il suffit de s’y mettre. Je ne suis pas fatigué et je danserais bien toute la nuit… mais l’ex-élève n’aime pas à me voir avec ta femme, paraît-il… On dirait qu’il est jaloux… Défie-toi de ce gaillard-là… Avec son latin il peut enjôler le diable.

— Bah ! ma femme est un ange.

— Sans doute,… mais il y a des anges qui ont tombé déjà, paraît-il.

— Si je m’apercevais de la moindre chose !…

— Veille… fais attention, c’est ton affaire.

Une jeune fille vint remplacer madame Joseph Letellier et la gigue continua. Le violonneux était infatigable, et ses talons retombaient de plus en plus fort, et toujours en mesure, sur le plancher retentissant. Un garçon salua l’ex-élève et dansa à son tour. L’ex-élève alla s’asseoir près de Noémie et de l’air le plus indifférent du monde, se mit à lui parler de mille riens. Joseph le regardait d’un œil soupçonneux. Picounoc regardait Joseph. Si Noémie souriait, ou jetait un regard sur son jovial compagnon.

— Vois-tu ? disait Picounoc… Vois-tu ?

— Je vois… répondait Djos d’un ton morne.

Après quelques instants, l’ex-élève s’éloigna de la maîtresse de la maison et prit, auprès d’Emmélie, une place que venait de laisser l’un des convives.

— As-tu remarqué quels regards ils ont échangés en se quittant ? insinua le traître Picounoc à son trop crédule ami.

Joseph ne répondit rien. Il n’avait rien, remarqué, et pour cause, mais il était triste.

Souvent une parole perverse, dite à dessein, détruit pour jamais la paix et la félicité d’un cœur plein d’amour. C’est le poison qui transforme en une boisson mortelle l’eau fraîche et limpide de la fontaine. Malheur à la langue venimeuse qui empoisonne l’existence, comme à la main criminelle qui la détruit ! Joseph s’efforça de paraître gai, et tout le monde, sauf Picounoc, le crut véritablement heureux. Picounoc, lui, devina bien le ver rongeur qui commençait son œuvre de destruction, et il s’applaudit. La soirée terminée, chacun se retira ; mais, avant de partir, l’un des convives invita tous les amis à venir chez lui, le mardi suivant, pour une autre épluchette. Tous promirent d’y aller. Djos promit comme les autres, mais il se disait à part soi : Non, je n’irai point !