Picounoc le maudit, Tome 1/Le meurtre/Des regards indiscrets

C. Darveau (Ip. 20-30).

II

DES REGARDS INDISCRETS.


On était à la fin de septembre 1850, et les récoltes, commencées depuis longtemps, puis interrompues par les pluies, venaient d’être reprises partout, grâce au retour d’un radieux soleil. Dans quelques endroits bas le grain avait germé, mais, en général, le dommage n’était pas grand. Joseph Letellier, ou Djos, comme nous l’appellerons encore assez souvent, n’avait pas murmuré contre la pluie — car il n’y a que les mauvais chrétiens qui s’impatientent ou s’irritent lorsque tout ne va pas à leur gré. Il n’avait pas, non plus, perdu son temps à dormir, dans son grenier, comme font plusieurs, mais, laborieux et vigilant, il avait commencé des voitures de travail, affilé des chevilles pour les clôtures, réparé les meubles éclopés, et fait cent autres ouvrages que les habitants de bonne conduite et adroits ne négligent pas de faire, lorsqu’ils ne peuvent aller au champ. Quand vint le beau temps avec le soleil, il partit, la faucille sur l’épaule, pour aller couper. La jeune femme ne le suivit pas à la moisson, car ses devoirs de mère la retenaient au logis. Un chérubin d’un mois environ, reposait, rose et frais, dans le berceau neuf. Et la mère dévouée ne laissait pas de loin le petit amour. La journée finie, Djos revint vers sa femme et son enfant, le cœur débordant d’ivresse ; car, outre la satisfaction du devoir accompli, il ressentait toutes les délices d’une passion profonde, que la vertu protégeait comme d’une égide. Le soir où commence ce récit, il trouva, fumant sa pipe sur le seuil de la porte, son ami l’ex-élève.

— Viens-tu m’aider à engerber ? dit-il, en lui tendant la main.

— Je viens fumer une pipe avec toi, avant de monter dans les chantiers.

— Pars-tu encore ?

Eo ad… forestam… Je m’en vais dans les bois.

— Tu devais n’y plus retourner ?

— J’ai changé d’idée… changeavi

— Entrons, nous causerons de cela en mangeant la soupe.

Ils entrèrent. Noémie déposa un baiser sur le front de son mari, qui lui en rendit deux, et l’un et l’autre se penchèrent sur le berceau de l’enfant qui souriait en dormant, parceque, sans doute, son jeune esprit jouait avec les anges gardiens de la maison.

Le feu pétillait dans l’âtre et la flamme enveloppait la marmite pleine de soupe au lard. L’ex-élève s’approcha de la cheminée, comme s’il eût eu froid, et regarda, d’un œil pensif, les étincelles du foyer.

— Vous paraissez triste, Paul, dit la jeune femme, à quoi pensez-vous donc ?

— Que vous êtes heureux, vous autres ! répondit l’ex-élève.

— Marie-toi, reprit Djos, prends une gentille petite femme comme la mienne, et tu seras heureux.

— Emmélie vous apportera le bonheur, qu’attendez-vous ? ajouta Noémie.

— Emmélie ! Emmélie !… exclama l’ex-élève en branlant la tête…

— Comment ? ne l’aimes-tu plus ? repartit Djos…

— Je l’adore !… mais elle se meurt… ne voyez-vous pas qu’elle va mourir ?… Et quand même…

— Elle est jeune et forte, Paul, vous vous effrayez à tort.

— Eh oui ! tu te livres au chagrin pour rien, ajouta Djos ; viens ! viens prendre un petit verre de jamaïque, cela va te remettre sur le ton.

— Je dresse la soupe, dit Noémie : Tu dois avoir faim, mon bonhomme, ajouta-t-elle en entourant, de son bras, le cou de son mari… et vous aussi, Paul, car vous avez marché beaucoup.

Le souper fut servi et les trois amis s’assirent à la table, causant avec verve et mangeant avec appétit.

— Vois-tu Picounoc bien souvent ? demanda l’ex-élève à son ami.

— Oh ! il vient faire son tour plusieurs fois la semaine, et tous les dimanches sans y manquer.

— Il arrête chaque fois qu’il va voir sa blonde, repartit Noémie.

— Je crois qu’il aime mieux ma femme que sa future, dit Djos en riant.

— Cela se pourrait, ajoute la jeune femme, aussi je lui fais les yeux doux.

L’ex-élève essaya de rire, mais ce fut d’un rire amer. Il se souvint de l’aveu de Picounoc au sujet de Noémie ; il savait combien cet homme était dangereux, et la vue de l’innocence qui se jouait ainsi avec le danger, et ne se doutait de rien, lui causa une peine sérieuse. Cependant ses deux amis ne remarquèrent point cette perplexité, tout disposés qu’ils étaient à s’amuser.

— Il va se marier, reprit l’ex-élève après un moment.

— Avec Aglaé Larose, une bonne fille, pas bien fine, peut-être, mais travaillante, douce et honnête… dit Noémie.

— Et avantageuse, ajouta, Djos…

— C’est pour cela qu’il la prend, continua l’ex-élève, et, si elle n’avait pas de dot, je suis sûr qu’il ne l’épouserait jamais.

— Il n’a pas l’air de l’aimer beaucoup, en effet.

— Il ne l’aime pas, il me l’a dit, tout à l’heure.

— Il dit souvent le contraire de ce qu’il pense ; vous ne le connaissez pas comme nous, reprit la jeune femme.

— Défiez-vous de lui, Noémie, c’est peut-être un mauvais ami.

— Tu te trompes, mon cher Paul, reprit vivement Djos, il n’y a pas d’ami plus dévoué, plus complaisant. Il est toujours prêt. Il a changé, va, depuis un an : il n’est plus le même. Je t’assure qu’il m’a rendu bien des petits services, et je lui dois beaucoup.

— Il a peut-être quelque intérêt à se rendre aimable auprès de vous autres…

— Quel intérêt veux-tu qu’il ait ?

— Je le crois un garçon dangereux… un homme qui, pour arriver à ses fins, peut détruire la paix et le bonheur des meilleurs ménages… et de ses plus chers amis.

— Prends-garde, Paul, car si tu parles trop mal de Picounoc, on croira que le bruit qui court au sujet de tes amours avec Emmélie est fondé, et que c’est le dépit qui te fait parler…

— Que veux-tu dire, Djos ?

— Le bruit court que tu as reçu la pelle, et que tu es en diable contre Emmélie et Picounoc…

L’ex-élève pencha la tête. Il comprit que ses amis étaient prévenus et que tout avertissement serait inutile.

— Tu ne réponds rien, Paul, on a touché juste à ce qu’il paraît.

— Que Dieu sauve mon Emmélie, et vous verrez… En attendant je vous conseille une chose : Défiez-vous de Picounoc.

— Bah ! que peut-il nous faire ?

— Bien du mal.

— Parle donc latin, Paul, tu nous amuseras bien mieux qu’avec tes avertissements de grand père.

Abyssus abyssum invocat — Es-tu content ? Cela veut dire que si l’on commet une première faute on en commettra une seconde — cela veut dire, surtout, qu’un malheur en appelle un autre. Ton premier malheur, ta première faute, c’est la confiance que tu reposes dans un garçon méprisable.

— Parlons d’autres choses, dit Djos un peu froidement.

— C’est bien.

— Je fais une épluchette de blé d’Inde, demain soir, tu vas rester avec nous, n’est-ce pas ? nous nous amuserons bien.

— Si je ne traverse pas demain, je veillerai avec ma pauvre Emmélie, car ce sera probablement pour la dernière fois. Il me serait agréable de me joindre aux amis, mais la gaîté n’habite plus guère mon âme, et l’on me trouverait maussade.

Le repas s’acheva au milieu d’une causerie assez sérieuse.

L’ex-élève retournait dans les chantiers pour chercher, dans l’éloignement et le travail rude des bois, une distraction à sa douleur. Il s’était bercé de suaves espérances, et jamais, avant les tristes événements de l’automne dernier, il n’avait pensé que son amour pût devenir une source d’amertume, et son bonheur, une illusion regrettée. La mort seule, il le savait bien, pouvait le séparer de sa tendre amie, mais la mort nous semble si éloignée quand on est jeune, plein de vigueur et débordant d’amour ! Une fois pourtant, sa jeune bien-aimée n’eut pas l’enjouement ordinaire, l’éclat de ses yeux fut moins vif, elle fut moins expansive et comme plus concentrée en elle-même. C’était la sensitive qui se repliait sous une haleine glacée. L’ex-élève crut d’abord qu’elle l’aimait moins ; on est sensible, soupçonneux, jaloux quand on aime beaucoup. Les protestations de la jeune fille le rassurèrent. Madame Saint-Pierre mourut. Alors l’ex-élève comprit la cause de la tristesse d’Emmélie, et il mêla ses larmes aux larmes de la chaste enfant. Il se disait : l’orage passera, les vents se tairont, les nuages disparaitront, et le calme et la sérénité planeront encore dans le ciel. Mais le ciel demeura couvert ; le soleil ne parut qu’à de rares intervalles, et l’espoir s’éteignit dans le cœur du brave garçon : la maladie qui avait tué la mère emportait la fille.

À l’époque des travaux on ne se couche pas tard, à la campagne, et on se lève de bonne heure. Djos et l’ex-élève fumèrent la pipe après le souper, en parlant de diverses choses, puis se mirent au lit. La jeune ménagère veilla jusque vers les onze heures, ravaudant des bas en berçant, du pied, l’enfant mignon. Pendant qu’assise auprès de la table où brûlait une chandelle de suif, elle passait et repassait, dans les mailles usées, son aiguillée de laine, une tête curieuse se penchait vers la fenêtre, et la regardait avec des yeux de feu. On eut dit qu’un courant magnétique s’établit aussitôt entre la personne du dehors et Noémie, car celle-ci se retourna soudain vers la fenêtre ; mais la tête curieuse avait disparu déjà. Il est singulier que souvent nous sommes avertis par un messager merveilleux — est-ce le magnétisme ? — qu’un regard se fixe sur nous.

Noémie déposa son ouvrage et se mit à genoux près du berceau de son enfant pour faire sa prière du soir. La tête reparut dans la fenêtre, et l’on eut pu voir une singulière expression de trouble passer sur le visage de l’indiscret qui regardait ainsi. Un souvenir vint à sa mémoire : il se rappela une parole terrible, prononcée dans une horrible circonstance par son père — alors son compagnon de débauches — et cette parole, la voici : On va voir si le chapelet les sauvera ! — (Pèlerin de Sainte-Anne.)

Picounoc, — car c’était lui — venait souvent le soir, épier les actions de Noémie, et s’enivrer, en secret, de sa grâce et de sa beauté. Il choisissait, d’ordinaire, les nuits sombres ; mais quelquefois il s’exposait, par des soirées de lune, tenant en réserve quelque adroit mensonge pour le cas où il serait surpris. Il allait faire la cour à sa blonde, la bonne Aglaé ; mais souvent il n’y allait que pour voir, en passant, Noémie ; et la comparaison qu’il faisait entre les deux, le rendait de plus en plus jaloux et pervers. Le soir où nous le voyons, il avait eu l’intention de fumer la pipe avec Djos et l’ex-élève, mais il s’était attardé trop longtemps avec Aglaé, et quand il arriva ses deux amis venaient de se coucher. Il n’en fut pas fâché, car il put regarder sans contrainte, de ses yeux de flamme, la femme de son heureux ami.