Physiologie du goût/Méditation XVIII

MÉDITATION XVIII

DU SOMMEIL


85. — Quoiqu’il y ait quelques hommes tellement organisés qu’on peut presque dire qu’ils ne dorment pas, cependant il est de vérité générale que le besoin de dormir est aussi impérieux que la faim et la soif. Les sentinelles avancées à l’armée s’endorment souvent, tout en se jetant du tabac dans les yeux ; et Pichegru, traqué par la police de Bonaparte, paya 30,000 francs une nuit de sommeil, pendant laquelle il fut vendu et livré.

définition.

86. — Le sommeil est cet état d’engourdissement dans lequel l’homme, séparé des objets extérieurs par l’inactivité forcée de ses sens, ne vit plus que de la vie mécanique.

Le sommeil, comme la nuit, est précédé et suivi de deux crépuscules, dont le premier conduit à l’inertie absolue, et le second ramène à la vie active.

Tâchons d’examiner ces divers phénomènes.

Au moment où le sommeil commence, les organes des sens tombent peu à peu dans l’inaction : le goût d’abord, la vue et l’odorat ensuite ; l’ouïe veille encore, et le toucher toujours ; car il est là pour nous avertir par la douleur des dangers que le corps peut courir.

Le sommeil est toujours précédé d’une sensation plus ou moins voluptueuse : le corps y tombe avec plaisir par la certitude d’une prompte restauration ; et l’âme s’y abandonne avec confiance, dans l’espoir que ses moyens d’activité y seront retrempés.

C’est faute d’avoir bien apprécié cette sensation, cependant si positive, que des savants de premier ordre ont comparé le sommeil à la mort, à laquelle tous les êtres vivants résistent de toutes leurs forces, et qui est marquée par des symptômes si particuliers et qui font horreur même aux animaux.

Comme tous les plaisirs, le sommeil devient une passion ; car on a vu des personnes dormir les trois quarts de leur vie ; et, comme toutes les passions, il ne produit alors que des effets funestes, savoir : la paresse, l’indolence, l’affaiblissement, la stupidité et la mort.

L’école de Salerne n’accordait que sept heures de sommeil, sans distinction d’âge ou de sexe. Cette doctrine est trop sévère ; il faut accorder quelque chose aux enfants par besoin, et aux femmes par complaisance ; mais on peut regarder comme certain que toutes les fois qu’on passe plus de dix heures au lit, il y a excès.

Dans les premiers moments du sommeil crépusculaire, la volonté dure encore : on pourrait se réveiller, l’œil n’a pas encore perdu toute sa puissance. Non omnibus dormio, disait Mécènes ; et dans cet état plus d’un mari a acquis de fâcheuses certitudes. Quelques idées naissent encore, mais elles sont incohérentes ; on a des lueurs douteuses ; on croit voir voltiger des objets mal terminés. Cet état dure peu ; bientôt tout disparaît, tout ébranlement cesse, et on tombe dans le sommeil absolu.

Que fait l’âme pendant ce temps ? elle vit en elle-même ; elle est comme le pilote pendant le calme, comme un miroir pendant la nuit, comme un luth dont personne ne touche ; elle attend de nouvelles excitations.

Cependant quelques psychologues, et entre autres M. le comte de Redern, prétendent que l’âme ne cesse jamais d’agir ; et ce dernier en donne pour preuve que tout homme que l’on arrache à son premier sommeil éprouve la sensation de celui qu’on trouble dans une opération à laquelle il serait sérieusement occupé.

Cette observation n’est pas sans fondement, et mérite d’être attentivement vérifiée.

Au surplus, cet état d’anéantissement absolu est de peu de durée (il ne passe presque jamais cinq ou six heures) ; peu à peu les pertes se réparent ; un sentiment obscur d’existence commence à renaître, et le dormeur passe dans l’empire des songes.