Physiologie du goût/Méditation XIX

MÉDITATION XIX

DES RÊVES


Les rêves sont des impressions unilatérales qui arrivent à l’âme sans le secours des objets extérieurs.

Ces phénomènes, si communs et en même temps si extraordinaires, sont cependant encore peu connus.

La faute en est aux savants, qui ne nous ont pas encore laissé un corps d’observations suffisant. Ce secours indispensable viendra avec le temps, et la double nature de l’homme en sera mieux connue.

Dans l’état actuel de la science, il doit rester pour convenu qu’il existe un fluide aussi subtil que puissant, qui transmet au cerveau les impressions reçues par les sens, et que c’est par l’excitation que causent ces impressions que naissent les idées.

Le sommeil absolu est dû à la déperdition et à l’inertie de ce fluide.

Il faut croire que les travaux de la digestion et de l’assimilation, qui sont loin de s’arrêter pendant le sommeil, réparent cette perte, de sorte qu’il est un temps où l’individu, ayant déjà tout ce qu’il faut pour agir, n’est point encore excité par les objets extérieurs.

Alors le fluide nerveux, mobile par sa nature, se porte au cerveau par les conduits nerveux ; il s’insinue dans les mêmes endroits et dans les mêmes traces, puisqu’il arrive par la même voie ; il doit donc produire les mêmes effets, mais cependant avec moins d’intensité.

La raison de cette différence me parut facile à saisir. Quand l’homme éveillé est impressionné par un objet extérieur, la sensation est précise, soudaine et nécessaire ; l’organe tout entier est en mouvement. Quand, au contraire, la même impression lui est transmise pendant son sommeil, il n’y a que la partie postérieure des nerfs qui soit en mouvement ; la sensation doit nécessairement être moins vive et moins positive ; et pour être plus facilement entendu, nous disons que chez l’homme éveillé il y a percussion de tout l’organe, et chez l’homme dormant il n’y a qu’ébranlement de la partie qui avoisine le cerveau.

Cependant on sait que dans les rêves voluptueux la nature atteint son but à peu près comme dans la veille ; mais cette différence naît de la différence même des organes : car la génésique n’a besoin que d’une excitation quelle qu’elle soit, et chaque sexe porte avec soi tout le matériel nécessaire pour la consommation de l’acte auquel la nature l’a destiné.

recherche à faire.

87. — Quand le fluide nerveux est ainsi porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l’exercice de quelqu’un de nos sens, et voilà pourquoi il y réveille certaines sensations ou séries d’idées préférablement à d’autres. Ainsi, on croit voir quand c’est le nerf optique qui est ébranlé, entendre quand ce sont les nerfs auditifs, etc. ; et remarquons ici comme singularité, qu’il est au moins très-rare que les sensations qu’on éprouve en rêvant se rapportent au goût et à l’odorat : quand on rêve d’un parterre ou d’une prairie, on voit des fleurs sans en sentir le parfum ; si l’on croit assister à un repas, on en voit les mets sans en savourer le goût.

Ce serait un travail digne des plus savants que de rechercher pourquoi deux de nos sens n’impressionnent point l’âme pendant le sommeil, tandis que les quatre autres jouissent de presque toute leur puissance. Je ne connais aucun psychologue qui s’en soit occupé.

Remarquons aussi que plus les affections que nous éprouvons en dormant sont intérieures, plus elles ont de force. Ainsi, les idées les plus sensuelles ne sont rien auprès des angoisses qu’on ressent si on rêve qu’on a perdu un enfant chéri, ou qu’on va être pendu. On peut se réveiller en pareil cas tout trempé de sueur ou tout mouillé de larmes.

nature des songes.

88. — Quelle que soit la bizarrerie des idées qui quelquefois nous agitent en dormant, cependant, en y regardant d’un peu près, on verra que ce ne sont que des souvenirs ou des combinaisons de souvenirs. Je suis tenté de dire que les songes ne sont que la mémoire des sens.

Leur étrangeté ne consiste donc qu’en ce que l’association de ces idées est insolite, parce qu’elle s’est affranchie des lois de la chronologie, des convenances et du temps ; de sorte que, en dernière analyse, personne n’a jamais rêvé à ce qui lui était auparavant tout à fait inconnu.

On ne s’étonnera pas de la singularité de nos rêves, si l’on réfléchit que, pour l’homme éveillé, quatre puissances se surveillent et se rectifient réciproquement ; savoir : la vue, l’ouïe, le toucher et la mémoire ; au lieu que, chez celui qui dort, chaque sens est abandonné à ses seules ressources.

Je serais tenté de comparer ces deux états du cerveau à un piano près duquel serait assis un musicien qui, jetant par distraction les doigts sur les touches, y formerait par réminiscence quelque mélodie, et qui pourrait y ajouter une harmonie complète, s’il usait de tous ses moyens. Cette comparaison pourrait se pousser beaucoup plus loin, en ajoutant que la réflexion est aux idées ce que l’harmonie est aux sons ; et certaines idées en contiennent d’autres, tout comme un son principal en contient aussi d’autres qui lui sont secondaires, etc., etc.

système du docteur gall.

89. — En me laissant doucement conduire par un sujet qui n’est pas sans charmes, me voilà parvenu aux contins du système du docteur Gall, qui enseigne et soutient la multiformité des organes du cerveau.

Je ne dois donc pas aller plus loin, ni franchir les limites que je me suis fixées : cependant, par amour pour la science, à laquelle on peut bien voir que je ne suis pas étranger, je ne puis m’empêcher de consigner ici deux observations que j’ai faites avec soin, et sur lesquelles on peut d’autant mieux compter que, parmi ceux qui me liront, il existe plusieurs personnes qui pourraient en attester la vérité.

première observation.

Vers 1790, il existait, dans un village appelé Gevrin, arrondissement de Belley, un commerçant extrêmement rusé ; il s’appelait Laudot, et s’était arrondi une assez jolie fortune.

Il fut tout à coup frappé d’un tel coup de paralysie, qu’on le crut mort. La Faculté vint à son secours, et il s’en tira, mais non sans perte, car il laissa derrière lui à peu près toutes les facultés intellectuelles, et surtout la mémoire. Cependant, comme il se traînait encore tant bien que mal, et qu’il avait repris l’appétit, il avait conservé l’administration de ses biens.

Quand on le vit dans cet état, ceux qui avaient eu des affaires avec lui crurent que le temps était venu de prendre leur revanche ; et, sous prétexte de venir lui tenir compagnie, on venait de toutes parts lui proposer des marchés, des achats, des ventes, des échanges, et autres de cette espèce qui avaient été jusque-là l’objet de son commerce habituel. Mais les assaillants se trouvèrent bien surpris, et sentirent bientôt qu’il fallait décompter.

Le madré vieillard n’avait rien perdu de ses puissances commerciales, et le même homme qui quelquefois ne connaissait pas ses domestiques et oubliait jusqu’à son nom, était toujours au courant du prix de toutes les denrées, ainsi que de la valeur de tout arpent de prés, de vignes ou de bois à trois lieues à la ronde.

Sous ces divers rapports, son jugement était resté intact ; et comme on s’en défait moins, la plupart de ceux qui tâtèrent le marchand invalide furent pris aux piéges qu’eux-mêmes avaient préparés pour lui.

deuxième observation.

Il existait à Belley un M. Chirol, qui avait servi longtemps dans les gardes du corps, tant sous Louis XV que sous Louis XVI.

Son intelligence était tout juste à la hauteur du service qu’il avait eu à faire toute sa vie : mais il avait au suprême degré l’esprit des jeux, de sorte que, nonseulement il jouait bien tous les jeux anciens, tels que l’hombre, le piquet, le whist, mais encore que, quand la mode en introduisait un nouveau, dès la troisième partie il en connaissait toutes les finesses.

Or, ce M. Chirol fut aussi frappé de paralysie, et le coup fut tel qu’il tomba dans un état d’insensibilité presque absolue. Deux choses cependant furent épargnées, les facultés digestives et la faculté de jouer.

Il venait tous les jours dans la maison où depuis plus de vingt ans il avait coutume de faire sa partie, s’asseyait en un coin, et y demeurait immobile et somnolent sans s’occuper en rien de ce qui se passait autour de lui.

Le moment d’arranger les parties étant venu, on lui proposait d’y prendre part ; il acceptait toujours, et se traînait vers la table ; et là, on pouvait se convaincre que la maladie qui avait paralysé la plus grande partie de ses facultés ne lui avait pas fait perdre un point de son jeu. Peu de temps avant sa mort, M. Chirol donna une preuve authentique de l’intégrité de son existence comme joueur.

Il nous survint à Belley un banquier de Paris qui s’appelait, je crois, M. Delins ; il était porteur de lettres de recommandation ; il était étranger, il était Parisien : c’était plus qu’il n’en fallait dans une petite ville pour qu’on s’empressât à faire tout ce qui pouvait lui être agréable.

M. Delins était gourmand et joueur. Sous le premier rapport on lui donna suffisamment d’occupation en le tenant chaque jour cinq ou six heures à table ; sous le second rapport, il était plus difficile à amuser : il avait un grand amour pour le piquet, et parlait de jouer à six francs la fiche, ce qui excédait de beaucoup le taux de notre jeu le plus cher.

Pour surmonter cet obstacle, on fit une société où chacun prit ou ne prit pas intérêt, suivant la nature de ses pressentiments : les uns disant que les Parisiens en savent bien plus long que les provinciaux ; d’autres soutenant, au contraire, que tous les habitants de cette grande ville ont toujours, dans leur individu, quelques atomes de badauderie. Quoi qu’il en soit, la société se forma ; et à qui confia--on le soin de défendre la masse commune ?… à M. Chirol.

Quand le banquier parisien vit arriver cette grande figure pâle, blême, marchant de côté, qui vint s’asseoir en face de lui, il crut d’abord que c’était une plaisanterie ; mais quand il vit le spectre prendre les cartes et les battre en professeur, il commença à croire que cet adversaire avait autrefois pu être digne de lui,

Il ne fut pas longtemps à se convaincre que cette faculté durait encore ; car non-seulement à cette partie, mais encore à un grand nombre d’autres qui se succédèrent, M. Delius fut battu, opprimé, plumé tellement, qu’à son départ il eut à nous compter plus de six cents francs, qui furent soigneusement partagés entre tous les associés.

Avant de partir, M. Delins vint nous remercier du bon accueil qu’il avait reçu de nous : cependant il se récriait sur l’état caduc de l’adversaire que nous lui avions opposé, et nous assurait qu’il ne pourrait jamais se consoler d’avoir lutté avec tant de désavantage contre un mort.

résultat.

La conséquence de ces deux observations est facile à déduire : il me semble évident que le coup qui, dans ces deux cas, avait bouleversé le cerveau, avait respecté la portion de cet organe qui avait si longtemps été employée aux combinaisons du commerce et du jeu ; et sans doute cette portion d’organe n’avait résisté que parce qu’un exercice continuel lui avait donné plus de vigueur, ou encore parce que les mêmes impressions, si longtemps répétées, y avaient laissé des traces plus profondes.

influence de l’âge.

90. — L’âge à une influence marquée sur la nature des songes.

Dans l’enfance, on rêve jeux, jardins, fleurs, verdure et autres objets riants ; plus tard, plaisirs, amours, combats, mariages ; plus tard, établissements, voyages, faveurs du prince ou de ses représentants ; plus tard enfin, affaires, embarras, trésors, plaisirs d’autrefois et amis morts depuis longtemps.

phénomènes des songes.

91. — Certains phénomènes peu communs accompagnent quelquefois le sommeil et les rêves : leur examen peut servir au progrès de l’anthroponomie ; et c’est par cette raison que je consigne ici trois observations prises parmi plusieurs que, pendant le cours d’une assez longue vie, j’ai eu occasion de faire sur moi-même dans le silence de la nuit.

première observation.

Je rêvai une nuit que j’avais trouvé le secret de m’affranchir des lois de la pesanteur, de manière que mon corps était devenu indifférent à monter ou descendre, je pouvais faire l’un ou l’autre avec une facilité égale et d’après ma volonté.

Cet état me paraissait délicieux ; et peut-être bien des personnes ont rêvé quelque chose de pareil : mais ce qui devient plus spécial, c’est que je me souviens que je m’expliquais à moi-même très-clairement (ce me semble du moins) les moyens qui m’avaient conduit à ce résultat, et que ces moyens me paraissaient tellement simples que je m’étonnais qu’ils n’eussent pas été trouvés plus tôt.

En m’éveillant, cette partie explicative m’échappa tout à fait, mais la conclusion m’est restée ; et depuis ce temps il m’est impossible de ne pas être persuadé que tôt ou tard un génie plus éclairé fera cette découverte, et à tout hasard je prends date.

deuxième observation.

92. — Il n’y a que peu de mois que j’éprouvai, en dormant, une sensation de plaisir tout à fait extraordinaire. Elle consistait en une espèce de frémissement délicieux de toutes les particules qui composent mon être. C’était une espèce de fourmillement plein de charmes qui, partant de l’épiderme, depuis les pieds jusqu’à la tête, n’agitait jusque dans la moelle des os. Il me semblait voir une flamme violette qui se jouait autour de mon front :

Lambere flamma comas, et circum tempora pasci.

J’estime que cet état, que je sentis bien physiquement, dura au moins trente secondes, et je me réveillai rempli d’un étonnement qui n’était pas sans quelque mélange de frayeur.

De cette sensation, qui est encore très-présente à mon souvenir, et de quelques observations qui ont été faites sur les extatiques et sur les nerveux, j’ai tiré la conséquence que les limites du plaisir ne sont encore ni connues ni posées, et qu’on ne sait pas jusqu’à quel point notre corps peut être béatifié. J’ai espéré que dans quelques siècles la physiologie à venir s’emparera de ces sensations extraordinaires, les procurera à volonté comme on provoque le sommeil par l’opium, et que nos arrière-neveux auront par là des compensations pour les douleurs atroces auxquelles nous sommes quelquefois soumis.

La proposition que je viens d’énoncer a quelque appui dans l’analogie ; car j’ai déjà remarqué que le pouvoir de l’harmonie, qui procure des jouissances si vives, si pures et si avidement recherchées, était totalement inconnu aux Romains : c’est une découverte qui n’a pas plus de cinq cents ans d’antiquité.

troisième observation.

93. — En l’an viii (1800), m’étant couché sans aucun antécédent remarquable, je me réveillai vers une heure du matin, temps ordinaire de mon premier sommeil ; je me trouvai dans un état d’excitation cérébrale tout à fait extraordinaire ; mes conceptions étaient vives, mes pensées profondes : la sphère de mon intelligence me paraissait agrandie. J’étais levé sur mon séant et mes yeux étaient affectés de la sensation d’une lumière pâle, vaporeuse, indéterminée, et qui ne servait en aucune manière à faire distinguer les objets.

À ne consulter que la foule des idées qui se succédèrent rapidement, j’aurais pu croire que cette situation eût duré plusieurs heures ; mais, d’après ma pendule, je suis certain qu’elle ne dura qu’un peu plus d’une demi-heure. J’en fus tiré par un incident extérieur et indépendant de ma volonté : je fus rappelé aux choses de la terre.

À l’instant la sensation lumineuse disparut, je me sentis déchoir ; les limites de mon intelligence se rapprochèrent ; en un mot, je redevins ce que j’étais la veille. Mais, comme j’étais bien éveillé, ma mémoire, quoique avec des couleurs terres, a retenu une partie des idées qui traversèrent mon esprit.

Les premières eurent le temps pour objet. Il me semblait que le passé, le présent et l’avenir étaient de même nature et ne faisaient qu’un point, de sorte qu’il devait être aussi facile de prévoir l’avenir que de se souvenir du passé. Voilà tout ce qui m’est resté de cette première intuition, qui fut en partie effacée par celles qui suivirent.

Mon attention se porta ensuite sur les sens ; je les classai par ordre de perfection, et étant venu à penser que nous devions en avoir autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, je m’occupai à en faire la recherche.

J’en avais déjà trouvé trois, et presque quatre, quand je retombai sur la terre. Les voici :

1° La compassion, qui est une sensation précordiale qu’on éprouve quand on voit souffrir son semblable ;

2° La prédilection, qui est un sentiment de préférence non-seulement pour un objet, mais pour tout ce qui tient à cet objet ou en rappelle le souvenir ;

3° La sympathie, qui est aussi un sentiment de préférence qui entraîne deux objets l’un vers l’autre.

Ou pourrait croire, au premier aspect, que ces deux sentiments ne sont qu’une seule et même chose : mais ce qui empêche de les confondre, c’est que la prédilection n’est pas toujours réciproque, et que la sympathie l’est nécessairement.

Enfin, en m’occupant de la compassion, je fus conduit à une induction que je crus très-juste, et que je n’aurais pas aperçue en un autre moment, savoir : que c’est de la compassion que dérive ce beau théorème, base première de toutes les législations :

ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit.
Do as you will done by.
Alteri ne facias quod tibi fieri non vis.

Telle est, au surplus, l’idée qui m’est restée de l’état où j’étais et de ce que j’éprouvai dans cette occasion, que je donnerais volontiers, s’il était possible, tout le temps qui me reste à vivre pour un mois d’une existence pareille.

Les gens de lettres me comprendront bien plus facilement que les autres, car il en est peu à qui il ne soit arrivé, à un degré sans doute très-inférieur, quelque chose de semblable.

On est, dans son lit, couché bien chaudement, dans une position horizontale, et la tête bien couverte ; on pense à l’ouvrage qu’on a sur le métier, l’imagination s’échauffe, les idées abondent, les expressions les suivent : et comme il faut se lever pour écrire, on s’habille, on quitte son bonnet de nuit, et on se met à son bureau.

Mais voilà que tout à coup on ne se retrouve plus le même, l’imagination s’est refroidie, le fil des idées est rompu, les expressions manquent : on est obligé de chercher avec peine ce qu’on avait si facilement trouvé, et fort souvent on est contraint d’ajourner le travail à un jour plus heureux.

Tout cela s’explique facilement par l’effet que doit produire sur le cerveau le changement de position et de température : on retrouve encore ici l’influence du physique sur le moral.

En creusant cette observation, j’ai été conduit trop loin peut-être ; mais enfin j’ai été conduit à penser que l’exaltation des Orientaux était due en partie à ce que, étant de la religion de Mahomet, ils ont toujours la tête chaudement couverte, et que c’est pour obtenir l’effet contraire que tous les législateurs des moines leur ont imposé l’obligation d’avoir cette partie du corps découverte et rasée.