Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 60-67).

II


— Qui voulez-vous inviter pour les chasses ? me demanda Mark un matin à déjeuner. Il est temps d’y penser, n’est-ce pas ?

Je fus consternée. Vraiment, ne pouvions-nous vivre ainsi tranquilles, tous deux ?

— Oh ! Mark, m’écriai-je, est-ce bien nécessaire ? Quand ils seront là, faudra-t-il que je m’occupe de tout ce monde ?

— Mais, je le suppose, répliqua-t-il en riant, bien qu’il ne soit pas impossible que nos invités se suffisent à eux-mêmes.

« Souvenez-vous, petite femme, que plus vous en inviterez et plus ils vous laisseront la paix ; aussi, nous allons remplir la maison.

— J’ai vu si peu de monde dans ma vie, fis-je d’un ton désespéré, et du grand monde surtout… c’est à en mourir de peur !

— Rassurez-vous, ma chérie, je serai près de vous pour vous aider. Je suis sûr que vous vous en tirerez parfaitement.

— Tout cela est très joli, dis-je, sérieusement alarmée, mais vous serez à la chasse du matin au soir et ce sera moi qui devrai m’occuper des dames et les divertir. Je sens que je serai morte avant la fin du premier jour ! Non… Mark, si vous m’aimiez vous ne voudriez pas me rendre si malheureuse.

Mon accent pathétique le fit rire aux larmes.

— Ma petite fille chérie, dit-il enfin, malheureuse, parce que vous recevrez des visites d’amis ? Mais… Phyllis, si ce projet vous déplaît tant, n’en parlons plus. Nous resterons seuls ici, tous les deux, quoique — avec un soupir de regret — cela me paraisse un crime de laisser perdre tout ce gibier. Maintenant, souriez, êtes-vous contente ?

Mais je ne suis pas contente du tout et je ne veux pas sourire.

Cette crainte stupide des étrangers est-elle digne d’une femme mariée ?

Honteuse de ma sotte timidité, je résolus de supporter la terrible épreuve sans faiblir.

Et prenant un parti héroïque :

— Mark, commençons tout de suite la liste des invitations. Qui sait ? Peut-être que parmi nos invités quelques-uns voudront bien me témoigner de l’amitié.

— Je n’en doute pas, petite fée. Je souhaite seulement que les hommes s’en tiennent à l’amitié. Voyons, qui allons-nous inviter ? ajouta Mark en tirant un crayon et un carnet de sa poche.

Je me levai et allai regarder par-dessus son épaule.

— Ma sœur Harriett d’abord et son mari. Ils seront libres la semaine prochaine. Elle vous connaît à peine et je désire que vous deveniez bonnes amies.

— Mon Dieu, que deviendrai-je si je sens que je déplais à votre sœur ?

— Eh bien ! fit Mark d’un ton provocant, si Harriett désapprouve mon choix, je demande le divorce.

Une chiquenaude sur son oreille fut sa punition.

Je me penchai sur le bras de son fauteuil.

— Vous ressemble-t-elle un peu, au moins ?

— Vous ne pouvez pas imaginer plus grand contraste. Son caractère est très décidé, elle tient son mari en laisse tandis que moi, pauvre misérable, tyrannisé du matin au soir, je suis un être faible et dépourvu de volonté.

— Votre sœur doit être une femme terrible.

— Au contraire, Harriett est charmante et plaît à tout le monde. Quant à James, il est son esclave. J’espère qu’elle nous amènera Lilian.

— Qui est Lilian ?

— Lilian Beatoun. C’est la nièce d’Handcock. Ensuite nous inviterons Blanche.

— Celle-ci ne me plaît pas avec ses airs hautains. Si vous saviez comme elle me toise du haut de sa grandeur ! Absolument comme si j’étais une petite fille indigne de sa considération.

— Soyez tranquille ! Elle ne serait pas fâchée de vous passer quelques-unes de ses années, si elle le pouvait. Elle m’a fait beaucoup de compliments de vous et je suis sûre qu’elle est trop bonne pour avoir voulu vous humilier.

— Mon Dieu, comme ce doit être agréable d’être une femme du monde et de savoir se composer une attitude pour chaque circonstance de la vie. M’auriez-vous aimée davantage ?

— Fi l’horreur ! s’écria mon mari avec une terreur affectée. Si j’avais épousé une « femme du monde », pour employer votre expression, j’aurais déjà pris la fuite ou je me serais suicidé.

— Alors, vous trouvez donc que je suis…

— Une délicieuse petite oie… non, non, une vraie perfection, et c’est pour cela que vous m’avez conquis. J’avais été saturé de grands airs…

— Où cela, fis-je vivement. En Amérique ?

Une crispation nerveuse passa sur le visage tout proche de mon mari. Puis, soudain m’entourant de ses deux bras, il murmura à mon oreille :

— Ne voyez-vous pas à toute heure que je vous adore pour ce que vous êtes ? Faut-il vous le répéter encore ? Et vous, Phyllis, dites-moi, petite fille, m’aimez…

Il s’arrêta brusquement, me regarda au fond des yeux, puis me repoussa avec un rire contraint :

— Quelles invitations ferons-nous encore, dit-il, sir Francis ? Voulez-vous ?

— Il me plaît pour le peu que j’en connais. Invitons-le. Et Dora aussi, Mark ?

— Dora, certainement. Si notre chère sœur veut bien nous faire l’honneur d’accepter. Mais il nous faut quelqu’un pour lui faire la cour… Disons… George Ashurst ! Il n’est pas très brillant, mais c’est un si bon garçon, et il a le titre de baronnet… plus une grosse fortune, toutes choses qui ne sont point à dédaigner !

— Je voudrais bien avoir Billy… et mère aussi, pour m’aider à faire les honneurs.

— Nous tâcherons d’avoir Billy toute une semaine aux environs de Noël. Votre chère mère sera la bienvenue et votre père peut se joindre à elle…

— Papa ne va jamais nulle part parce qu’il est incapable de rester de bonne humeur deux heures de suite. Mais il me semble qu’en voilà suffisamment avec ceux que nous avons nommés.

— Bien. Je crois qu’avec deux ou trois célibataires en plus nous pourrons clore la liste.

— Dans tout cela, je ne vois pas des gens très amusants.

— Mais si, Blanche est très gaie quand elle le veut, et Lili, — c’est le petit nom habituel de Lilian, — Lili vous plaira. Elle est brillante et aimable. Tout le monde l’aime.

— Quel âge a-t-elle ?

— Dix-neuf ou vingt ans, peut-être, mais elle ne paraît guère plus âgée que vous. La seule chose que l’on puisse lui reprocher, c’est d’être un peu coquette. J’espère qu’elle ne vous apprendra pas à flirter, ma Phyllis.

— Ah ! si cela arrive, vous l’aurez voulu ! Que deviendrez-vous si l’un de vos « célibataires » s’éprend de moi ?

— Cela n’aurait d’importance que si vous le payiez de retour.

— Ah ! grand Dieu ! c’est bien assez d’un homme pour vous tourmenter, dis-je en riant. Enfin, si dans tout cela Dora peut pêcher un mari, je ne regretterai pas la peine que je vais avoir.


Jeudi soir.

Enfin, je puis m’échapper un moment pour prendre une heure de repos avant de changer de robe pour le dîner.

La maison est pleine depuis hier ; presque tous nos invités sont arrivés !

Quelle journée fatigante !

D’abord, le matin, ce fut maman et Dora que j’envoyai prendre à Summerleas avec la petite auto.

Je fus enchantée de les revoir… inutile de dire que c’était réciproque. Dora paraissait ravie de la distraction qu’elle allait trouver ici ; plus aucun souvenir des mauvais jours d’autrefois.

Mère m’apportait d’excellentes nouvelles de Billy, entré à Eton à la rentrée d’octobre. Il se distingue par son intelligence et son travail, père ne désespère plus, maintenant, d’en faire quelque chose.

Dora apporte deux jolies toilettes neuves. Mais deux seulement et qui ne sont même pas des robes du soir !

Décidément, j’ai remis ce matin à Anna, ma femme de chambre, ma robe de soie bleu-vert avec l’ordre de la recouvrir au plus vite d’un voilage de tulle, pailleté que j’ai rapporté de Paris… Et Dora aura une jolie toilette de soirée que personne ne reconnaîtra.

Mon beau-frère et ma belle-sœur n’arrivèrent qu’après le déjeuner, gris de poussière : ils avaient voyagé depuis Londres dans leur auto ; ils amenaient avec eux leur nièce Liban Beatoun, un valet, un chauffeur et deux femmes de chambre.

Moi qui redoutais tant ma première entrevue avec la sœur de mon mari !

C’est une femme délicieuse, aimable et sans façon.

Blonde, grande, forte, elle me dépasse de la tête et des épaules. Je la trouvai d’abord très imposante et m’approchai, rouge et intimidée, pour lui adresser mon compliment de bienvenue :

— Croyez, lady Handcock, que je suis très heureuse de…

Elle m’interrompit en me prenant par les épaules pour m’embrasser, puis, m’ayant regardée de très près — Sa Seigneurie est myope — elle s’écria :

— Mais Mark ! ce n’est qu’une enfant, une enfant mignonne et jolie, dont les yeux pétillent d’esprit, mais enfin une enfant !

« Je vais avoir l’air d’être sa grand’mère. D’abord, Phyllis, je vous défends de m’appeler lady Handcock, mon petit nom est Harriett et c’est celui que vous me donnerez puisque nous sommes sœurs : James, venez saluer cette jolie petite femme et ne la lorgnez pas trop, car je devine que Mark vous arracherait les yeux !

Sir James s’avança, salua, tendit la main, et je crus voir un automate dont les ressorts se déclenchent.

Mais son bon sourire me rendit confiance et je lui donnai une cordiale poignée de main.

Mark avait raison en me vantant la gentillesse et la beauté de Lilian Beatoun.

J’éprouvai, rien qu’en la regardant, une soudaine sympathie pour elle et je crois bien que ce fut réciproque.

Je la conduisis à sa chambre pour l’aider à s’installer. Cinq minutes après nous bavardions comme deux pies.

Voilà pour la famille.

Vers l’heure du dîner, arrivèrent deux grands chasseurs : M. Francis Garlyle et sir George Ashurst, petit jeune homme extrêmement blond, qui possède un nez aquilin, des joues souillées de chérubin, des yeux bleu clair au regard vague et des moustaches longues et pâles, d’un blond si argenté qu’on les croirait blanches.

Ce matin, le capitaine Jenkins et M. Powell firent leur apparition, arrivant des casernes de Chillington ; ils furent suivis de près par un tout jeune homme dont on m’a bien dit le nom, mais je l’ai oublié, on ne l’entend appeler que Chip. Il est dans les hussards et possède un visage de séraphin.

Comme mon mari le plaisantait devant moi sur les nombreuses conquêtes qu’on lui attribue, il nous confia avec un grand soupir que depuis sa dernière saison à Londres il avait le cœur pris par une ravissante beauté. »

— Vous la connaissez, Carrington, elle est toujours avec votre sœur, lady Handcock.

— Miss Lilian Beatoun ?

— Ah ! ah ! vous l’avez dit.

— Eh bien ! vous avez de la chance, dit Mark en riant, miss Beatoun est arrivée aujourd’hui.

— Où cela ? Ici ?

— Ici même ! Le même toit vous abrite et vous aurez l’honneur de dîner avec elle.

— Non ! s’écria Chip, transporté de bonheur. Vous en êtes sûr ?

— Tout à l’heure ouvrez bien vos yeux en entrant dans le salon. Mais, si vous perdez les dix minutes qu’il vous reste pour vous habiller, vous ne dînerez pas et vous ne contemplerez pas votre idole.

Un quart d’heure plus tard, Chip offrait son bras à Lili et la conduisait triomphalement à table.

J’avais à ma droite mon beau-frère Handcock, galant, mais taciturne, à ma gauche sir Garlyle, le meilleur ami de mon mari, — sauf M. Brewster probablement.

En face de nous, Dora faisait des grâces à sir George Ashurst placé à côté d’elle. Jamais, je crois, je ne l’avais vue aussi candidement jolie, lorsqu’elle levait ses yeux innocents sur son vis-à-vis et lui souriait de ses lèvres roses.

Sir Francis surprit mon regard fixé sur elle et je vis un fin sourire glisser sur son visage.

— Mademoiselle votre sœur a encore embelli, me dit-il ; je ne sais pourquoi, mais le mot « ingénue » vient naturellement à l’esprit en la voyant. Si j’étais peintre, je voudrais faire son portrait telle qu’elle est ce soir, avec cette robe blanche, toute simple, une gerbe de lis dans les bras et, à ses pieds, un ruisseau murmurant.

« On pourrait intituler la composition : le Clair de lune. Je n’ai jamais vu plus de grâce dans le maintien ni de physionomie plus candide. Comment pourrait-on imaginer quelque noir dessein sous ces traits innocents ?

Je pensai aux vues secrètes de notre « Clair de lune » sur celui qui, en ce moment, buvait ses paroles. Je pensai à son petit caractère pointilleux et jaloux, à ses querelles fréquentes avec mes deux frères, mais j’acquiesçai d’un air enchanté.

— Qu’il y a longtemps que je ne vous avais vue, reprit-il.

— Longtemps ! Mais non, c’était le jour de mon mariage.

— Peut-on appeler cela : vous voir ? Je pensais à la visite que je fis il y a deux ans chez les Leslie, à Carston. Vous souvenez-vous de votre petite aventure, un jour que vous passiez à âne avec des amis dans la grand’rue ?

— Oh oui ! Sans vous, sans votre prompt secours, je frémis de penser à ce qui serait arrivé. J’étais justement en face des fenêtres de la banque quand ma selle a tourné, et je voyais disséminées aux fenêtres des figures rieuses de jeunes gens qui attendaient ma chute ignominieuse. Mais vous passiez, heureusement pour moi, vous vous êtes avancé…

— Oui, Mrs Leslie venait de me dire en vous montrant : Voici les misses Vernon, avec leurs ânes, je crois bien que la plus jeune va tomber…

— Et je parie que vous étiez justement en train de regarder ma sœur que vous trouviez jolie.

— Non, je ne vis que vous, je vous le jure. Et savez-vous que, pendant plusieurs jours, j’attendis chez Mrs Leslie un petit mot de vous, juste un mot de remerciement… qui ne vint pas.

— Écrire à un jeune homme ! Vous ne connaissez pas mon père : une pareille chose l’eût fait bondir. Je n’ai même pas eu l’idée de lui en demander la permission.

— Et vous n’auriez pas pensé à m’écrire sans… non, évidemment.

À ce moment lady Handcock me fit un léger signe.

Le moment était venu pour les dames de quitter la salle à manger.

Je me levai et traversai la salle avec beaucoup de dignité, satisfaite de ma première épreuve ; en passant, je me tournai légèrement du côté de Mark.

Il souriait, l’air content et fier, et je lui rendis son sourire.

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Quelques jours ont passé ; nous commençons maintenant à nous connaître tout à fait, mes hôtes et moi.

À la fin de la semaine, arrivée de lady Blanche Going suivie de son cheval, son chien et une femme de chambre française qui révolutionne l’office.

Sir Francis Carlyle et notre belle cousine sont de très anciens amis, à ce que je vois.

— Je ne pensais guère vous trouver ici, dit-elle à sir Francis. Dans sa lettre Mrs Carrington m’avait parlé de ses autres invités, mais de vous pas un mot !

— Oh ! mistress Carrington, s’écria-t-il, combien c’est cruel à vous de me bannir si complètement de vos pensées ? Quoi ! Même pas mentionné mon nom ! Quel affront !

— Vous n’avez, pourtant pas la prétention d’être dans mon esprit à toute heure du jour, fis-je gaîment avec un air malicieux.

À travers ses lourdes paupières Sa Seigneurie nous jeta un regard aigu, puis elle eut un petit rire, traversa le salon et alla s’asseoir à côté de Lilian.