Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 53-60).


DEUXIÈME PARTIE


I


Paris. Novembre 19…

Je croyais bien, à Summerleas, avoir dit adieu pour toujours à mon journal, m’imaginant que la vie d’une femme était trop remplie pour qu’elle se permit une telle occupation. Mariée depuis deux mois, trois bientôt, je m’aperçois qu’un jeune ménage qui voyage peut avoir beaucoup de loisirs ; le cher mari n’est pas toujours présent et, si allégée que soit la besogne d’une maîtresse de maison, la vie d’hôtel la laisse complètement déchargée du temps qu’elle y consacrerait.

C’est peut-être pour toutes ces raisons que j’ai été reprise dernièrement de la nostalgie de mon petit cahier…

Quoi qu’il en soit, un beau matin, je m’en allai seule rue de Rivoli et achetai chez un grand papetier un magnifique album qui n’a qu’une parenté fort éloignée avec mon modeste petit cahier de Carston, comme la pauvre Phyllis Vernon avec Mrs Carrington. Mark est sorti pour la matinée, le moment est propice et c’est avec joie que je vais me retrouver en tête à tête avec… moi-même…

Ainsi, voici donc deux mois que nous sommes mariés, et notre lune de miel dure toujours !

Notre bonheur est sans défaut comme le miroir de ces beaux lacs que nous vîmes en Suisse cet été.

Mark est encore plus épris qu’il ne l’était avant notre mariage. Cependant, il me semble qu’il est moins mon esclave.

Il peut, maintenant, s’absorber dans la lecture du Times au petit déjeuner, sans lever les yeux entre chaque ligne pour s’assurer que je ne me suis pas évaporée dans l’air ou pour me demander tendrement, à tout propos, si je désire faire ceci ou cela.

Et, ce qui est plus satisfaisant encore, il a appris à goûter quelque plaisir, même quand il n’est point en ma compagnie.

Il est allé, ce matin, voir un de ses amis de jeunesse, avec qui il a voyagé en Amérique pendant ces dernières années ; l’ami est marié maintenant avec une Française et fixé à Paris dans une villa d’une certaine avenue de Passy.

J’ai insisté pour y aller avec mon mari, mais il a refusé avec un doux entêtement, c’est pourquoi, ce matin, je me trouve seule, pensive, devant ces feuillets.

Oui, au fait, pourquoi Mark a-t-il refusé de m’emmener avec lui chez son ami marié ?

Il ne voulait, m’a-t-il dit, que revoir en passant son vieux camarade et reparler de leur bon temps de jadis…

Ce temps où je n’existais pas dans l’esprit de mon mari excite quelque peu ma curiosité.

Riche et beau garçon, il a dû être recherché, adulé par les femmes. Combien de jeunes filles à marier lui ont fait les yeux doux ?… Combien d’autres…

Mais |e suis folle de chercher à plonger mon regard dans un passé qui ne m’appartient pas et dont je dirai même que l’accès m’est défendu…

La moindre allusion à sa vie passée, à ses voyages, a le don de rembrunir les traits de mon cher époux et d’assombrir son humeur. Sujet défendu ! Chasse gardée !

Et quand il voit que je m’étonne et suis prête à pleurer de contrariété, il me câline comme une enfant, puis me dit en m’embrassant :

— Petite Phyl, je vous jure qu’avant de vous avoir rencontrée je n’avais jamais vraiment su ce que c’était qu’aimer.

« Vous êtes la première, la seule, l’unique…

Quelle femme ne serait satisfaite avec une pareille réponse !

C’est égal, pourquoi n’a-t-il pas voulu que j’aille, moi aussi, chez son ami, pour entendre parler de leurs souvenirs d’Amérique !

Quelques jours après notre mariage, nous étions alors en Suisse, au bord du lac de Genève, je lui demandai à brûle-pourpoint :

— Mark, n’avez-vous jamais aimé d’autre femme avant moi ?

L’espace d’un éclair, il me sembla que sa figure changeait.

— Tous les hommes ont eu des fantaisies, me répondit-il évasivement.

Quelque chose me fit comprendre qu’il esquivait une réponse nette ; aussi j’insistai :

— Je ne parle pas d’une toquade, mais d’un réel attachement.

« N’avez-vous jamais, avant moi, demandé à une femme de l’épouser ?

— Quoi ? fit-il en essayant de rire, sans y réussir, du reste, m’eussiez-vous refusé, si je l’avais fait ?

En posant cette question, il me regardait d’un air interrogateur tout à fait curieux.

— Non, bien sûr. Mais cela ne m’empêcherait pas de penser que vous auriez pu m’en informer plus tôt.

« Jusqu’ici vous aviez prétendu n’avoir jamais aimé que moi, et maintenant faudra-t-il donc apprendre que déjà une douzaine de femmes vous ont brisé le cœur ?

Il haussa les épaules… Mais je le vis distinctement changer de couleur.

Mark répondit en détournant son regard :

— Je n’ai jamais dit cela. Vous dénaturez mes paroles.

— Cependant, avec vos fantaisies, vous me l’avez fait entendre.

— Vraiment, Phyllis, je trouve fort impoli que vous donniez aussi facilement des démentis. Je vous assure que c’est blessant.

— Eh bien ! vous en avez follement aimé une, en tout cas, dis-je malicieusement, bien plus pour m’amuser à le taquiner que pour chercher à savoir.

La réponse qu’il me fit, d’un ton très sérieux, m’étonna :

— Si un homme a commis une folie dans sa vie, doit-il, pour cela, être condamné sans pitié ?

— Je n’ai jamais dit, repris-je vivement, que c’était une folie d’être amoureux. Je dis seulement que vous auriez pu avoir la franchise de m’en parler plus tôt.

« Je déteste les mystères !

Mark souffrait visiblement. J’eus pitié de lui.

Allais-je troubler la paix de notre si heureuse union ?

— Là, lui dis-je pour le rassurer, ne vous inquiétez pas. Je n’ai aucune curiosité sur votre vie passée. Admettons que je n’ai rien dit.

Nous gardâmes quelque temps un silence embarrassé.

— Êtes-vous fâchée, Phyllis ? me demanda-t-il timidement.

— Oh ! mon Dieu, non ! Pourquoi une chose de si peu d’importance me toucherait-elle ?

Je cherchais à prendre un air dégagé, mais y réussissais très mal.

— Ma chérie, fit-il désolé. N’allez pas vous monter la tête pour une vieille passion morte et enterrée pour toujours !

« Dois-je être amoindri à vos yeux parce que je me suis imaginé, un jour, dans un coup de folie, que je ne m’explique pas encore, que mon cœur était pris ?

— C’est bien, dis-je sèchement, n’en parlons plus…

Un silence. Puis, tout à coup :

— Était-elle brune ou blonde ? demandai-je.

— Brune, affreusement brune !

— Grande ?

— Affreusement grande aussi… Ah ! c’était une aberration de ma part… un caprice de jeune homme, oublions cela, Phyllis, n’en parlons plus… ce sujet m’est odieux.

Et je me tus… Mais pourquoi faut-il qu’aujourd’hui cette visite — la première action qui, depuis notre mariage, ne nous est pas commune, — pourquoi faut-il qu’elle me remémore notre conversation d’alors, le seul nuage gris dans notre horizon bleu ?


Mardi matin.

C’était hier soir ; nous roulions en auto revenant vers minuit de l’Opéra, quand je m’aperçus que, depuis le matin, je n’avais pu causer seul un instant avec Mark.

Ni seuls à déjeuner, ni dans l’après-midi où nous avons eu des visites, ni à dîner en grand apparat dans l’immense salle de l’hôtel.

Et maintenant, en y réfléchissant, je me souviens qu’à plusieurs reprises j’ai trouvé Mark songeur, les yeux fixés dans le vide, comme perdu dans des souvenirs.

Souvenirs pénibles, sans doute, car il y avait sur son front une barre que je commence seulement à connaître.

— Qu’avez-vous eu aujourd’hui, mon ami, dis-je en glissant ma main gantée dans la sienne. Vous n’étiez pas aussi en train qu’à l’ordinaire ?

— Une pointe de migraine.

— Vous ne m’avez pas parlé de votre visite de ce matin. Avez-vous trouvé M. Brewster ?

— Oui.

— Eh bien ! avez-vous causé longuement de votre chère Amérique ?

Je sentis un léger frémissement de ses doigts.

— Oh ! très peu. Je déteste l’Amérique.

— Vous y êtes resté bien longtemps, cependant.

— Nous ne sommes pas allés seulement en Amérique. Nous avons beaucoup voyagé ensemble.

— Mais l’Amérique a été votre dernier voyage, n’est-ce pas ? Vous en arriviez directement quand vous êtes revenu à Strangemore ?

Il retira brusquement sa main et me dit tout à coup :

— Comment avez-vous trouvé le ballet ? Vous n’aviez jamais vu de ballet, je crois ?

Il rompait les chiens, c’était clair.

Il se mit à me parler avec animation de tous les ballets auxquels il avait assisté en Russie, en Norvège et ailleurs, et jusqu’à l’hôtel il me fut impossible de placer un mot. Oh ! j’en suis certaine maintenant, la femme qu’il a aimée était une Américaine, c’est pourquoi il ne veut plus entendre parler de ce pays.

Mais, n’ai-je pas le droit de savoir ?

Pourquoi toute une longue phase de la vie de mon mari me demeurerait-elle inconnue ?

Cette femme il l’a aimée, aimée passionnément. Son souvenir n’est pas mort puisqu’il éprouve le besoin de parler encore d’elle, et moi… moi, sa femme, je n’en connaîtrai rien ?

Je sais ce que je vais faire.

Je connais l’adresse de M. Brewster et j’irai le trouver. Peut-être voudra-t-il parler… ou du moins… dans ses réticences je comprendrai…

Je m’arrête et je réfléchis — comme mère me disait souvent de le faire — avant de prendre une grave décision.

Si Mark, connaissait ma démarche — et il l’apprendrait sûrement par son ami — il m’en voudrait horriblement. La paix de notre ménage serait troublée, ma suspicion lui serait odieuse et il en viendrait peut-être à me détester. Je ne serais plus son enfant gâtée tant, tant aimée !

Oh ! non, ce serait folie, ce serait agir en enfant qui casse sa poupée pour voir ce qu’il y a dedans.

Gardez votre secret, mon cher mari, c’est une vieille affaire du passé qu’il ne faut pas réveiller, vous avez raison.

Le passé est dans les choses mortes et le beau présent m’appartient. Je ne veux plus qu’il ait ce regard troublé et cette barre au front. Nous partirons… c’est décidé.

Ce matin, à peine réveillée, je regardais le jardin des Tuileries tout enveloppé de brumes, qui s’étendait sous mes fenêtres. Une petite pluie d’automne fine et pénétrante tombait. Et soudain j’eus la vision de Summerleas dans ce beau jour de septembre, le jour où nous l’avions quitté.

La nostalgie me saisit avec une force qui devint un désir impérieux de partir…

Il me sembla qu’en fuyant vers notre « home » si aimé, Mark laisserait derrière lui ses mauvais souvenirs, et cette force intérieure me poussa à lui dire :

— Que Strangemore doit être beau en ce moment, paré des feuilles d’automne. Il me semble être au milieu du grand bois, vous savez, là où les arbres sont si serrés que l’on ne sent même pas la pluie tomber.

À ma vive surprise, il répondit avec énergie :

— Oh ! combien vous avez, raison, ma chérie. Ce n’est jamais plus beau qu’à cette époque de l’année.

— L’époque de la cueillette des noisettes, Mark…

Ce fut irrésistible.

Il vint auprès de moi et, me prenant contre lui, il me dit en baisant mes cheveux fous :

— Voulez-vous que nous rentrions, mon aimée ? Pas immédiatement, nous avons des engagements pour cette semaine. Un dîner mercredi soir, vendredi encore l’Opéra et mardi prochain la Comédie-Française. Nous pourrions attendre…

— Oh ! non, n’attendons rien, m’écriai-je. Partons tout de suite. C’est ce soir que je veux partir. Il me tarde de revoir maman, Billy et les autres, et puis, vous savez, fis-je d’un ton caressant, que je connais à peine, encore, notre « home ».

Je lui souriais en parlant et je constatai avec plaisir qu’il écoutait avec joie ma proposition.

— Eh bien ! ma chérie, c’est facile à arranger. Quelques coups de téléphone…

« En somme, si cela vous fait plaisir, l’année prochaine nous ferons un second voyage de noces et nous reviendrons visiter ce que nous n’avons pu voir cette fois-ci. Et puis, ajouta-t-il pour lui-même, c’est l’époque de la chasse, oui, je crois qu’il est temps de rentrer.

Et il me quitta pour s’occuper du départ.


Strangemore, 2 novembre.

Je retrouve ici mon album que j’avais quitté à Paris au matin de notre départ précipité.

Cependant, malgré notre hâte de rentrer dans nos foyers, nous nous arrêtâmes une quinzaine à Londres, où mon mari désirait me présenter à quelques anciens amis de la famille, et à des parents plus ou moins proches.

Nous n’avons pu voir ma belle-sœur et son mari, sir James, ils reviennent du Canada où ils ont fait un long séjour et on les attend d’un moment à l’autre.

Cousins, tantes, oncles et amis étaient nombreux et, pour la plupart, si simples et agréables que je fus très vite apprivoisée et trouvai ma nouvelle famille bien moins intimidante que je ne le craignais.

Cependant : une épine au milieu de toutes ces roses.

Lady Blanche Going chez qui nous avons passé une semaine est, parmi les cousines de mon mari, celle qui m’intéresse le plus, bien qu’à franchement parler, elle produisait sur mes nerfs une sourde irritation.

Veuve et riche, elle possède une belle installation dans un grand hôtel des Park-Lane et elle est la plus aimable des hôtesses.

Ses manières sont extrêmement séduisantes, elle est belle, accomplie, mais… avec elle seule j’éprouvai une sensation de gêne et de malaise.

Elle paraît vingt-cinq ans à peine, bien qu’à certains jours elle en accuse sept ou huit de plus.

Par instants, lorsqu’un regard de ses grands yeux langoureux et fendus en amande, répondait à celui de mon mari, j’y voyais passer un éclair et ce vif et soudain éclat me paraissait suspect, venant d’une femme qu’il considérait presque comme une sœur.

Un soir, le rire de Mark s’arrêta net sur une phrase de lady Blanche.

— Eh bien ! beau cousin, dit-elle, quel souvenir avez-vous rapporté de vos conquêtes d’Amérique ? Vous êtes, sur ce sujet, aussi muet qu’un poisson de l’Atlantique.

— Mes souvenirs sont vagues, ma cousine, pensez qu’il y a déjà plus d’une année. Mais dites-moi, ces magnifiques poires viennent-elles de votre terre de Chelsea ? Quelle belle propriété vous aviez, là ! Quand votre cher père vivait, quels heureux moments nous v avons passés ! Vous souvenez-vous ?

J’admirai intérieurement le talent qu’avait mon mari pour détourner la conversation, et je lui vins en aide en réclamant à mon tour des détails.

Ce que je pus le moins pardonner à lady Blanche, ce fut de mettre en évidence, chaque fois qu’elle le pouvait, mon inexpérience et ma naïveté. Aussi, fus-je enchantée quand nous lui fîmes nos adieux.

Oh ! les délices, l’enchantement du premier revoir quand j’arrivai en voiture, à Summerleas !

Je me jetai dans les bras de maman qui ne perdit pas une si belle occasion de fondre en larmes et, pourquoi le dissimulerais-je ? moi aussi.

Billy exprima son bonheur par une série de gambades fantastiques et des hurrahs assourdissants.

Dora elle-même oublia sa dignité et ses griefs pour me donner une cordiale étreinte.

Chacun s’extasiait.

Et comme j’avais bonne mine ! Que j’avais l’air heureux ! Comme j’étais changée et que ma robe m’allait donc bien ! C’est une robe en soie chinée de couleur bleu-vert.

J’ai lu un tel désir dans les yeux de Dora que je la lui donnerai d’ici peu de temps…

C’est bien à son tour maintenant de porter mes robes !

Et l’on m’apprit la grande nouvelle.

Roland est réellement fiancé à la fille du colonel et celui-ci a écrit à papa pour l’assurer du plaisir qu’il en a…

La tournée s’envola trop vite à mon gré, et lorsque, le soir, Mark arriva pour me réclamer, l’étrange sensation de parfait bonheur, de joie complète, qui m’avait envahie en revenant dans la vieille maison, me rendit presque honteuse, et me donna du remords.

Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je ressentir pour Mark cet amour exclusif et romanesque qui fait que certaines jeunes femmes peuvent quitter leur famille — même celles qui y ont été très heureuses — sans éprouver une ombre de regret ? Certes, je l’aime de tout mon cœur, il est le plus charmant, le plus attentionné des maris, bon jusqu’à la faiblesse, et je devrais l’adorer, mais je ne puis y parvenir.

Et cependant je suis heureuse autant que je puis l’être. Je n’ai ni chagrins ni soucis…

Tous mes désirs sont comblés avant que d’être exprimés et ma crainte d’être ingrate envers mon mari pour toutes ses bontés, et mon inquiétude concernant les souvenirs du passé, s’évanouissent quand je constate à quel point je suffis à son bonheur.

Seule, sa jalousie envers les miens trahit quelquefois son désir passionné de posséder plus complètement mon cœur.