Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 44-52).

IX


Bien qu’il ne l’eût donné qu’à contre-cœur, nos fiançailles ayant reçu l’assentiment de mon père. M. Carrington prend l’habitude de venir chaque après-midi à la maison où il est gracieusement accueilli par tous. Dora exceptée.

Non pas qu’elle lui témoigne une aversion ouverte. Si elle se trouve au salon au moment où il y entre, elle est aussi polie qu’avec n’importe quel visiteur, mais elle profite de la première occasion venue pour disparaître et ne revient plus de la soirée.

Nos rapports avec Mark deviennent plus intimes à mesure que le temps s’écoule… Pourtant, je n’ai pas le rayonnement de bonheur des très heureuses fiancées.

Parfois, un doute affreux me traverse l’esprit.

C’est que je vais peut-être faire un mariage d’argent. Oui, je me réjouis en y pensant à l’avarice de tout ce que je pourrai faire pour ceux que j’aime : maman, Billy, Roland… même Dora (je lui dois bien de ne pas l’oublier).

J’essaie souvent de me répéter que j’adore mon fiancé, qu’il est beau, qu’il est bon, distingué, charmant, et puis mes pensées prennent un autre chemin et je rêve maintenant au magnifique château dans lequel je vivrai désormais, où je serai reine, à la longue robe de velours bleu avec laquelle je balaierai les allées de Strangemore…

En attendant, je continue mes petits services de Cendrillon. Qui donc, quand je n’y serai plus, aidera Maria, Ketty et maman ? Père est si difficile ! Et Dora n’a pas l’habitude…

Je ne puis m’empêcher d’être fière de la superbe bague de fiançailles que Mark m’a donnée, elle brille et jette mille feux quand je la fais miroiter au soleil.

Je possède aussi un beau médaillon orné de brillants sur lequel sont tracées les initiales P. M. V. Il contient une miniature très joliment faite de mon fiancé.

— Je crains, me dit-il en riant au moment où il me l’offrit, que vous ne teniez davantage au médaillon qu’au portrait.

— Mais si, protestai-je, je tiens beaucoup aussi au portrait, bien qu’à la vérité il m’arrive plus souvent de contempler l’extérieur que l’intérieur.

C’est ainsi que, peu à peu, je me trouve comblée de cadeaux pour la plupart extrêmement coûteux et, comme chez nous les belles choses et les bijoux ont toujours été fort rares, je sens croître autour de moi la considération qui s’attache à ma nouvelle situation sociale.

Le temps s’écoule cependant.

Noël est passé et le printemps montre déjà des signes précurseurs. Les primevères à cœur d’or étoilent l’herbe nouvelle ; elles sont entourées de myriades de sœurs : les violettes bleues et pourpres, les pâquerettes candides et les jaunes crocus.

— C’est le dernier printemps que je passe à Summerleas, dis-je l’autre jour à Billy, en me promenant avec lui dans notre jardin. J’étais dans un accès d’humeur mélancolique.

— Oui, me répondit-il, l’année prochaine, à pareille époque, tu tiendras cour plénière à Strangemore. Tu deviendras vite une femme à la mode ; et tu bouleverseras le comté de fond en comble.

« Pourquoi as-tu l’air triste aujourd’hui ? N’es-tu pas contente ?

— Non, pas tout à fait. Je suis inquiète. Tout sera là-bas si nouveau, si grand, si étranger ! Et surtout, tu n’y seras pas !

« Oh ! Billy ajoutai-je en jetant mes bras autour de son cou, c’est ce que je trouve de plus affreux ! Je t’aime trop pour te quitter.

— Et moi je t’aime aussi rudement, fit-il en m’embrassant avec brusquerie. Ma toilette en fut un peu dérangée. J’avais fait toilette, attendant la visite de Mark — mais cela n’a pas d’importance, ni pour Billy ni pour moi.

— Quelle drôle d’idée, reprit mon frère en s’étendant tout de son long sur l’herbe. Nous étions arrivés sur un petit tertre situé au fond du jardin dont nous avions fait notre endroit favori.

— … Quelle drôle d’idée de te marier ! Si c’était Dora, je m’en réjouirais et cela paraîtrait tout naturel, mais toi, toi !

« Tu avais bien besoin de t’amouracher de ce garçon !

— Mais c’est lui qui s’est amouraché de moi ! Jamais je n’aurais imaginé une chose pareille !

« Enfin, inutile de discuter ce sujet-là puisque c’est une chose entendue. Mais ne te plains pas ; tu verras, Billy, ce que je ferai pour toi quand je serai mariée.

— Ah ! quoi donc ? fit-il avec un vif intérêt.

— Nous en avons déjà parlé ensemble, Mark et moi. Il te trouve intelligent…

— Il pourrait bien ne pas se tromper, interrompit mon cher frère sans fausse modestie.

— Laisse-moi finir. Et il a l’intention de t’envoyer à Eton pour finir tes études. Hein ? Que penses-tu de cela ?

— Oh ! chic, s’écria Billy…

— Et ce n’est pas tout. Quand tu viendras en visite à Strangemore, il y aura un fusil et un chien pour toi, je le lui ai demandé.

— Pas possible !

— Si, à la condition que tu apprennes à tirer et que tu ne tues personne.

— Je tire admirablement à la cible, dit mon jeune frère avec une superbe assurance. Mais tu m’en dis trop. Je ne crois plus aux contes de fées.

— Eh bien ! tu verras ! Quant à Roland il aura de l’argent tant qu’il voudra pour payer ses dettes, il n’aura plus besoin d’avoir peur de papa…

— Et à Dora, que lui donneras-tu ? Ta bénédiction ?

— Non. Des robes neuves tant qu’elle en voudra.

« Pour maman, je lui achèterai une écharpe de dentelle, un lorgnon d’écaille et un de ces beaux fauteuils à bascule comme il y en a à Carston. Je les regarde chaque fois que je passe dans la grand’rue. Elle sera si bien, là, pour travailler.

« Oh ! Billy, que ce sera bon d’être riche, et de ne plus travailler à la cuisine, de ne plus être grondée par papa, de me payer toutes mes fantaisies !

« Oh ! je crois que je me résignerais à épouser M. Carrington même s’il était aussi laid qu’un singe !

Dans un vif transport d’enthousiasme, je sautai sur mes pieds et je restai horrifiée, car à deux mètres à peine du petit tertre se tenait M. Carrington adossé à un arbre.

Je lus sur son visage une expression bizarre qui me donna à penser qu’il avait tout entendu.

On ne peut pourtant pas l’accuser de nous avoir épiés, car si nous avions seulement pris la peine de relever la tête, nos yeux auraient rencontré les siens.

Je restai devant lui sans voix et sans mouvement.

Billy, toujours allongé sur le gazon, regardait autour de lui pour découvrir la cause de mon mutisme, il finit par l’apercevoir ; aussitôt, sautant sur ses pieds, il se sauva honteusement, me laissant seule en face de l’ennemi.

M. Carrington s’avança doucement.

— Oui, me dit-il d’un ton calme, quoique ses yeux fussent brillants de colère, oui, Phyllis, j’ai tout entendu.

Je ne répliquai rien, étant bien incapable de proférer un son.

— Ainsi, continua-t-il avec amertume, vous ne m’épousez que pour mon argent ! Ainsi, au bout de six mois, je n’ai pas réussi davantage à toucher votre cœur ! Alors qu’il est plein d’une prévoyante tendresse pour chacun des vôtres, il n’y a aucun sentiment d’affection pour celui à qui vous avez engagé votre foi !

— Eh bien ! renoncez à moi, si vous me jugez ainsi, lui dis-je avec un sentiment de défi. Je vous rendrai votre parole.

— Non, je ne renoncerai pas à vous. Je vous épouserai malgré votre indifférence, j’y suis plus décidé que jamais.

— Si c’est pour me rendre horriblement malheureuse…

— Vous, malheureuse, par moi ? Ah ! Phyllis, dit-il d’un ton douloureux qui m’émut de pitié, vous ne pouvez donc pas comprendre à quel point je vous aime !

Je sentis que j’allais me mettre à pleurer, mais je fis un effort pour retenir mes larmes et demeurai tête baissée devant lui.

— Phyllis, dites-moi bien sincèrement si vous désirez, m’épouser ? me demanda-t-il brusquement. Il ne serait pas trop tard pour vous raviser ; répondez-moi avec franchise.

Je lui répondis très doucement :

— Oui, je le désire. Je serai plus heureuse avec vous qui êtes si bon pour moi, si indulgent, que je ne le serais avec n’importe qui. Mais il va sans dire que, si c’est vous qui n’y tenez plus…

Mark prit ma main.

— Pour gagner votre cœur, Phyllis, je donnerais avec joie tout ce que je possède. Peut-être, fit-il avec un triste sourire, avec le temps, un jour viendra-t-il, où vous me jugerez digne d’être placé dans vos affections au même rang que Billy, Roland et les autres ?

Je ne pus encore retenir mes sanglots, de contrition cette fois, et je fouillai dans ma poche pour prendre mon mouchoir.

Inutile de dire qu’il n’y était pas, ce que voyant, mon fiancé sortit le sien et essuya lui-même mes larmes amères.

— Pourquoi ne me détestez-vous pas ? m’écriai-je au milieu de mon désespoir. Monsieur Carrington, oubliez ce que vous avez entendu et pardonnez-moi.

— Comment pourrai-je vous pardonner si vous m’appelez monsieur Carrington ?

— Mark, alors, mon cher Mark, pardonnez-moi, implorai-je en frottant ma joue humide contre le drap de son habit de cheval.

« Je vous jure que je ne pensais pas à ce que je disais, car si vous ressembliez seulement à M. Hastings, seriez-vous cousu d’or… je ne vous épouserais pas. Dites, Mark, vous me pardonnez ?

— Oui, ma chère petite fille. Seulement, je trouve que vous me devez une réparation pour le chagrin que vous m’avez fait.

— Oui, peut-être… Eh bien ! quelle pénitence allez-vous m’infliger ?

— C’est que vous m’embrassiez la première. Je ne crois pas, Phyllis, que vous m’ayez, jamais donné un baiser que je n’aie été obligé de mendier.

Je répliquai de grand cœur :

— Oh ! oui, tout de suite.

Et je me jetai dans ses bras.

Si j’avais été une coquette accomplie, ménageant ses effets, je n’aurais pas obtenu, par mes artifices, de succès plus complet que n’en eut cet innocent baiser.

Il sourit d’un air ravi, mais, me retenant, et d’un air très sérieux, il ajouta :

— Ceci ne sera pas tout comme pénitence. J’étais venu dans l’intention de vous demander d’abréger mon supplice.

« Et cette petite scène me prouve que je n’avais pas tort. Si réellement vous n’avez pas de répugnance à m’épouser…

— Mais non, vous pas plus qu’un autre, je vous assure !

Bon ! je l’avais encore blessé, je m’en aperçus à l’air chagrin qui assombrit ses traits.

Passant mes bras autour de son cou, je murmurai :

— Ne soyez pas trop malheureux… Quelque chose me dit que je finirai par vous aimer ; mais il faut être très patient avec moi. Je vous jure que j’aime mieux vous suivre plutôt que de rester à la maison… surtout après ce qui s’est passé ce matin.

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Hier, papa a reçu une lettre de ses sœurs… ma tante Pricilla demandait que Dora vint passer un mois auprès d’elle.

— Oui. Eh bien ?

— Dora répondit que cela l’ennuyait et que je devais y aller à sa place… et naturellement papa fut aussitôt de son avis… et alors, Mark, je me suis rebiffée.

— Comment dites-vous, chérie ?

— Rebiffée, révoltée. Papa est entré dans une violente colère et… il m’a tiré l’oreille.

Je fis cette dernière confidence à voix basse, mon front enfoui sur son épaule.

Mark caressa doucement mon oreille.

— Cette petite oreille, si jolie, si rose, si petite ? La tirer ! oh !

— Mais, fis-je en relevant la tête d’un air décidé, je n’irai pas à Quamsly, cet horrible pays où l’on ne voit personne sauf mes tantes ! Je ne me laisserai pas devenir une victime !

— Non, certainement. Je ne le permettrai pas non plus !

— Si vous connaissiez ces vilaines vieilles filles, vous comprendriez l’horreur qu’elles m’inspirent. Ce sont les sœurs de papa ; tante Martha a des verrues et tante Pricilla des yeux qui louchent et le menton pointu… pointu ! comme son caractère.

« J’aimerais mieux mourir que d’y aller ! Oui. Je préfère encore vous épouser tout de suite !

Je ne compris la portée de ma sottise qu’en voyant mon fiancé pâlir et reculer.

— Phyllis, me dit-il à demi-voix, il est bien triste pour moi que la pensée de notre mariage vous déplaise autant.

— Non, non, ne croyez pas cela ! m’écriai-je toute repentante. Pensez combien j’ai été énervée depuis hier soir… Il me tardait de vous voir pour tout vous raconter… Je pensais bien que vous seriez mon refuge.

— Vous êtes mon enfant chérie, dit-il en caressant les boucles folles de mon front, mon bien le plus précieux. Je ne veux pas qu’on vous maltraite. Phyllis, voulez-vous fixer notre mariage à deux mois ? Deux mois seulement !

Je tressaillis.

Il ajouta :

— Nous serons au mois de septembre et vous aurez dix-huit ans. Si vous voulez, ce sera le jour anniversaire de celui où je vous découvris perchée dans le noisetier ?

Cette idée me sourit et, sans dire ni oui ni non, je lui répondis :

— Allez parler à papa.

— Venez-y avec moi, Phyllis, j’aurai plus de courage.

La main dans la main, nous nous dirigeâmes vers l′antre du dragon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut donc, ainsi que nous l’avions décidé, au jour anniversaire de la cueillette des noisettes qu’eut lieu notre mariage.

J’écris ceci au soir de la cérémonie, au moment de quitter la maison paternelle.

Me voici devenue réellement Phyllis Carrington, laissant la Phyllis Vernon des anciens jours fuir et disparaître pour toujours dans les ombres du passé.

Tous les événements de ces dernières semaines me font l’effet d’un tourbillon dans lequel j’ai peine à me reconnaître.

Pour commencer, mère m’emmena à Londres où elle me remit entre les mains d’une couturière célèbre, grande femme aux yeux perçants, qui me gronda, m’étira, me serra, me tapota et enfin me mesura à tel point que j’en oubliai ma propre identité pour ne plus voir en moi qu’un nombre incalculable de centimètres et de mètres !

Cendrillon se transformait, elle allait devenir princesse.

Transportée de joie, j’essayai successivement toutes mes robes neuves devant le grand miroir de maman.

Ma robe de mariée, satin blanc et dentelles de Bruges, est, selon le cliché habituel, une merveille de grâce et de légèreté.

Roland a été garçon d’honneur avec Jenny Hastings, tout en rose, et je puis affirmer qu’il n’a pas trouvé la journée longue.

Mon Billy m’apporta, avec des larmes plein les yeux, un ravissant lapin blanc qu’il soignait avec amour depuis six mois, en vue de notre séparation.

— Il partira aussi pour Strangemore, me dit-il, la voix chevrotante, bien qu’il ne voulût avoir l’air de rien. En le regardant tous les jours, tu pensera à moi.

Je me jetai dans les bras de mon frère chéri, au risque d’étouffer le lapin pressé entre nous et, pendant quelques minutes, nous pleurâmes tous les deux sans rien dire.

Dora accepta assez froidement, comme une personne qui ne tient plus à rien, d’être ma première demoiselle d’honneur.

Les autres étaient : les deux misses Hastings, la sœur de M. de Vere et des cousines de Mark.

Un grand ami de mon mari, sir Francis Garlyle, agissait comme grand maître des cérémonies.

À l’aurore de cette mémorable journée, je me levai et fis seule la plus grande partie de ma toilette.

À huit heures, Ketty frappa à ma porte. Elle me remit un lourd paquet cacheté sur lequel je lus ces mots, écrits par mon fiancé : « Avec ma profonde tendresse ».

Je l’ouvris.

C’étaient tous les diamants des Carrington remontés à neuf et mis à ma mesure : colliers, bagues, bracelets et diadème, plus beaux et brillants que jamais.

Enfin, nous partîmes pour l’église, moi parée comme une châsse, tout mon cortège derrière moi, et, en ce jour de septembre plein de soleil resplendissant de fleurs, de chants d’oiseaux, avec les claires toilettes passant au milieu des haies fleuries, l’on eût dit vraiment le cortège d’une reine.

Une heure plus tard, les paroles définitives étaient prononcées et l’anneau emblématique brillait à mon doigt.

Pour la dernière fois, je signai : Phyllis Vernon.

Sir Francis Garlyle venant au-devant de moi, dans la sacristie, baisa ma main et, en attachant à mon poignet un bracelet serti de brillants, il me dit :

— Daignez accepter mes hommages et tous mes vœux de bonheur, mistress Carrington.

Je tressaillis en entendant résonner à mes oreilles mon nouveau titre. Dans mon trouble, je pus à peine le remercier.

Mariée, moi, Phyllis, qui hier encore jouais à la poupée !

Me voici devenue une dame, j’irai habiter le beau château… Mes robes de velours et de soie traîneront dans les allées du parc !

Mais, en sortant de l’église, appuyée au bras de mon mari pâle de bonheur et d’émotion, je ne pouvais le croire encore.

Et, lorsque, avec lui seul, je montai en voiture, je ne pus m’empêcher de lui demander :

— Est-il possible, Mark, que nous soyons mariés ?

Il me dit avec son tendre sourire :

— Mais oui, je le crois. Et passant son bras autour de ma taille, il m’embrassa doucement.

« Maintenant, chère aimée, murmura-t-il, nous allons être heureux, la vie entière !

Déjeuner, toasts, discours, tout cela passa devant mes yeux comme en un rêve.

Les invités nous ont quittés, mon mari est en bas qui m’attend en compagnie des membres les plus proches de la famille, et je griffonne ces lignes sur mon petit cahier, en toilette de mariée, attendant que Ketty vienne m’aider à passer ma robe de voyage.

Ce sont les dernières de ma vie de jeune fille, les dernières aussi du petit cahier. J’ai pris goût à sa société. Ainsi que l’espérait mère, il m’a aidée à réfléchir, il m’a appris à raisonner, mais son temps est fini.

Tout à l’heure, Phyllis Carrington quittera sa maison, ses amis, les lieux qui ont vu son enfance, pour s’en aller vers l’inconnu.

Adieu, cher petit cahier !