Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 67-82).

III


Je constate avec plaisir que tous mes hôtes — lady Blanche exceptée — sont charmants avec moi, car je ne gêne aucun de leurs flirts pour aussi apparents qu’ils soient.

Cependant, je me permis l’autre jour, me trouvant seule avec Lilian, de faire allusion à sa coquetterie, amusante tant elle est naïve et ouverte.

Elle me répondit, avec cet air de franchise qui la rend sympathique :

— Que voulez-vous ! Coquette je suis née, coquette je mourrai.

« Je vous scandalise, n’est-ce pas ?

— Pas trop. Croiriez-vous que moi, je n’ai jamais flirté ?

— Est-il possible ? C’est sans doute pour cela que vous êtes une si étrange et gentille petite femme. Mais je crois que, si cela vous chante, vous pourriez vous en donner le plaisir, car cela ne fait de doute pour personne que sir Francis est très épris de vous.

Je ne pus m’empêcher de rougir en répondant :

— Quelle sottise, Lilian ! Sir Francis est un très ancien ami, il m’a connue quand je portais encore des robes courtes, ainsi…

— Naïve Phyllis ! Quand je serai mariée je vous prendrai pour modèle, sage petite matrone.

— Quand vous marierez-vous, Lili ?

Une ombre de tristesse passa dans ses grands yeux. Mais aussitôt elle secoua la tête et dit en riant :

— Jamais, probablement. Oh ! c’est toute une histoire que je vous conterai un autre jour.

Là-dessus, elle fit une pirouette et s’en alla tourmenter le malheureux Chip.

Pendant ce temps, Dora profite de son mieux de l’occasion.

Elle va vite en besogne, ma chère sœur, elle court presque, et ce sont les marches de l’autel qu’elle a prises pour but de sa course. Sa victime, le pauvre Ashurst, n’a plus d’yeux, d’oreilles, et de souffle que pour elle.

Venu à Strangemore pour chasser, il refuse de suivre ces messieurs pour s’attacher au sillage de ma sœur.

Le désir de plaire, l’excitation de cette lutte, prêtent au visage de Dora une animation inusitée qui la rendent encore plus charmante.

De son fauteuil, maman suit avec satisfaction le petit manège innocent de sa fille. Marier richement Dora a toujours été son vif désir, et qui sait si… cette fois-ci… ?

Toutes ces idées me tournant dans la tête, à mot aussi, je voulus en parler un peu librement avec Mark et allai le chercher en son repaire, c’est-à-dire dans sa salle d’armes qui contient une collection complète de fusils, épées, fouets, éperons, etc., etc.

Lorsque j’y entrai, je le trouvai penché sur son meilleur fusil, un fusil neuf qu’il ne permet à personne de toucher. À l’aide de la plus grosse épingle que j’aie jamais vue, il essayait d’enlever quelques grains de poussière logés dans les fentes.

Il était encore rouge d’animation, et, en me voyant, il s’écria d’un ton irrité :

— Phyllis, avez-vous une toute petite épingle ?

« Je ne peux pas comprendre, fit-il en jetant rageusement la sienne, pourquoi on en fabrique de cette taille.

« Elles ne peuvent être de la moindre utilité pour nettoyer un fusil.

— Peut-être, dis-je, ne les a-t-on pas faites spécialement pour cet usage.

Je détachai de ma ceinture une épingle de taille raisonnable, Mark s’en saisit avec avidité et retourna aussitôt à sa tache.

Assise auprès de lui, je me contentai, durant quelques minutes, d’être le témoin muet de ses efforts.

— Mark, fis-je enfin, je ne trouve pas George Ashurst aussi stupide que cela.

— Que quoi, ma chérie ?

— Que vous l’aviez dit.

— Je vous l’avais dit ? Ah !…

Il parle, mais je vois que toute la pensée de mon mari est concentrée sur ce bienheureux fusil.

— Oui, vous me l’avez dit. Rappelez-vous ! Vous disiez qu’il n’était pas brillant, ce qui signifie la même chose.

— La même chose que quoi ?… Ah ! oui, oui, oui, j’y suis ! Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Le trouvez-vous brillant ?

— Non, mais il sait causer assez gentiment, et, en somme, il est aussi agréable qu’un autre.

— Je suis enchanté qu’il vous ait donné si bonne opinion de lui. Ashurst est un de mes bons amis… Et après tout, est-ce si important qu’un garçon n’ait jamais rien pu connaître au grec ou au latin, et qu’il ait échoué à tous ses examens ?

— Mais, je suis convaincue que, s’il l’avait bien voulu, il aurait réussi. Et, tenez — je baissai la voix, bien que nous fussions seuls — je crois qu’il conviendrait on ne peut mieux à Dora.

— Ah ! ah ! Je suis de votre avis : d’autant que Dora n’a pas inventé la poudre non plus.

— Vous vous trompez, Dora est très intelligente : elle sait lire des romans, broder au petit point, faire du crochet et un tas d’autres choses beaucoup mieux que moi.

— Vrai ? Mais alors, c’est peut-être vous qui n’êtes pas très intelligente.

Je me levai et, me dirigeant vers la porte avec dignité :

— Mark, dis-je, vous êtes grossier, je ne reste pas avec vous.

— Si vous voyez Ashurst, me cria-t-il, dites-lui que je voudrais lui parler.

— Oui, et je lui répéterai que vous avez dit qu’il était un cancre au collège.

— Dora et George sont les deux personnes les plus spirituelles, les plus intelligentes que j’aie jamais vues, dit-il en riant. Êtes-vous contente ? Votre Majesté est-elle apaisée ?

— Personne ne vous demande de mentir, monsieur.

— Mais je ne mens guère, je vous l’affirme, en disant que Dora est intelligente, car je connais au moins vingt jeunes filles qui se sont données un mal inouï dans l’espoir de devenir lady Ashurst et aucune n’en a jamais été aussi près que votre sœur l’est aujourd’hui.

— Il ne lui a pas encore demandé de l’épouser.

— Cela viendra. Tout le monde peut voir qu’il n’a qu’elle en tête, et je ne crois pas… (je vous en demande bien humblement pardon), je ne crois pas que sa tête résiste à une forte pression. Je jurerais qu’avant la fin de son séjour ici il sera à ses pieds.

— Que je suis contente ! Et que maman le sera aussi ! Mark, je vous pardonne, mais, à l’avenir, je vous défends de vous moquer de moi.

— Me moquez de vous !… petite aimée ! Vous voyiez bien que je plaisantais. J’avais tant envie de voir la jolie moue que vous faites quand vous êtes en colère ! Mais vous êtes la petite femme la plus spirituelle, la plus séduisante, la plus… etc.

Je me sentis enfin apaisée. Le fait que Mark partageait mon espoir me fit tant de plaisir que je l’embrassai de tout cœur et, me rasseyant, je consentis à prendre sur mes genoux l’extrémité du fusil et à le tenir ferme tandis qu’il frottait le canon de haut en bas avec un morceau de flanelle rouge horriblement graisseux.

Après dix bonnes minutes de ce monotone exercice, ne pouvant me flatter que mon mari en aurait bientôt fini et commençant à perdre patience, je me permis de hasarder :

— Croyez-vous qu’il devienne jamais plus brillant qu’en ce moment ? Cela me paraît impossible.

— Oh ! à la rigueur, cela peut suffire ! Merci.

Il reprit le fusil, et il le regardait avec tendresse avant de le remettre dans son étui.

— Ah ! Phyllis, je voulais vous dire : j’ai reçu ce matin un mot d’un de mes amis qui m’annonce son retour en Angleterre. Je lui ai écrit pour le prier de venir.

— Vous avez bien fait. Qui est-ce ?

— Lord Chandos.

— Quoi ! m’écriai-je, effrayée, un lord véritable ? Un vieux monsieur intimidant ! Oh ! c’est fini de rire et de nous amuser… Est-il bien vieux et bien ennuyeux ?

— Extrêmement. Il a un an de plus que moi et vous m’avez dit un jour que vous me trouviez très, très vieux !

« Non, Chandos n’est pas intimidant : c’est un très gentil garçon. Je vous dirai, du reste, qu’il se trouve dans les honneurs depuis peu de temps.

« L’automne dernier, il n’était encore que le capitaine Everett et possédait une fortune insignifiante, quand la Providence, sous la forme d’un yacht mal construit, fit naviguer, sombrer et engloutir un vieillard et deux jeunes gens. Voilà grâce à quoi le lieutenant Everett, petit cadet sans fortune, est devenu le richissime lord Chandos.

— Quel roman ! Je devrais plaindre ces pauvres jeunes gens noyés, mais je suis enchantée pour votre ami. Avec une histoire pareille à son actif, s’il est beau et agréable…

— Je ne sais pas, cela dépend des goûts. Vous pourriez encore vous fâcher… puisque vous trouvez Ashurst séduisant. Tout ce que je puis dire, c’est que Chandos plaît beaucoup aux femmes. Que diriez-vous, petite fée, si je vous proposais de donner un bal ? Nous devons plusieurs politesses aux gens du Comté…

— Un bal ! Oh ! quelle bonne idée ! Je n’y suis jamais allée de ma vie. Enfin, je verrai un bal et ce sera chez moi ! Mark ! que je suis contente de vous avoir épousé !

Il se mit à rire de l’air un peu contraint qu’il prend quand je lui dis quelque sottise… Et je me hâtai d’ajouter :

— Je serais si ingrate, Mark, de ne pas vous être reconnaissante pour toutes les bontés que vous avez envers moi !

— Reconnaissante… seulement ?

Je lus un doux reproche dans son regard.

— Mais aussi, je vous aime, beaucoup, beaucoup !

« Oh ! dites, Mark, serait-il possible que Billy puisse venir pour ce bal ?

— Nous essaierons. Allons, courez vite demander à Blanche de vous aider à dresser une liste d’invitations. Elle connaît tout le monde que je souhaite inviter, elle vous sera une aide précieuse.

— C’est en tout et toujours que Blanche doit m’être une aide précieuse, sauf cependant quand il s’agit de m’être agréable. À chaque instant, vous dites : Blanche sait faire ceci, Blanche saurait dire cela… À vos yeux, elle est la perfection.

« Non, je ne lui demanderai pas de m’aider… je la déteste !

— Mon Dieu ! qu’a-t-elle fait pour mériter un pareil malheur ?

— Rien, mais je la déteste quand même.

« Quand je suis à côté d’elle et qu’elle me parle, j’ai l’impression d’être un petit chat que l’on caresse à rebrousse-poil. Voilà !

Je voulus me sauver pour aller annoncer à Lilian la grande nouvelle.

Dans le mouvement que je fis, le précieux fusil, accroché, faillit rouler à terre. Mark se pencha brusquement pour le saisir et une lettre, qui devait être dans la poche de sa vareuse, glissa, tomba sur le parquet.

Il était si occupé à remettre son fusil dans sa gaine, ou à l’examiner en tous sens, qu’il ne s’en aperçut pas.

J’ai des yeux de lynx.

Sans bouger de place, je pus lire la première ligne qui s’étalait en grosse écriture masculine sur la feuille entr’ouverte :


« 10 décembre 19…

« Cher ami. Je viens enfin de recevoir les nouvelles d’Amérique que vous… »

Je me sentis pâlir. Cependant je réussis à dire d’une voix calme :

— Mark, vous avez perdu un papier… voyez donc.

Il se baissa très vite, regarda, poussa la lettre du pied et dit d’un ton indifférent :

— Ce n’est rien, une vieille lettre sans importance.

Je faillis lui crier :

— Ce n’est pas vrai ! Elle est datée de la semaine dernière… Ne la trouvant peut-être pas assez loin de moi, il en fit une boule qu’il envoya au bout de la pièce.

Puis il se remit nerveusement à frotter son fusil… J’ouvris la bouche pour parler… Je n’osai pas… Troublée, chagrine, je sortis sans ajouter un mot.

. . . . . . . . . . . . . . .

Toute la soirée d’hier et la longue journée d’aujourd’hui je ne pus trouver un instant de solitude pour me recueillir et mettre un peu d’ordre dans mes pensées.

En sortant du cabinet de Mark, j’avais la tête en feu, je sentais mes jambes flageoler et, la main posée sur la poignée de la porte, je restai là, figée, hésitant à rentrer pour me jeter dans ses bras, pour lui crier :

— Montrez-moi cette lettre, je veux la voir, j’en ai le droit, tout doit nous être commun… Pourquoi me mentez-vous, ce n’est pas une vieille lettre et j’ai vu trembler vos mains comme vous repreniez votre fusil. Vous avez détourné la tête, évité mes yeux… Oh ! Mark, donnez-la-moi, même si je dois en souffrir. Je préfère cela à ce doute affreux…

Oui, j’aurais dû rentrer, lui dire tout cela d’une haleine et peut-être que…

Non ! Il m’aurait prise dans ses bras comme on tient un enfant. Il m’aurait caressée, cajolée, m’aurait appelée sa petite fille aimée, m’aurait suppliée de revenir à la raison, de ne pas me monter la tête pour des riens et il ne m’aurait pas montré sa lettre…

Alors je suis partie tout à coup, me sauvant comme si j’avais commis un crime.

J’aurais voulu être seule, tranquille en rentrant dans ma chambre ; mais Anna m’attendait déjà pour me passer ma toilette de dîner.

Pondant qu’elle m’habillait, une idée me vint soudain : si cette lettre était réellement sans aucune importance, Mark la laisserait où elle était, c’est-à-dire dans le coin de la fenêtre, à demi cachée par le rideau.

S’il y avait du danger à ce qu’elle fût trouvée, aussitôt après mon départ il l’aurait ramassée.

Mais comment retourner à la salle d’armes sans qu’il s’en aperçût ? Comment le faire, surtout, avant qu’aucun des domestiques n’entrât dans la pièce ?

Le valet de chambre de Mark pouvait la relever par habitude d’ordre…

Anna finissait de me recoiffer lorsque j’entendis, de l’autre côté de la cloison, la voix de mon mari.

Il changeait de vêtements pour le dîner.

Aussitôt, me retournant :

— Assez, Anna, dis-je, ma toilette est finie.

Et je m’échappai très vite, laissant cette fille ébahie.

J’eus la malchance de rencontrer Lili en descendant l’escalier ; elle remontait à sa chambre.

— Où allez-vous, Phyllis ? vous courez comme si le feu était à la maison… Et vous êtes à moitié coiffée, petite folle, vos mèches pendent de tous côtés.

J’essayai de sourire.

— C’est une nouvelle coiffure que j’inaugure ce soir. Allez vite vous habiller, Lilian, vous êtes en retard.

— Alors, dit-elle en me saisissant par le bras, venez m’aider, cela ira plus vite. Nous bavarderons un peu.

— Impossible, Lilian, pardonnez-moi, j’ai un ordre à donner et c’est très pressé.

— Vous le donnerez plus tard.

— Non, c’est de la part de Mark, cela ne peut attendre.

Je m’échappai enfin, toute honteuse de mon mensonge, et courus à la salle d’armes.

Je craignis une seconde qu’il n’eût fermé la porte à clef.

Elle était ouverte.

Je tournai la poignée et y pénétrai comme une voleuse.

La pièce était toute noire.

Je tournai le bouton de l’électricité et me précipitai dans le coin…

Elle n’y était plus !

Je cherchai de tous côtés, espérant que peut-être le bouchon de papier aurait pu rouler ailleurs… sous les meubles même ; sans égard pour ma robe de soie et de dentelles je me mis à genoux pour mieux voir.

Rien ! rien !

Il l’avait ramassée.

Je restais là, anéantie, quand la cloche du dîner sonna. Et, le cœur oppressé, je sortis de la salle, ayant presque des larmes dans les yeux.

Dans le couloir, je rencontrai Walter, le valet de mon mari, qui descendait de l’étage supérieur, son service terminé.

— Monsieur est-il descendu au salon ? lui demandai-je.

— Oui, madame, à l’instant.

J’hésitai, puis me décidant à parler :

— Ah ! à propos, Walter, j’ai perdu une lettre froissée cet après-midi dans la salle d’armes. L’avez-vous ramassée ?

— Non, madame. Je ne suis pas entré dans la salle depuis hier soir… Mais, si Madame le désire, je vais voir…

— Non, non, dis-je vivement. C’est inutile, elle n’y est pas.

J’entrai au salon où tout le monde était déjà rassemblé.

Dès l’entrée, je vis le regard de Mark qui semblait me reprocher mon retard.

Je détournai la tête et pris le bras de Francis Garlyle qui s’inclinait devant moi.

Il me fut impossible, pendant tout le dîner, de chasser tout à fait les pensées qui m’assiégeaient ; cependant, sir Francis redoublait d’amabilité et d’esprit. Tous mes hôtes, enchantés de la perspective du bal, en causaient et donnaient leur avis sur une grave question qui, surtout, passionnait les jeunes filles.

Était-il convenable de donner un bal costumé aux environs de Noël ?

Ce serait tellement plus joli et plus amusant !

— Phyllis, donnez votre avis, me dit Lilian à travers ta table. Vous savez que votre époux ne peut rien vous refuser, si vous le lui demandez avec vos petites façons irrésistibles.

— Phyllis sait, dit mon mari, que je serai trop heureux de satisfaire son désir.

Il me souriait, cherchant mon regard.

Mais je me tournai subitement du côté de maman.

— Vous, mère, décidez, lui dis-je, puisque c’est une question de convenances.

« Peut-on donner un bal costumé en cette saison ?

Mère regarda Dora qui lui fit un léger signe de tête et elle répondit :

— Mais pourquoi pas ? Un bal costumé amuse toujours La jeunesse. Du reste, laissez vos invités libres d’être costumés ou non.

La question était tranchée, bientôt l’on ne parla plus que déguisements ; Arlequins et Arlequines, bouquetières et marquis Louis XV, sylphides, fées, déesses ou pantins.

Et pendant ce temps, je me répétais avec insistance :

— Pourquoi m’a-t-il menti ?…

« Pourquoi a-t-il ramassé cette lettre ?

… Sans pouvoir trouver d’autre réponse à ces questions que la preuve évidente de la volonté ferme qu’avait mon mari de me cacher le mystère de sa vie en Amérique.

À la fin du dîner, je surpris les yeux de Mark fixés sur moi, il m’examinait depuis un moment.

— Phyllis, fit-il à mi-voix en se penchant, êtes-vous souffrante ?

Je répondis par un signe négatif.

Aussitôt, Lilian, qui avait entendu, s’écria étourdiment :

— Souffrante, Phyllis ? Si vous aviez vu avec quelle vivacité elle courait ce soir dans l’escalier, vous ne l’auriez pas trouvée malade.

— Ah ! ah ! fit Mark, où courait-elle si vite ?

— Il s’agissait d’une commission que vous lui aviez donnée.

— Une commission… moi ! À vous Phyllis ?

Je préférai éviter son regard, et, parlant à Lili, je lui dis vivement, tout en rougissant jusqu’aux oreilles :

— Qui vous a parlé de commission ? vous perdez la tête, Lili.

Puis, me souvenant tout à coup du système de mon mari.

— Oh ! dites-moi donc, petite amie, quel costume vous choisirez ?

« Ne croyez-vous pas qu’en Folie, rose et bleue, avec des grelots partout, partout, ce serait ravissant ?

Un peu plus tard, dans la soirée, Lilian s’approcha de moi comme je passais sur la terrasse pour baigner mon front brûlant dans la fraîcheur nocturne,

— Êtes-vous folle, Phyllis, en plein décembre, sortir ainsi, les bras nus ?

— Je voulais rentrer dans la serre par l’autre porte, mais à cause de vous qui avez une robe de tulle, passons par le hall.

— Ah ! qu’importe ! fit-elle avec un joli haussement d’épaules qu’elle a quelquefois, il y a des moments où je vous jure que je suis lasse de la vie. Attraper une fluxion de poitrine et mourir, ce serait vraiment la meilleure solution.

— Pour parler comme vous le faites, il faut avoir des raisons sérieuses d’être dégoûtée de l’existence.

— Qui vous dit que ce n’est pas mon cas ? Vous qui êtes une femme adorée, qui possédez le meilleur es maris et qui, à dix-huit ans, avez trouvé le Prince charmant, vous ne pouvez même imaginer les peines qui…

Un gros soupir termina sa phrase.

L’énumération des bonheurs qui composaient ma félicité présente amena aussi un soupir sur mes lèvres.

Un silence puis, tout à coup :

— Phyllis, me dit mon amie, j’ai commis ce soir une horrible gaffe et j’ai mille excuses à vous faire…

— Ne parlons pas de cela, dis-je, gênée au souvenir de mon mensonge. J’avais réellement quelque chose de très pressé à faire avant le dîner et… j’ai pris le premier prétexte qui m’est venu à l’esprit pour m’échapper plus vite. C’est plutôt à moi de m’excuser…

— Votre mari est si bon qu’il vous excusera aussi, dit Lilian. Mais parlons de votre bal et des apprêts que nous allons faire. Il faudra décorer la grande salle…

Nous parlâmes longuement sur ce sujet, ensuite nous exprimâmes des opinions aussi malicieuses que piquantes sur tous les membres de notre petite société et, juste au moment où nous reprenions haleine pour taper sur un nouvel infortuné, la porte de la serre donnant sur le jardin s’ouvrit doucement, puis, un homme jeune, élégant, mince et élancé se dirigea droit vers nous.

La serre était dans une demi-obscurité, seuls les rayons d’une lune brillante passant au travers des vitrines y filtrait des teintes bleues.

En voyant paraître cet homme, nous nous étions levées. Dans mon saisissement, je pris la main de ma compagne, ne me sentant pas trop rassurée.

On y voyait assez pour distinguer les traits de l’inconnu.

Soudain, je sentis frémir la main qui serrait la mienne et Lilian murmura :

— Lord Chandos… lui !

Je m’avançai, rassérénée, au-devant du nouveau venu.

— Lord Chandos, je crois ? Nous ne vous attendions pas aujourd’hui, votre arrivée est une agréable surprise. Mon mari, M. Carrington — il me fit un grand salut — m’a dit qu’il vous avait écrit il y a quelques jours…

— J’ai reçu sa lettre, en effet, et, me trouvant libre, par hasard, j’ai sauté dans le premier train venu. J’ai dîné à Carston et suis arrivé jusqu’ici à pied, n’ayant pas trouvé de véhicule à cette heure avancée. J’arrive ici comme un revenant, madame, et vous en fais mille excuses.

— Tous les amis de mon mari sont les bienvenus… Mais permettez-moi de vous présenter…

Je m’étais retournée au froufrou du tulle et de la soie. Lilian m’avait rejointe.

— Non, Phyllis, me dit-elle, puis, tendant la main :

« Comment allez-vous, lord Chandos ? J’espère que vous ne m’avez pas tout à fait oubliée ?

Pendant une seconde leurs yeux se rencontrèrent. Une seconde seulement… Lili souriait.

Était-ce la lueur incertaine des rayons de lune qui rendait son beau visage si pâle ? Ses yeux étincelaient, grands et sombres, mais sa voix qui résonnait gaîment dans le silence de la serre était aussi ferme qu’à l’ordinaire.

Le grand jeune homme recula un peu et s’inclina profondément.

— Je ne me doutais pas que j’aurais l’honneur de vous rencontrer ici, mademoiselle, dit-il avec une politesse étudiée.

Lili laissa échapper son rire harmonieux.

— Vraiment ? Alors nous sommes aussi étonnés l’un que l’autre. Je vous croyais encore à l’étranger, en France ou en Italie.

— J’en suis revenu la semaine dernière. Se tournant vers moi, lord Chandos demanda vivement :

— Carrington se porte bien, je l’espère ?

— Très bien, je vous remercie. Voulez-vous me suivre ? Nous allons aller à sa recherche.

Je le fis passer par le hall brillamment illuminé.

Par les portes ouvertes du grand salon, il aperçut mon mari qui, apparemment, me cherchait et vint à notre rencontre, tout épanoui.

— Ah ! Chandos, s’écria-t-il, que je suis heureux de vous voir ! Quel bon vent vous amène si vite ?

Il l’entraîna, tandis que je m’esquivais au bras de Lilian.

En entrant dans le petit salon, j’aperçus lady Blanche, presque allongée sur un fauteuil bas, qui parlait vivement à sir Francis, debout devant elle.

En me voyant, elle s’arrêta de parler et me dévisagea, tandis que j’approchais… Je sentis, en frôlant ses jupes étalées, les effluves d’un exquis parfum.

Ses doigts blancs, chargés de bagues, jouaient négligemment avec un grand éventail de plumes.

Chacun de ses mouvements était une essence… une grâce. Longuement, son regard me suivit, il me donnait une gêne indéfinissable et je fus heureuse d’arriver dans le coin de la jeunesse, pour m’en sentir délivrée.

Là, trônait Dora.

Son doux sourire tenait en esclavage M. Powell et sir George.

À la grande stupéfaction de ce dernier, c’était à son autre soupirant qu’elle accordait, ce soir, ses plus aimables attentions. Aussi, le pauvre garçon jetait-il à son rival des regards chargés de haine… Ou bien, il jouait à l’indifférence et tâchait de se persuader que, pour cette fois, les attentions de Dora se trompaient d’adresse.

Rassurez-vous, sir George, et ne vous torturez plus l’esprit à ce sujet.

Quand le moment sera venu, votre bien-aimée ne se trompera pas d’adresse et c’est dans votre main que l’astucieuse Dora, à l’air si innocent, posera ses doigts effilés.

Lilian alla s’asseoir sur un canapé, tout près de son amoureux Chip.

Elle n’était plus pâle, bien au contraire.

Les vives couleurs de ses joues faisaient paraître ses yeux plus brillants… Jamais je ne l’avais vue si jolie.

Lord Chandos vint peu après saluer les personnes qu’il connaissait.

Il passa rapidement devant Lilian et ne vit pas seulement la main que lui tendait le pauvre Chip.

Je remarquai que, de toute la soirée, mon amie évita de se trouver auprès du jeune homme et causa avec une gaîté un peu forcée avec son jeune amoureux, étourdi de tant de bonheur.

Vers onze heures et demie, les chasseurs réclamèrent leurs lits et les adieux commencèrent avec les souhaits de bonne nuit.

J’allais tirer mon album de son tiroir à clef quand j’entendis doucement gratter à ma porte.

J’allai ouvrir et me trouvai en présence de Lilian déjà en toilette de nuit, ses beaux cheveux ondulés noués seulement par un ruban, elle me prit les mains et me dit d’une voix basse et précipitée :

— Oh ! Phyllis, pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous l’aviez invité !

— Lord Chandos, naturellement ? Ma chère Lili, Mark ne m’a appris qu’aujourd’hui qu’il lui avait demandé de venir. J’ai été aussi surprise que vous de le voir. Du reste, pourquoi aurais-je attaché la moindre importance à ce que vous le sachiez ou non ? Je ne pouvais pas deviner que vous l’aviez connu autrefois ni qu’il vous était pénible de le revoir.

Lilian prit une chaise basse, elle s’assit devant le feu, tisonna un instant les braises du bout de la pincette, ses grands yeux fixes regardant les hautes flammes, enfin, elle se tourna vers moi.

— Phyllis, fit-elle doucement, je vous ai promis une confidence, je pense qu’il est temps de vous la faire.

Je pris place dans le fauteuil, à l’autre coin de la cheminée.

— Voyons, Lili, dites-moi votre histoire.

— Oh ! elle est courte, et finit mal.

« C’est il y a près de deux ans que je rencontrai lord Chandos dans le monde. Il s’éprit de moi.

« L’année dernière, il m’a demandé de l’épouser. Je l’ai refusé… c’est tout.

« Vous devez comprendre pourquoi nous n’avions pas envie de nous revoir…

— Vous l’avez refusé, ce beau garçon ?

— Oui, ma chère. Souvenez-vous qu’à ce moment il n’était encore que le petit lieutenant Everett, cadet sans fortune et sans espérances, réduit à sa solde, et moi, Phyllis, je suis loin d’être une héritière. En mourant, mon père ne m’a laissé qu’une médiocre fortune, ma mère s’est remariée et ne se soucie guère de moi. Mon oncle James et ma tante sont très bons pour moi, il est vrai, mais je ne suis pas leur fille et si une partie de leur héritage me revient un jour, j’espère que ce sera dans des vingtaines d’années.

« Si j’avais consenti à devenir sa femme, nous aurions connu presque la misère (elle frissonna d’horreur). Pouah ! la misère même avec un homme aimé…

— Vous l’aimiez ?

Elle ne répondit que par un haussement d’épaules et un soupir éloquents en fermant une minute ses beaux yeux, comme pour y enfermer la vision des jours heureux.

— Il a été vraiment gentil à cette époque, reprit-elle au bout d’un moment et, pourtant, je ne le méritais guère, car il faut que je vous l’avoue, Phyllis, j’avais flirté avec lui sans pitié.

« Je savais fort bien que, lorsqu’il en viendrait à demander ma main, je dirais non.

« Pourtant, je l’aimais… mais je ne pouvais me décider à lui déclarer bravement mes intentions et à le renvoyer. Que de souffrances nous aurais-je ainsi épargnées à tous deux !

— Comment cela s’est-il passé ? dis-je, en posant ma main sur la sienne.

— C’est un matin qu’il vint me faire sa proposition, continua-t-elle de sa voix rêveuse, en s’arrêtant de temps à autre, oui, un matin de bonne heure.

« Rien, autour de nous, de sentimental ou de poétique : ni clair de lune, ni fleurs, ni musique. Il était venu me voir parce que nous partions le lendemain pour la campagne…

« C’était en juillet, et nous ne devions pas nous revoir de longtemps. Je me souviens qu’il pleuvait, je crois encore entendre le bruit si triste des gouttes d’eau sur les vitres, il était ému et ne parlait guère… Je faisais à moi seule toute la conversation, puis, sans aucune préparation, il me dit ce qui l’amenait et je lui répondis… ce que je vous ai déjà dit.

Je lui serrai tendrement la main.

— Et ensuite ?

— Eh bien ! c’est alors qu’il a jugé à sa valeur la jeune fille qu’il aimait. Je lui dis que, même si je l’adorais, la pauvreté de sa situation serait entre nous une barrière insurmontable.

« Et, tout en parlant, je me comprimais le cœur pour ne pas lui dévoiler le trouble que je ressentais.

« Oh ! ce qui est bien certain, c’est que quand il me quitta, il connaissait à fond et il méprisait celle qu’il avait cru aimer.

« Il me déclara qu’il s’attendait d’ailleurs à un refus et savait bien qu’il n’aurait pas dû aspirer à ma main.

« Il ne me blâmait pas, et ne me demanderait jamais de revenir sur ma parole. Mais, en parlant, ses lèvres tremblaient ; il était pâle comme la mort ! Je me raidis, j’avais résolu de ne pas céder.

« Mon Dieu, fit-elle avec agitation en se levant pour marcher dans la chambre, qu’auriez-vous fait à ma place ?

— Je crois que j’aurais cédé… Quoique, il est bien difficile quelquefois de se mettre à la place des autres… Ainsi, l’autre jour… Lili, vous m’écoutez ?

— Oui, oui, parlez. Vous disiez : « l’autre jour… » Que vous est-il arrivé ?

— Non, pas à moi, dis-je en rougissant, c’était une jeune femme dont on me contait l’histoire.

« Mariée à peine depuis quelques mois, elle découvre que son mari a eu une liaison avant son mariage, il lui en fait un mystère, lui interdit d’y faire la moindre allusion, et cependant il continue à recevoir des nouvelles de…

— De l’autre femme ?

— Oui, par un de ses amis. Elle est… intriguée, indignée, elle ne sait à quoi se résoudre… Vous, Lili, que feriez-vous ?

— Mais, ma chérie, cela dépend des sentiments de la jeune femme envers ce mari volage.

— Il n’est pas volage, il l’adore, c’est le meilleur des maris, et cependant…

Lilian me regardait si fixement que je baissai les yeux.

— Cependant, il ne peut éloigner l’ancien souvenir, finit-elle, à moins que ce ne soit l’ancien souvenir qui ne se cramponne à lui. Il y a des femmes, vous savez, qui n’admettent pas qu’on les oublie. Eh bien ! ce que j’en pense ?

« Si j’avais aimé mon mari… d’amour, j’aurais été jalouse comme une tigresse, j’aurais recherché l’autre pour lui arracher les yeux… ou du moins je lui aurais demandé poliment de me rendre « ses » lettres et l’aurais priée avec beaucoup de douceur de laisser mon mari tranquille, si elle tenait tant soit peu à l’existence. Voilà !

« Maintenant, si je n’avais éprouvé pour mon époux qu’une affection raisonnable (elle me regarda encore curieusement, je ne sais pourquoi), puisque vous dites qu’il est le meilleur des maris, je me serais contentée de mon sort, sans rien chercher à savoir, fermant les yeux, même, de peur d’apprendre de trop pénibles choses… Je crois vraiment que c’est là le parti le plus sage… savoir se contenter de son sort tel qu’il est !… Ah ! si j’avais su accepter sans tant de raisonnements celui qui s’offrait à moi il y a deux ans, tout pauvre qu’il me parût…

Elle haussa encore les épaules comme pour prendre en pitié sa sottise.

— Vous ne l’aviez jamais revu jusqu’à ce soir ?

— Non, jamais. Un mois après il partait pour l’Inde, ayant demandé à permuter avec un camarade. Je n’avais plus reçu aucune nouvelle de lui. Et tout à coup on apprit la chance inouïe qui lui arrivait : le titre et cet héritage fabuleux. Il donna sa démission, puis, au lieu de rentrer en Angleterre, il partit pour l’Italie. Aussi, vous pouvez imaginer le choc que je reçus en le voyant paraître ainsi brusquement sous votre toit.

— Je me demande, fis-je rêveuse, comment il se fait qu’après son changement de fortune il ne soit pas revenu vous demander de nouveau.

— C’est parce qu’il savait trop bien comment je l’aurais reçu, me dit Lili en redressant fièrement la tête… J’ai fait contre mauvaise fortune bon cœur et je me suis distraite autant que j’ai pu, pour noyer mes chagrins.

« Et lui, il ne paraît pas avoir trop souffert, n’est-ce pas ! Il n’a jamais eu une mine si florissante… Bah ! fit-elle en secouant tous ses cheveux bouclés, les hommes ne valent pas qu’on se fasse tant de souci pour eux…

Et se tournant vers moi tout d’une pièce :

— Dites bien cela, Phyllis, à votre petite amie qui est adorée de son mari, c’est elle qui a la meilleure part, et diles-lui aussi que je l’envie.

Là-dessus, elle m’embrassa de bon cœur et me quitta.

Il est très tard, cependant je ne puis me décider à me coucher. Cette histoire d’amour me trouble et me laisse pensive. S’ils pouvaient oublier tout ce qui les sépare pendant qu’ils sont ici, et si je pouvais, moi, contribuer à leur rapprochement.

Je cherchai longtemps quels moyens employer, puis l’idée me revint des conseils de Lilian…

— « Si je l’avais aimé d’amour », a-t-elle dit…

Est-ce mon cas ? L’aimé-je ainsi ?

Je m’interroge et suis forcée de me répondre que ce grand amour n’est pas encore venu. Peut-être ne suis-je pas faite pour aimer ainsi… Est-ce égoïsme, dureté de cœur ?

Cependant il y a des personnes que j’aime passionnément. Maman, Billy, le compagnon chéri de toute mon enfance.

Je ne pourrais supporter la pensée qu’il leur arrivât malheur. Et s’il fallait choisir entre l’un d’eux ou Mark… je n’oserais dire qui je sacrifierais.

Je l’aime de cette affection raisonnable dont parle Lilian ; c’est plutôt de la gratitude pour la tendresse dont il m’enveloppe et pour ses mille attentions où je retrouve son amour passionné.

Elle dit vrai, j’ai le meilleur lot, je dois fermer les yeux, éviter de savoir, c’est à ce prix que je garderai mon bonheur et j’en prends la résolution très ferme. Plus jamais, jamais, je ne m’occuperai de cette vieille histoire…

Mais pourtant… comme il sait bien mentir !