Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 29-31).

VI


Le lundi suivant (hier soir), comme j’étais en train de lire dans le petit salon, la brusque entrée de ma sœur me fit tressaillir.

Elle était encore en chapeau et je fus soudain frappée de ses yeux cernés, de ses traits crispés et de sa pâleur.

Plus de roses sur ses joues, elle avait l’air défait, lamentable. Je me levai, tout alarmée, et me précipitai vers elle.

— Dora, que t’est-il arrivé ?

— Oh ! rien, répliqua-t-elle avec un ton d’amertume qui voulait paraître insouciant… ou presque rien !

« Ceci seulement : c’est que Billy avait raison. Je suis maintenant certaine qu’il ne s’est jamais soucié de moi et n’a jamais eu l’intention de m’épouser !

— Quoi ? Qui ?

— Qui ? fit-elle, impatientée, quel autre dans ce trou aurait pu m’épouser, si ce n’est M. Carrington ?

— Comment sais-tu cela ? Qu’as-tu donc entendu ?

— Entendu ? Rien. Mais j’ai vu de mes propres yeux. Il y a une heure environ j’avais mis mon chapeau et étais allée me promener au bord de la rivière, là où une fois tu l’avais rencontré… Mon Dieu… je l’avoue, je me disais que, par chance, je pouvais le rencontrer, moi aussi. En effet, il y était, son affreux chien à côté de lui. Étant encore cachée par les arbres, j’hésitai un moment à poursuivre mon chemin, me demandant si cela n’aurait point trop l’air de rechercher un tête-à-tête, et tandis que j’étais là, ne sachant que décider, il… (la voix de Dora se mit à trembler) il a tiré de sa veste un médaillon en or que je lui ai vu ouvrir et… (le tremblement se termina en sanglot) et il l’a regardé longuement et de tout près comme s’il voulait le dévorer… (Ici, je crus que ma pauvre sœur allait défaillir.) Enfin, il s’est penché tout à coup et il l’a… embrassé ! Et c’était un odieux portrait de femme ! s’écria Dora, à demi suffoquée, en se laissant choir sur un fauteuil sans déployer ses grâces habituelles.

Un soupçon absurde, mais terrible, s’empara de moi…

Un portrait ! Ne serait-ce point ma photographie ? La photo de Carston avec son œil de travers ?

L’instant d’après, intérieurement, je me moquai de cette idée.

Était-il vraisemblable qu’un homme intelligent, tel que M. Carrington, trouvât du plaisir à regarder, à embrasser la photographie d’une insignifiante petite fille ?

Cette réflexion me procura un immense soulagement.

Pendant ce temps, Dora offrait tous les symptômes du plus violent désespoir, et je la contemplais, embarrassée, me demandant quelle consolation lui donner.

Le nez et les yeux de Dora étaient légèrement rougis, je vis bien qu’elle retenait ses larmes de peur d’abîmer son précieux teint ; sa tête inclinée sur son épaule et toutes ses boucles éparses, elle était toujours jolie.

À sa place, j’eusse été affreuse à voir.

Moi, quand je pleure, c’est une avalanche !

Mes larmes tombent comme le déluge, je me mouche à grand bruit, mes yeux se gonflent et mon nez rougit affreusement et puis, quand j’ai pleuré de tout mon cœur, je m’arrête tout à coup, et me sens, après mon explosion, aussi rafraîchie que l’herbe tendre après la pluie.

Mais Dora ne saurait être que charmante et distinguée en toute circonstance.

En dépit du trouble de ma conscience, je me surpris à compter les larmes qui roulaient lentement, tour à tour, sur ses joues, l’une attendant poliment que l’autre lui eût cédé sa place.

Au moment où j’en arrivais au numéro quarante-neuf, Dora reprit d’une voix chevrotante :

— S’il est réellement épris d’une autre, — et comment pourrais-je en douter après ce que j’ai vu ? — je trouve qu’il s’est conduit abominablement envers moi.

— Comment cela ? balbutiai-je.

— Comment ? dit-elle d’un air indigné, alors, pourquoi est-il venu ici tous les jours nous faire des visites interminables ?

« Pourquoi nous faisait-il envoyer des fleurs et des fruits de ses serres ? des lièvres de sa chasse ? s’il n’avait pas d’intentions à mon égard ?

« Si tu n’étais pas aussi bornée que tu l’es, ma pauvre Phyllis, cela te sauterait aux yeux… C’est une action abominable !

— Évidemment, cela me semble étrange. Mais si tu te trompais ? Qui sait si ce n’était pas des cheveux de sa sœur qu’il embrassait par affection ?

— Ah ! quelle sottise ! fit amèrement Dora. Crois-tu que Roland ou Billy mettraient de nos cheveux dans un médaillon pour les embrasser à la dérobée ? Non, te dis-je, cette personne, il la dévorait des yeux, ou il la regardait avec un sourire vague… un sourire idiot !

« Ah ! c’était bien la peine de… de…

Elle eut un gros sanglot et la cinquantième larme s’écrasa sur son corsage.

— Je vais tout dire à papa, reprit-elle avec plus d’énergie.

« Il ne faut pas que nous continuions à faire bonne figure à ce monsieur… Un individu sans cœur qui… qui…

« Oh ! s’il pouvait quitter ce pays et ne jamais y revenir ! s’écria Dora, ses petits poings serrés, je le déteste ! je le hais !

« Je souhaite qu’il n’épouse jamais l’horrible femme du médaillon.

— Moi aussi ! me hâtai-je de répondre. Mais je demeure inquiète.