Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 24-29).

V


Jamais notre propriétaire ne se montra aussi aimable que ce vendredi où il causa longuement avec mon frère Roland. Il fut surtout question de chasse, de pêche, de chevaux et autres sujets sportifs. Roly s’en montrait enchanté.

Dora se conduisait avec une modestie et des manières parfaites. Notre visiteur l’écoutait avec admiration tandis qu’elle parlait.

Me trouvant, à un certain moment, seule auprès de lui dans la serre, je lui remis la photo promise qu’il reçut avec un air content et serra vivement dans sa poche.

La présence de Roland augmentait encore notre entrain naturel. Jamais nous n’avions été aussi gais ni libres de toute contrainte qu’en cet après-midi et M. Carrington parut s’arracher avec peine à notre société.

Au moment du départ, Billy, surmontant toute timidité, demanda à notre hôte s’il ne voudrait pas, un de ces jours, nous emmener en promenade dans son mail.

— Avec le plus vif plaisir, répondit-il. Je suis impardonnable de n’avoir pas songé à vous l’offrir plus tôt ! Préférez-vous deux ou quatre chevaux ?

Il parlait à Billy, mais nous regardait, Dora et moi. Je sautai de joie :

— Quatre ! Oh ! quel plaisir de conduire à quatre ! Et il y aura une trompette et nous passerons dans les villages en faisant beaucoup de bruit.

— Charmant programme ! fit M. Carrington, souriant. Nous inviterons quelques voisins : les misses Hastings, par exemple.

À cette annonce, mon frère aîné, occupé à friser son soupçon de moustache, déclara qu’il serait de la partie avec un réel plaisir. Je crois que la fille de son colonel lui laisse l’esprit assez libre.


C’était aujourd’hui le grand jour, il faut que je vous raconte cette merveilleuse journée.

Notre propriétaire arriva de bon matin, et un léger coup de trompe nous avertit que le mail avec ses quatre bai brun était à notre porte.

Dora, aidée de maman, mettait la dernière main à sa jolie toilette bleue, une robe neuve pour cette circonstance.

Pour moi, j’étais prête depuis longtemps, n’ayant eu qu’à passer l’ancienne vieille robe de Dora, un peu longue pour ma taille, et à brosser mes cheveux rebelles pour essayer de me rendre présentable.

M. Carrington, en nous voyant paraître toutes deux, s’épanouit ; il installa soigneusement Dora sur le siège et grimpa à côté d’elle.

Billy et moi nous perchâmes côte à côte, Roland derrière nous, avec l’intention de changer à l’arrivée de Jenny Hastings que nous devions prendre un peu plus loin.

Le fouet claqua, les chevaux secouèrent gourmettes et grelots. Nous partons ! Du plus loin que je pus la voir j’envoyai mille baisers à maman qui était restée sur le seuil, et des gestes à Martha et à Ketty, bouche bée sur la porte de la cuisine et dévorant des yeux notre superbe équipage.

Pour elles, cela ne fait pas un doute que Dora sera la maîtresse de toutes ces richesses avant trois mois d’ici.

À Rysland, nous enlevâmes misses Anna et Jenny Hastings accompagnées de leur frère, gros garçon infatué de lui-même, mais assez bien élevé, qui vint s’asseoir sur mon banc et s’essaya à des plaisanteries sans beaucoup de sel.

Peu m’importait.

J’avais un superflu de gaîté que je pouvais aussi bien déverser sur lui que sur tout autre. Aussi je me mis à rire, à babiller et à caqueter comme une pie un peu grise… grise d’air et de joie !

Après le déjeuner, animé de la gaîté la plus vive : petits jeux, promenade dans les bois où chacun se groupa suivant sa fantaisie.

M. Carrington ne quittait guère le sillage de la robe bleue portée par ma charmante sœur qui n’avait jamais été si jolie. Plusieurs fois, je surpris ses yeux graves fixés sur moi, tandis que je flirtais avec Henry Hastings, m’amusant follement de ses grâces un peu lourdes.

Inutile de dire que Roland, parfaitement oublieux de la fille du colonel, s’était fait le chevalier servant de miss Jenny, et lui tenait les propos les plus galants.

Un jour comme celui-ci devrait avoir plus de vingt-quatre heures ; mais, à la fin, le soir tombe et voici venue l’heure du départ.

Je marchais en avant avec mon adorateur qui succombait sous le poids des châles et couvertures dont nous l’avions chargé. M. Carrington hâta le pas pour nous rejoindre et me dit d’un air un peu embarrassé :

— Miss Phyllis, il me semble vous avoir entendu dire que vous n’étiez jamais montée sur le siège d’un coach. Voulez-vous y monter au retour ?

Comme c’était gentil à lui de m’offrir cela, alors qu’il devait tant préférer la société de ma sœur !

— Oh ! je vous remercie ! répondis-je en rougissant, mais Dora doit être très contente de vous voir conduire, je serais désolée de prendre sa place ; du reste, j’ai été très satisfaite à l’aller de la place que j’avais et je me suis énormément amusée.

— Oh ! en ce cas… répliqua froidement M. Carrington.

Il se détournait déjà.

— Cela me plairait pourtant beaucoup, dis-je à mi-voix, regrettant déjà mon refus.

— Vraiment ! fit-il vivement, d’un air ravi, alors, venez…

Et bientôt, au grand désespoir de mon gros amoureux, je me trouvai à la place convoitée, M. Carrington auprès de moi.

Les chevaux, las de stationner, étaient fort énervés et pendant plusieurs milles ils réclamèrent toute l’attention de leur cocher qui ne put prononcer une parole.

Enfin, se tournant vers moi, il serra plus étroitement la couverture autour de ma taille et murmura avec un sourire :

— Êtes-vous bien sûre de vous trouver mieux ici qu’à côté de ce lourd et stupide garçon ?

— Oh oui ! fis-je, en ponctuant ma réponse d’un hochement de tête, je suis enchantée ; seulement, je craignais que vous ne préfériez… que vous ne regrettiez… enfin que cela ne vous fit plaisir de revenir comme vous êtes venu.

Il me regarda curieusement pendant une bonne minute, mais il ne me fut guère possible, dans l’obscurité envahissante, de déchiffrer sa pensée.

— En ce moment, croyez-le, je n’ai rien a regretter, fit-il d’une voix égale et ferme. Et vous, petite Phyllis, pouvez-vous en dire autant ? Votre délicieux compagnon ne va-t-il pas vous manquer beaucoup ?

— Ne vous moquez, pas de lui, il a été si complaisant ! Il a porté toutes les couvertures et les châles, et j’ai remarqué que vous ne portiez rien du tout.

— Je suis un affreux égoïste, c’est entendu ! mais j’avoue que j’ai toujours eu horreur de rien porter… sauf un fusil.

« Il y a tant de fardeaux dans la vie que l’on est obligé d’accepter, hélas ! que je trouve inutile de s’encombrer pour de petites misères. Ne me grondez plus, Phyllis, laissez-moi jouir en paix jusqu’au bout de cette exquise soirée, et ne nous querellons plus au sujet de ce pauvre Hastings. Enlevez ce vilain petit pli de votre front et dites-moi si vous vous êtes bien amusée aujourd’hui.

— Oh ! oui, dis-je avec un soupir de regret, se trouver perchée à une si grande hauteur derrière ces quatre magnifiques bêtes, c’est une joie enivrante. Je voudrais toujours rouler ainsi !

— Puis-je prendre ces paroles pour un compliment personnel ?

— Un compliment ? Que voulez-vous dire ?

— Oui, j’espérais que vous vouliez dire que, dans votre promenade sans fin, vous consentiriez à m’accepter pour conducteur. Vous le voyez, c’est toujours mon affreux égoïsme ! Je ne peux pas arriver à oublier certain individu du nom de Mark Carrington.

Puis il reprit à brûle-pourpoint :

— Phyllis, vous n’aurez qu’à demander le malicoach chaque fois que cela vous fera plaisir. Ne l’oubliez pas ! Vous choisirez le jour, celui qui vous plaira, et je serai trop heureux de vous conduire !

— Quel délicieux beau-frère j’aurai là ! pensai-je toute joyeuse.

J’ai éprouvé, toute une grande minute, un désir fou d’aller embrasser furieusement Billy pour en exprimer ma joie, mais Billy n’était pas à ma portée et je traduisis ma gratitude en adressant un sourire d’extase aux yeux très doux qui cherchaient les miens.

Mon Dieu, pensai-je, pour être aussi aimable avec toute la famille, comme il doit aimer Dora !

— Vous n’imaginez pas, dis-je tout haut, comme vous allez me rendre heureuse ! Nous avons été si peu gâtés ! Mais… il vaudra peut-être mieux ne pas recommencer trop souvent. Mon père a des idées très arrêtées… et c’est bien possible qu’il nous défendrait ces parties, du moins à moi, s’il s’apercevait que j’y prends trop d’agrément.

— Est-il donc bien sévère ?

— Oh ! oui… avec moi surtout… Je suis la moins bien de ses enfants, vous savez, je ne lui fais pas honneur comme Roly et Dora !

— Ah ! dit simplement M. Carrington. Et il allongea un grand coup de fouet sur les chevaux de front qui n’en avaient aucun besoin.

Un instant plus tard, il me demanda :

— Voulez-vous que nous recommencions dans une quinzaine ? N’est-ce point trop tôt ?

Et puis, sans transition :

— Phyllis, dit-il d’un ton bas et rapide, sa tête penchée vers moi, vous ne voulez donc pas comprendre à quel point je désire être en votre compagnie ?

J’en conclus qu’il faisait allusion à ma jolie sœur qui, assise derrière notre dos, babillait gentiment avec M. Hastings et sa sœur aînée.

— Et moi, savez-vous, lui dis-je avec abandon, que je suis enchantée que vous soyez venu habiter dans nos parages… Vos visites sont toujours une distraction, et puis, aujourd’hui, cette idéale promenade… Vraiment, j’espère que vous resterez ici longtemps.

— Pensez-vous bien ce que vous dites, Phyllis ? Regardez-moi.

Je levai la tête.

— Et maintenant, dites-moi si un autre monsieur, à peu près dans mon genre, vous emmenait promener en voiture, auriez-vous autant de plaisir à le voir que vous en avez quand je viens chez vous ?

il me regardait sérieusement, attendant sans doute que je répondisse quelque chose… J’étais horriblement émue et embarrassée.

— Mais… Je ne sais pas… Je n’ai jamais pensé à cela, dis-je, mais aussi quelle drôle de question ! Mon Dieu, si ce monsieur était venu à votre place… et qu’il eût été aussi bon que vous l’êtes, mais… oui, j’aurais eu pour lui autant d’amitié que j’en ai pour vous…

Ah ! Naturellement, je venais de dire tout le contraire de ce qu’il fallait dire et je m’en aperçus bien quand j’eus fini de parler.

M. Carrington détourna ses yeux d’un air peiné et ne dit plus rien.

Cinq ou six minutes s’écoulèrent. J’étais très vexée de l’avoir contrarié et, enfin, n’y tenant plus, je lui demandai d’une voix contrite :

— Oh !… êtes-vous fâché contre moi ?

— Non, non, répondit-il à la hâte. Son bon sourire reparut tout à coup. Je suis parfois très irritable et, décidément, ce soir, vous découvrirez tous mes défauts, Phyllis. Pourtant, l’absolue sincérité est une vertu rare et je devrais l’en estimer davantage.

Il appuya un instant sa main sur la mienne qui reposait toute petite et brune au bord de la couverture.

— Vous m’avez déjà trouvé grognon et égoïste, dit-il encore, bientôt vous allez me détester.

— Oh ! non, bien sûr ! m’écriai-je, touchée par ses manières empreintes de tristesse et de douceur, jamais personne n’a été aussi bon pour moi que vous l’êtes…

— Je serais encore bien meilleur si je l’osais, fit-il en baissant la voix.

Tandis que je réfléchissais à ce que ces mots pouvaient bien signifier, et qu’une singulière pensée pénétrait en mon esprit au sujet des sentiments de mon compagnon de route, nous arrivions à Rysland et nous arrêtions pour faire descendre les Hastings avec qui nous échangeâmes des adieux prolongés.

Le reste du chemin se passa dans le silence embarrassé tombé entre nous et nous vîmes enfin se dessiner dans l’obscurité croissante le portail de Summerleas.

M. Carrington sauta de voiture le premier en un instant, il se retourna pour m’aider à descendre et, déjà, je lui tendais la main, m’apprêtant à sauter, moi aussi, mais sans façon il me prit entre ses bras et me déposa doucement à terre. Après, il revint à Dora, qui attendait son retour en pinçant un peu les lèvres et il lui offrit sa main en grande cérémonie.

Et maintenant que me voilà seule, repassant dans ma mémoire toute cette belle journée, la conversation de M. Carrington me semble étrange !… étrange !