Philosophie zoologique (1809)/Seconde Partie/Sixième Chapitre

Seconde Partie, Sixième Chapitre
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CHAPITRE VI.
Des Générations directes ou spontanées.

L’ORGANISATION et la vie sont le produit de la nature, et en même temps le résultat des moyens qu’elle a reçus de l'auteur suprême de toutes choses, et des lois qui la constituent elle-même : c’est ce dont on ne sauroit maintenant douter. Ainsi, l’organisation et la vie ne sont que des phénomènes naturels, et leur destruction dans l’individu qui les possède n’est encore qu’un phénomène naturel, suite nécessaire de l’existence des premiers.

Les corps sont sans cesse assujettis à des mutations d’état, de combinaison et de nature, au milieu desquelles les uns passent continuellement de l’état de corps inerte ou passif, à celui qui permet en eux la vie, tandis que les autres repassent de l’état vivant à celui de corps brut et sans vie. Ces passages de la vie à la mort, et de la mort à la vie, font évidemment partie du cercle immense de toutes les sortes de changemens auxquels, pendant le cours des temps, tous les corps physiques sont soumis.

La nature, ai-je déjà dit, crée elle-même les premiers traits de l’organisation dans des masses où il n’en existoit pas ; et ensuite l’usage et les mouvemens de la vie développent et composent les organes. (Rech sur les Corps vivans, p. 92).

Quelque extraordinaire que puisse paroître cette proposition, on ne pourra s’empêcher de suspendre tout jugement qui tende à la rejeter, si l’on prend la peine d’examiner et de peser sérieusement les considérations que je vais exposer.

Les anciens philosophes ayant observé le pouvoir de la chaleur, avoient remarqué l’extrême fécondité que les différentes parties de la surface du globe en reçoivent de toutes parts, à mesure qu’elle y est plus abondamment répandue ; mais ils négligèrent de considérer que le concours de l'humidité est la condition essentielle qui rend la chaleur si féconde et si nécessaire à la vie. Néanmoins, s’étant aperçus que la vie, dans tous les corps qui la possèdent, puise dans la chaleur son soutien et son activité, et que sa privation amène partout la mort, ils sentirent, avec raison, que non-seulement la chaleur étoit nécessaire au soutien de la vie, mais qu’elle pouvoit même la créer, ainsi que l’organisation.

Ils reconnurent donc qu’il s’opéroit des générations directes, c’est-à-dire, des générations opérées directement par la nature, et non formées par des individus d’espèce semblable : ils les nommèrent assez improprement générations spontanées ; et comme ils s’aperçurent que la décomposition des matières, soit végétales, soit animales, fournissoit à la nature des circonstances favorables à la création directe de ces corps nouvellement doués de la vie, ils supposèrent, mal à propos, qu’ils étoient le produit de la fermentation.

Je puis montrer qu’il n’y eut point d’erreur de la part des anciens, lorsqu’ils attribuèrent à la nature la faculté d’opérer des générations directes ; mais qu’ils en commirent une des plus évidentes, en appliquant cette vérité morale à quantité de corps vivans qui ne sont et ne peuvent être nullement dans le cas de participer à cette sorte de génération.

En effet, comme alors on n’avoit pas suffisamment observé ce qui se passe relativement à ce sujet, et que l’on ignoroit que la nature, à l’aide de la chaleur et de l’humidité, ne crée directement que les premières ébauches de l’organisation, et particulièrement que celles des corps vivans qui commencent, soit l’échelle animale, soit l’échelle végétale, soit, peut-être, certaines de leurs ramifications ; les anciens dont je parle pensèrent que les animaux à organisation peu composée, qu’ils nommèrent, par cette raison, animaux imparfaits, étoient tous les résultats de ces générations spontanées.

Enfin, comme à ces époques l’histoire naturelle n’avoit fait presque aucun progrès, et qu’on n’avoit observé que très-peu de faits relatifs aux productions de la nature, les insectes et tous les animaux que l’on désignoit alors sous le nom de vers, étoient regardés généralement comme des animaux imparfaits qui naissent, dans les temps et les lieux favorables, du produit de la chaleur et de la corruption de diverses matières.

On croyoit alors que la chair corrompue engendroit directement des larves qui, par la suite, se métamorphosoient en mouches ; que le suc extravasé des végétaux qui, à la suite de certaines piqûres d’insectes, donne lieu aux noix de galle, produisoit directement les larves qui se transforment en cinips, etc., etc. ; ce qui est tout-à-fait sans fondement.

Ainsi, l’erreur des anciens, relative à une fausse application qu’ils firent des générations directes de la nature, c’est-à-dire, de la faculté qu’elle a de créer les premières ébauches de l’organisation et les premiers actes de la vie, se propageât et se transmît d’âge en âge, fut étayée par les faits mal jugés que je viens de citer, et devint, pour les modernes, le motif ou la cause d’une autre erreur, lorsqu’ils eurent reconnu la première.

En effet, à mesure que l’on sentit la nécessité de recueillir des faits, et d’observer, avec précision, ce qui a véritablement lieu à cet égard, on parvint à découvrir l’erreur où les anciens étoient tombés : des hommes célèbres par leur mérite et leurs talens d’observation, tels que Rhedi, Leuwenoek, etc., prouvèrent que tous les insectes, sans exception, sont ovipares, ou quelquefois en apparence vivipares ; qu’on ne voit jamais paroître des vers sur la viande corrompue, que lorsque des mouches ont pu y déposer leurs œufs ; enfin, que tous les animaux, quelque imparfaits qu’ils soient, ont les moyens de se reproduire et de multiplier eux-mêmes les individus de leur espèce.

Mais, malheureusement pour les progrès de nos lumières, nous sommes presque toujours extrêmes dans nos jugemens, comme dans nos actions ; et il ne nous est que trop commun d’opérer la destruction d’une erreur, pour nous jeter ensuite dans une erreur opposée. Que d’exemples je pourrois citer à cet égard, même dans l’état actuel des opinions accréditées, si ces détails n’étoient étrangers à mon objet !

Ainsi, de ce qu’il fût prouvé que tous les animaux, sans exception, possèdent les moyens de se reproduire eux-mêmes ; de ce que l’on reconnût que les insectes et tous les animaux des classes postérieures ne se reproduisent que par la voie d’une génération sexuelle ; de ce que l’on aperçût dans les vers et les radiaires des corps qui ressemblent à des œufs ; enfin, de ce qu’il fût constaté que les polypes se reproduisent par des gemmes ou des espèces de bourgeons ; l’on en a conclu que les générations directes attribuées à la nature, n’ont jamais lieu, et que tout corps vivant provient d’un individu semblable de son espèce, par une génération, soit vivipare, soit ovipare, soit même gemmipare.

Cette conséquence est défectueuse, en ce qu’elle est trop générale ; car elle exclut les générations directes opérées par la nature au commencement de l’échelle, soit végétale, soit animale, et peut-être encore au commencement de certaines ramifications de cette échelle. D’ailleurs, de ce que les corps en qui la nature a établi directement l’organisation et la vie en obtiennent aussitôt la faculté de se reproduire eux-mêmes, s’ensuit-il nécessairement que ces corps ne proviennent que d’individus semblables à eux ? Non, sans doute, et c’est là l’erreur dans laquelle on est tombé, après avoir reconnu celle des anciens.

Non-seulement on n’a pu démontrer que les animaux les plus simples en organisation, tels que les infusoires, et, surtout, parmi eux, les monades ; ni que les végétaux les plus simples, tels, peut-être, que les byssus de la première famille des algues, provinssent tous d’individus semblables qui les auroient produits ; mais, en outre, il y a des observations qui tendent à prouver que ces animaux et ces végétaux extrêmement petits, transparens, d’une substance gélatineuse ou mucilagineuse, presque sans consistance, singulièrement fugaces, et aussi facilement détruits que formés, selon les variations de circonstances qui les font exister ou périr, ne peuvent laisser après eux des gages inaltérables pour de nouvelles générations. Il est, au contraire, bien plus probable que leurs renouvellemens sont des produits directs des moyens et des facultés de la nature à leur égard, et qu’eux seuls, peut-être, sont dans ce cas. Aussi verrons-nous que la nature n’a participé qu’indirectement à l’existence de tous les autres corps vivans, les ayant fait successivement dériver des premiers, en opérant peu à peu, à la suite de beaucoup de temps, des changemens et une composition croissante dans leur organisation, et en conservant toujours, par la voie de la reproduction, les modifications acquises et les perfectionnemens obtenus. Si l’on reconnoît que tous les corps naturels sont réellement des productions de la nature, il doit être alors de toute évidence que, pour donner l’existence aux différens corps vivans, elle a dû nécessairement commencer par former les plus simples de tous, c’est-à-dire, par créer ceux qui ne sont véritablement que de simples ébauches d’organisation, et qu’à peine nous osons regarder comme des corps organisés et doués de la vie. Mais lorsqu’à l’aide des circonstances et de ses moyens, la nature est parvenue à établir dans un corps les mouvemens qui y constituent la vie, la succession de ces mouvemens y développe l’organisation, donne lieu à la nutrition, la première des facultés de la vie, et de celle-ci naît bientôt la seconde des facultés vitales, c’est-à-dire, l’accroissement de ce corps.

La surabondance de la nutrition, en donnant lieu à l’accroissement de ce corps, y prépare les matériaux d’un nouvel être que l’organisation met dans le cas de ressembler à ce même corps, et lui fournit par-là les moyens de se reproduire, d’où naît la troisième des facultés de la vie.

Enfin, la durée de la vie dans ce corps augmente graduellement la consistance de ses parties contenantes, ainsi que leur résistance aux mouvemens vitaux : elle affoiblit proportionnellement la nutrition, amène le terme de l’accroissement, et finit par opérer la mort de l’individu.

Ainsi, dès que la nature est parvenue à faire exister la vie dans un corps, la seule existence de la vie dans ce corps, quoiqu’il soit le plus simple en organisation, y fait naître les trois facultés que je viens de citer ; et ensuite sa durée dans ce même corps en opère, par degrés, la destruction inévitable.

Mais nous verrons que la vie, surtout lorsque les circonstances y sont favorables, tend sans cesse, par sa nature, à composer l’organisation ; à créer des organes particuliers ; à isoler ces organes et leurs fonctions ; et à diviser et multiplier ses divers centres d’activité. Or, comme la reproduction conserve constamment tout ce qui a été acquis, de cette source féconde sont sortis, avec le temps, les différens corps vivans que nous observons ; enfin, des résidus qu’ont laissé chacun de ces corps après avoir perdu la vie, sont provenus les différens minéraux qui nous sont connus. Voilà comment tous les corps naturels sont réellement des productions de la nature, quoiqu’elle n’ait donné directement l’existence qu’aux corps vivans les plus simples.

La nature n’établit la vie que dans des corps alors dans l’état gélatineux ou mucilagineux, et assez souples dans leurs parties pour se soumettre facilement aux mouvemens qu’elle leur communique à l’aide de la cause excitatrice dont j’ai déjà parlé, ou d’un stimulus que je vais essayer de faire connoître. Ainsi, tout germe, au moment de sa fécondation, c’est-à-dire, à l’instant où, par un acte organique, il reçoit la préparation qui le rend propre à jouir de la vie, et tout corps qui reçoit directement de la nature les premiers traits de l’organisation et les mouvemens de la vie la plus simple, se trouvent nécessairement alors dans l’état gélatineux ou mucilagineux, quoiqu’ils soient cependant composés de deux sortes de parties, les unes contenantes, et les autres contenues, celles-ci étant essentiellement fluides.

Comparaison de l' acte organique nommé fécondation, avec cet acte de la nature qui donne lieu aux générations directes.

Quelque inconnus que soient pour nous les deux objets que je me propose de mettre ici en comparaison, leurs rapports néanmoins sont des plus évidens, puisque les résultats qui en proviennent sont à peu près les mêmes. En effet, les deux actes dont il s’agit font, de part et d’autre, exister la vie, ou lui donnent lieu de pouvoir s’établir dans des corps où elle ne se trouvoit pas auparavant, et qui ne pouvoient la posséder que par eux. Ainsi, leur comparaison attentivement suivie, ne peut que nous éclairer, jusqu’à un certain point, sur la véritable nature de ces actes.

J’ai déjà dit[1] que, dans la génération des animaux à mamelles, le mouvement vital paroissoit succéder immédiatement dans l’embryon, à la fécondation qu’il venoit de recevoir ; tandis que, dans les ovipares, il y a un intervalle entre l’acte de la fécondation de l’embryon, et le premier mouvement vital que l’incubation lui communique ; et l’on sait que cet intervalle peut être quelquefois très-prolongé.

Or, dans le cours de cet intervalle, l’embryon fécondé que l’on considère n’est pas encore au nombre des corps vivans ; il est propre, sans doute, à recevoir la vie ; et, pour cela, il ne lui faut qu’un stimulus que peut lui fournir l’incubation ; mais tant que le mouvement organique ne lui a point été imprimé par ce stimulus, cet embryon fécondé n’est qu’un corps préparé à posséder la vie, et non un corps qui en soit doué.

Un œuf fécondé de poule ou de tout autre oiseau, que l’on conserve pendant un certain temps, sans l’exposer à l’incubation ou à l’élévation de température qui en tient lieu, ne contient pas un embryon vivant ; de même, une graine de plante, qui est véritablement un œuf végétal, ne renferme pas non plus un embryon vivant, tant qu’on ne l’a point exposée à la germination.

Or, si, par des circonstances particulières, le mouvement vital que procure l’incubation ou la germination, n’est point communiqué à l’embryon de cet œuf ou de cette graine, il arrivera qu’au bout d’un temps relatif à la nature de chaque espèce et de certaines circonstances, les parties de cet embryon fécondé se détérioreront ; et alors l’embryon dont il s’agit, n’ayant jamais eu la vie en propre, ne subira point la mort ; il cessera seulement d’être en état de recevoir la vie, et achèvera de se décomposer.

J’ai déjà fait voir dans mes Mémoires de physique et d’Histoire naturelle (p. 250), que la vie pouvoit être suspendue pendant un temps quelconque, et reprise ensuite.

Ici, je vais faire remarquer qu’elle peut être préparée, soit par un acte organique, soit directement par la nature elle-même, sans aucun acte de ce genre ; en sorte que certains corps, sans posséder la vie, peuvent être préparés à la recevoir, par une impression qui, sans doute, trace dans ces corps les premiers traits de l’organisation. Qu’est-ce, en effet, que la génération sexuelle, si ce n’est un acte qui a pour but d’opérer la fécondation ; et ensuite, qu’est-ce que la fécondation elle-même, si ce n’est un acte préparatoire de la vie ; en un mot, un acte qui dispose les parties d’un corps à recevoir la vie et à en jouir ?

L’on sait que dans un œuf qui n’a point été fécondé, on trouve néanmoins un corps gélatineux qui, à l’extérieur, ressemble parfaitement à un embryon fécondé, et qui n’est autre que le germe qui existe déjà dans cet œuf, quoiqu’il n’ait point reçu de fécondation.

Cependant, qu’est-ce que le germe d’un œuf qui n’a reçu aucune fécondation, si ce n’est un corps presque inorganique, un corps non préparé intérieurement à recevoir la vie, et auquel l’incubation la plus complète ne pourroit la communiquer ?

C’est un fait généralement connu, que tout corps qui reçoit la vie, ou qui reçoit les premiers traits de l’organisation qui le préparent à la possession de la vie, est alors nécessairement dans un état gélatineux ou mucilagineux ; en sorte que les parties contenantes de ce corps ont la plus foible consistance, la plus grande flexibilité, et sont, conséquemment, dans le plus grand état de souplesse possible. Il falloit que cela fût ainsi : il falloit que les parties solides du corps dont je parle fussent elles-mêmes dans un état très-voisin des fluides, afin que la disposition qui peut rendre les parties intérieures de ce corps propres à jouir de la vie, c’est-à-dire, du mouvement organique qui la constitue, pût être facilement opérée.

Or, il me paroît certain que la fécondation sexuelle n’est autre chose qu’un acte qui établit une disposition particulière dans les parties intérieures d’un corps gélatineux qui le subit ; disposition qui consiste dans un certain arrangement et une certaine distension de ces parties, sans lesquels le corps dont il s’agit ne pourroit recevoir la vie et en jouir.

Il suffit pour cela qu’une vapeur subtile et pénétrante, échappée de la matière qui féconde, s’insinue dans le corpuscule gélatineux susceptible de la recevoir ; qu’elle se répande dans ses parties ; et qu’en rompant, par son mouvement expansif, l’adhésion qu’ont entre elles ces mêmes parties, elle y achève l’organisation qui y étoit déjà tracée, et la dispose à recevoir la vie, c’est-à-dire, les mouvemens qui la constituent.

Il paroît qu’il y a cette différence entre l'acte de la fécondation qui prépare un embryon à la possession de la vie, et l’acte de la nature qui donne lieu aux générations directes ; que le premier s’opère sur un petit corps gélatineux ou mucilagineux dans lequel l’organisation étoit déjà tracée, tandis que le second ne s’exécute que sur un petit corps gélatineux ou mucilagineux dans lequel il ne se trouve aucune esquisse d’organisation.

Dans le premier, la vapeur fécondante qui pénètre dans l’embryon, ne fait, par son mouvement expansif, que désunir, dans le tracé de l’organisation, les parties qui ne doivent plus avoir d’adhérence entre elles, et que leur donner une certaine disposition.

Dans le second, les fluides subtils ambians qui s’introduisent dans la masse du petit corps gélatineux ou mucilagineux qui les reçoit, agrandissent les interstices de ses parties intérieures, et les transforment en cellules ; dès lors, ce petit corps n’est plus qu’une masse de tissu cellulaire, dans laquelle des fluides divers peuvent s’introduire et se mettre en mouvement.

Cette petite masse gélatineuse ou mucilagineuse, transformée en tissu cellulaire, peut donc alors jouir de la vie, quoiqu’elle n’offre encore aucun organe quelconque ; puisque les corps vivans les plus simples, soit animaux, soit végétaux, ne sont réellement que des masses de tissu cellulaire qui n’ont point d’organes particuliers. à cet égard, je ferai remarquer que la condition indispensable pour l’existence de la vie dans un corps, étant que ce corps soit composé de parties contenantes non fluides, et de fluides contenus qui peuvent se mouvoir dans ces parties ; un corps que constitue un tissu cellulaire très-souple, et dont les cellules communiquent entre elles par des pores, peut remplir cet objet : le fait lui-même atteste que cela peut être ainsi.

Si la petite masse dont il s’agit est gélatineuse, ce sera la vie animale qui pourra s’y établir ; mais si elle n’est que mucilagineuse, la vie végétale seule pourra y exister.

Relativement à l’acte de fécondation organique, si vous comparez l’embryon d’un animal ou d’un végétal qui n’a point encore reçu de fécondation, avec le même embryon qui aura subi cet acte préparatoire de la vie ; vous n’observerez entre eux aucune différence perceptible, parce que la masse et la consistance de ces embryons seront encore les mêmes, et que les deux sortes de parties qui les constituent se trouveront dans un terme extrême d’obscurité.

Vous concevrez alors qu’une flamme invisible ou une vapeur subtile et expansive (aura vitalis), qui s’émane de la matière fécondante, ne fait, en pénétrant un embryon gélatineux ou mucilagineux, c’est-à-dire, en traversant sa masse et se répandant dans ses parties souples, qu’établir dans ces mêmes parties une disposition qui n’y existoit pas auparavant ; que détruire la cohésion de celles de ces parties qui doivent être désunies ; que séparer les solides des fluides dans l’ordre qu’exige l’organisation déjà esquissée ; et que disposer les deux sortes de parties de cet embryon à recevoir le mouvement organique.

Enfin, vous concevrez que le mouvement vital qui succède immédiatement à la fécondation dans les mammifères, et qui, au contraire, dans les ovipares et dans les végétaux, ne s’établit qu’à l’aide de diverses sortes d’incubation pour les uns, et de la germination pour les autres, doit ensuite développer peu à peu l’organisation des individus qui en sont doués.

Nous ne pouvons pénétrer plus avant dans le mystère admirable de la fécondation ; mais la considération qui le concerne et que je viens d’exposer, est incontestable ; et elle repose sur des faits positifs qui me semblent ne pouvoir être révoqués en doute.

Il importoit donc de faire remarquer que, dans un autre état de choses, la nature imite elle-même, pour ses générations directes, le procédé de la fécondation qu’elle emploie dans les générations sexuelles ; et qu’elle n’a pas besoin, pour cela, du concours ou des produits d’aucune organisation préexistante. Mais auparavant, il est nécessaire de rappeler qu’un fluide subtil, pénétrant, dans un état plus ou moins expansif, et vraisemblablement d’une nature très-analogue à celle du fluide qui constitue les vapeurs fécondantes, se trouve continuellement répandu dans notre globe, et qu’il fournit et entretient sans cesse le stimulus qui fait, ainsi que l'orgasme, la base de tout mouvement vital ; en sorte que l’on peut assurer que dans les lieux et les climats où l'intensité d’action du fluide dont il s’agit, se trouve favorable au mouvement organique, celui-ci ne cesse d’exister que lorsque des changemens survenus dans l’état des organes d’un corps qui jouit de la vie, ne permettent plus à ces organes de se prêter à la continuité de ce mouvement.

Ainsi, dans les climats chauds, où ce fluide abonde, et particulièrement dans les lieux où une humidité considérable se trouve jointe à cette circonstance, la vie semble naître et se multiplier partout ; l’organisation se forme directement dans des masses appropriées où elle n’existoit pas antérieurement ; et dans celles où elle existoit déjà, elle se développe avec promptitude et parcourt ses différens états, dans chaque individu, avec une célérité singulièrement remarquable.

On sait, effectivement, que dans les temps et les climats très-chauds, plus les animaux ont leur organisation composée et perfectionnée, plus l’influence de la température leur fait parcourir promptement les différens états compris dans la durée de leur existence, cette influence en rapprochant proportionnellement les époques et le terme de leur vie. On sait assez que, dans les régions équatoriales, une jeune fille est nubile de très-bonne heure, et que de très-bonne heure aussi elle voit arriver l’âge du dépérissement ou de la vieillesse. Enfin, c’est une chose reconnue, que l’intensité de la chaleur rend fort dangereuses les différentes maladies connues, en leur faisant parcourir leurs termes avec une rapidité étonnante.

D’après ces considérations, on peut conclure que la chaleur, quand elle est considérable, est nuisible généralement à tous les animaux qui vivent dans l’air, parce qu’elle raréfie fortement leurs fluides essentiels. Aussi a-t-on remarqué que, dans les pays chauds, principalement aux heures de la journée où le soleil est très-ardent, ces animaux paroissent souffrir, et se cachent pour éviter la trop grande impression de la lumière.

Au contraire, tous les animaux aquatiques ne reçoivent de la chaleur, quelque grande qu’elle puisse être, que des effets favorables à leurs mouvemens et à leurs développemens organiques ; et parmi eux, ce sont surtout les plus imparfaits, tels que les infusoires, les polypes et les radiaires qui en profitent le plus, comme d’une circonstance avantageuse pour leur multiplication et leur régénération.

Les végétaux qui ne possèdent qu’un orgasme imparfait et fort obscur, sont absolument dans le même cas que les animaux aquatiques dont je viens de parler : car quelque puisse être l’intensité de la chaleur, si ces corps vivans ont suffisamment de l’eau à leur disposition, ils ne végètent que plus vigoureusement.

Nous venons de voir que la chaleur est indispensable aux animaux les plus simplement organisés : examinons maintenant s’il n’y a pas lieu de croire qu’elle ait pu former elle-même, avec le concours de circonstances favorables, les premières ébauches de la vie animale.

La nature, à l’aide de la chaleur, de la lumière, de l’électricité et de l’humidité, forme des générations spontanées ou directes, à l’extrémité de chaque règne des corps vivans, où se trouvent les plus simples de ces corps.

Cette proposition est si éloignée de l’idée que l’on s’est formée à cet égard, que l’on sera porté long-temps à la rejeter comme une erreur, et même à la regarder comme l’un des produits de notre imagination. Mais comme il arrivera tôt ou tard que des hommes indépendans des préjugés, même de ceux qui sont le plus généralement répandus, et profonds observateurs de la nature, pourront entrevoir les vérités que cette proposition renferme, je désire de pouvoir contribuer à les leur faire apercevoir.

Je crois avoir prouvé, par le rapprochement des faits analogues, que la nature, dans certaines circonstances, imite ce qui se passe dans la fécondation sexuelle, et opère elle-même la vie dans des masses isolées de matières qui se trouvent dans un état propre à la recevoir.

En effet, pourquoi la chaleur et l'électricité qui, dans certaines contrées et dans certaines saisons, se trouvent si abondamment répandues dans la nature, surtout à la surface du globe, n’y opéreroient-elles pas sur certaines matières qui se rencontrent dans un état et des circonstances favorables, ce que la vapeur subtile des matières fécondantes exécute sur les embryons des corps vivans qu’elle rend propres à jouir de la vie ?

Un savant célèbre (Lavoisier, Chimie, tom. I, p. 202) a dit, avec raison, que Dieu, en apportant la lumière, avoit répandu sur la terre le principe de l’organisation, du sentiment et de la pensée.

Or, la lumière, que l’on sait être génératrice de la chaleur, et cette dernière, que l’on a justement regardée comme la mère de toutes les générations, répandent au moins sur notre globe, le principe de l’organisation et du sentiment ; et comme le sentiment, à son tour, donne lieu aux actes de la pensée, par suite des impressions multipliées que les objets intérieurs et extérieurs exercent sur son organe, par le moyen des sens, on doit reconnoître dans ces bases l’origine de toute faculté animale.

Cela étant ainsi, peut-on douter que la chaleur, cette mère des générations, cette âme matérielle des corps vivans, ait pu être le principal des moyens qu’emploie directement la nature, pour opérer sur des matières appropriées une ébauche d’organisation, une disposition convenable des parties ; en un mot, un acte de vitalisation analogue à celui de la fécondation sexuelle ?

Non-seulement la formation directe des corps vivans les plus simples a pu avoir lieu, comme je vais le démontrer ; mais la considération suivante prouve qu’il est nécessaire que de pareilles formations s’opèrent et se répètent continuellement, dans les circonstances qui s’y trouvent favorables, sans quoi l’ordre de choses que nous observons ne pourroit exister.

J’ai déjà fait voir que les animaux des premières classes (les infusoires, les polypes et les radiaires) ne se multiplient point par la génération sexuelle, qu’ils n’ont aucun organe particulier pour cette génération, que la fécondation est nulle pour eux, et que, conséquemment, ils ne font point d’œufs.

Maintenant, si nous considérons les plus imparfaits de ces animaux, tels que les infusoires, nous verrons que, lorsqu’il survient une saison rigoureuse, ils périssent tous, ou au moins ceux du premier de leurs ordres. Or, puisque ces animalcules sont si éphémères et ont une si frêle existence, avec quoi ou comment se régénèrent-ils dans la saison où on les voit reparoître ? Ne doit-on pas avoir lieu de penser que des organisations si simples, que des ébauches d’animalité si fragiles et de si peu de consistance, ont été nouvellement et directement formées par la nature, plutôt que de s’être régénérées elles-mêmes ? Voilà nécessairement la question où il en faudra venir à l’égard de ces êtres singuliers.

On ne sauroit donc douter que des portions de matières inorganiques appropriées, et qui se trouvent dans un concours de circonstances favorables, ne puissent, par l’influence des agens de la nature, dont la chaleur et l’humidité sont les principaux, recevoir dans leurs parties cette disposition qui ébauche l’organisation cellulaire, de là, conséquemment, passer à l’état organique le plus simple, et dès lors jouir des premiers mouvemens de la vie.

Sans doute, il n’est jamais arrivé que des matières non organisées et sans vie, quelles qu’elles pussent être, aient pu, par un concours quelconque de circonstances, former directement un insecte, un poisson, un oiseau, etc., ainsi que tel autre animal dont l’organisation est déjà compliquée et avancée dans ses développemens. De pareils animaux n’ont pu assurément recevoir l’existence que par la voie de la génération ; en sorte qu’aucun fait d’animalisation ne peut les concerner.

Mais les premiers linéamens de l’organisation ; les premières aptitudes à recevoir des développemens internes, c’est-à-dire, par intus-susception ; enfin, les premières ébauches de l’ordre de choses et du mouvement intérieur qui constituent la vie, se forment tous les jours sous nos yeux, quoique jusqu’à présent on n’y ait fait aucune attention, et donnent l’existence aux corps vivans les plus simples, qui se trouvent à l’une des extrémités de chaque règne organique.

Il est bon d’observer que l’une des conditions essentielles à la formation de ces premiers linéamens de l’organisation, est la présence de l’humidité, et surtout celle de l’eau en masse fluide. Il est si vrai que ce n’est uniquement qu’à la faveur de l’humidité que les corps vivans les plus simples peuvent se former et se renouveler perpétuellement, que tous les infusoires, tous les polypes, et toutes les radiaires, ne se rencontrent jamais que dans l’eau ; en sorte qu’on peut regarder comme une vérité de fait, que c’est exclusivement dans ce fluide que le règne animal a pris son origine.

Poursuivons l’examen des causes qui ont pu créer les premiers traits de l’organisation dans des masses appropriées où il n’en existoit pas.

Si, comme je l’ai fait voir, la lumière est génératrice de la chaleur, celle-ci l’est, à son tour, de l'orgasme vital qu’elle produit et entretient dans les animaux qui n’en ont point en eux la cause ; ainsi, elle peut donc en créer les premiers élémens dans les masses appropriées qui ont reçu la plus simple de toutes les organisations.

Si l’on considère que l’organisation la plus simple n’exige aucun organe particulier, c’est-à-dire, aucun organe spécial, distinct des autres parties du corps de l’individu, et propre à une fonction particulière (ce que la simplification de l’organisation observée dans beaucoup d’animaux qui existent rend évident), l’on concevra qu’elle pourra s’opérer dans une petite masse de matières qui possédera la condition suivante : Toute masse de matières en apparence homogène, d’une consistance gélatineuse ou mucilagineuse, et dont les parties, cohérentes entre elles, seront dans l’état le plus voisin de la fluidité, mais auront seulement une consistance suffisante pour constituer des parties contenantes, sera le corps le plus approprié à recevoir les premiers traits de l’organisation et la vie.

Or, les fluides subtils et expansifs répandus et toujours en mouvement dans les milieux qui environnent une pareille masse de matières, la pénétrant sans cesse et se dissipant de même, régulariseront, en traversant cette masse, la disposition intérieure de ses parties, la constitueront dans un état cellulaire, et la rendront propre alors à absorber et à exhaler continuellement les autres fluides environnans qui pourront pénétrer dans son intérieur et qui seront susceptibles d’y être contenus.

On doit, en effet, distinguer les fluides qui pénètrent dans les corps vivans :

1°. En fluides contenables, tels que l’air atmosphérique, différens gaz, l’eau, etc. La nature de ces fluides ne leur permet pas de traverser les parois des parties contenantes, mais seulement d’entrer et de s’échapper par des issues ;

2°. En fluides incontenables, tels que le calorique, l’électricité, etc. Ces fluides subtils étant susceptibles, par leur nature, de traverser les parois des membranes enveloppantes, des cellules, etc., aucun corps, par conséquent, ne peut les retenir ou les conserver que passagèrement.

D’après les considérations exposées dans ce chapitre, il me paroît certain que la nature opère elle-même des générations directes ou spontanées ; qu’elle en a les moyens ; qu’elle les exécute à l’extrémité antérieure de chaque règne organique où se trouvent les corps vivans les plus imparfaits ; et que c’est uniquement par cette voie qu’elle a pu donner l’existence à tous les autres.

Ainsi, c’est pour moi une vérité des plus évidentes, savoir : que la nature forme des générations directes, dites spontanées, au commencement de l’échelle, soit végétale, soit animale. Mais une question se présente : est-il certain qu’elle ne donne lieu à de semblables générations qu’à ce point de l’une et de l’autre échelle ? J’ai pensé, jusqu’à présent, que cette question devoit être résolue par l’affirmative ; parce qu’il me paroissoit que pour donner l’existence à tous les corps vivans, il suffisoit à la nature d’avoir formé directement les plus simples et les plus imparfaits des végétaux et des animaux.

Cependant, il y a tant d’observations constatées, tant de faits connus qui semblent indiquer que la nature forme encore des générations directes ailleurs qu’au commencement précis des échelles animale et végétale, et l’on sait qu’elle a tant de ressources, et qu’elle varie tellement ses moyens, selon les circonstances, qu’il se pourroit que mon opinion, qui borne la possibilité des générations directes aux points où se trouvent les végétaux et les animaux les plus imparfaits, ne fût pas fondée.

En effet, dans différens points de la première moitié de l’échelle, soit végétale, soit animale, au commencement même de certaines branches séparées de ces échelles, pourquoi la nature ne pourroit-elle donner lieu à des générations directes, et, selon les circonstances, établir dans ces diverses ébauches de corps vivans, certains systèmes particuliers d’organisation, différens de ceux que l’on observe aux points où l’échelle animale et l’échelle végétale paroissent commencer ?

N’est-il pas présumable, comme de savans naturalistes l’ont déjà pensé, que les vers intestins, qu’on ne trouve jamais ailleurs que dans le corps des autres animaux, y sont des générations directes de la nature ; que certaines vermines qui causent des maladies à la peau ! Ou y pullulent à leur occasion ! Ont encore une semblable origine ? Et parmi les végétaux, pourquoi les moisissures, les champignons divers, les lichens mêmes qui naissent et se multiplient si abondamment sur les troncs d’arbres et sur les pierres, à la faveur de l’humidité et d’une température douce, ne se trouveroient-ils pas dans le même cas ?

Sans doute, dès que la nature a créé directement un corps végétal ou animal, bientôt l’existence de la vie dans ce corps lui donne non-seulement la faculté de s’accroître, mais, en outre, celle de préparer des scissions de ses parties ; en un mot, de former des corpuscules granuliformes propres à le reproduire. S’ensuit-il que ce corps, qui vient d’obtenir la faculté de multiplier les individus de son espèce, n’ait pu lui-même provenir que de corpuscules semblables à ceux qu’il sait former ? C’est une question qui, je crois, mérite bien qu’on l’examine.

Que les générations directes, qui font l’objet de ce chapitre, aient ou n’aient pas réellement lieu, ce sur quoi, maintenant, je n’ai point d’avis prononcé ; toujours est-il certain, selon moi, que la nature en exécute de réelles au commencement de chaque règne de corps vivans, et que sans cette voie elle n’eût jamais pu donner l’existence aux végétaux et aux animaux qui habitent notre globe.

Passons maintenant à l’examen des résultats immédiats de la vie dans un corps.



  1. Recherches sur les Corps vivans, p. 46.