Philosophie zoologique (1809)/Seconde Partie/Septième Chapitre

Seconde Partie, Septième Chapitre
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CHAPITRE VII.
Des résultats immédiats de la Vie dans un Corps.


LES lois qui régissent toutes les mutations que nous observons dans la nature, quoique partout les mêmes et jamais en contradiction entre elles, produisent dans les corps vivans des résultats fort différens de ceux qu’elles occasionnent dans les corps privés de la vie, et qui leur sont tout-à-fait opposés.

Dans les premiers, à la faveur de l’ordre et de l’état de choses qui s’y trouvent, ces lois tendent et réussissent continuellement à former des combinaisons entre des principes qui, sans cette circonstance, n’en eussent jamais opéré ensemble, à compliquer ces combinaisons et à les surcharger d’élémens constitutifs ; en sorte que la totalité des corps vivans peut être considérée comme formant un laboratoire immense et toujours actif, dans lequel tous les composés qui existent ont originairement puisé leur source.

Dans les seconds, au contraire, c’est-à-dire, dans les corps privés de la vie, où aucune force ne concourt, par le moyen d’une harmonie dans les mouvemens, à conserver l’intégrité de ces corps, ces mêmes lois tendent sans cesse à altérer les combinaisons existantes, à les simplifier ou à diminuer la complication de leur composition ; en sorte qu’avec le temps elles parviennent à dégager presque tous les principes qui les constituoient, de leur état de combinaison.

Voici un ordre de considérations dont les développemens, bien saisis et appliqués à tous les faits connus, ne peuvent que montrer de plus en plus la solidité du principe que je viens d’établir.

Ces considérations, néanmoins, sont très-différentes de celles qui ont fixé l’attention des savans ; car ayant remarqué que les résultats des lois de la nature dans les corps vivans, étoient bien différens de ceux qu’elles produisent dans les corps inanimés, ils ont attribué à des lois particulières, pour les premiers, les faits singuliers qu’on observe en eux, et qui ne sont dus qu’à la différence de circonstances qui existe entre ces corps et ceux qui sont privés de la vie. Ils n’ont pas vu que les corps vivans, par leur nature, c’est-à-dire, par l’état et l’ordre de choses qui produisent en eux la vie, donnoient aux lois qui les régissent une direction, une force et des propriétés qu’elles ne peuvent avoir dans les corps inanimés ; en sorte que, négligeant de considérer qu’une même cause varie nécessairement dans ses produits, lorsqu’elle agit sur des objets différens par leur nature et les circonstances qui les concernent, ils ont pris, pour expliquer les faits observés, une route tout-à-fait opposée à celle qu’il falloit suivre.

En effet, on a dit que les corps vivans avoient la faculté de résister aux lois et aux forces auxquelles tous les corps non vivans ou de matière inerte sont assujettis, et qu’ils se régissoient par des lois qui leur étoient particulières.

Rien n’est moins vraisemblable, et n’est, en effet, moins prouvé, que cette prétendue faculté qu’on attribue aux corps vivans, de résister aux forces auxquelles tous les autres corps sont soumis.

Cette opinion, qui est à peu près généralement admise, puisqu’on la trouve exposée dans tous les ouvrages modernes qui traitent de ce sujet, me paroît avoir été imaginée ; d’une part, par l’embarras où l’on s’est trouvé lorsqu’on a voulu expliquer les causes des différens phénomènes de la vie ; et de l’autre part, par la considération, intérieurement sentie, de la faculté que possèdent les corps vivans, de former eux-mêmes leur propre substance, de réparer les altérations que subissent les matières qui composent leurs parties ; enfin, de donner lieu à des combinaisons qui n’eussent jamais existé sans eux. Ainsi, au défaut de moyens, on a tranché la difficulté, en supposant des lois particulières que l’on s’est dispensé en même temps de déterminer.

Pour prouver que les corps qui possèdent la vie sont assujettis à un ordre de lois qui est différent de celui auquel obéissent les êtres inanimés, et que les premiers jouissent, en conséquence, d’une force particulière, dont la principale propriété est, dit-on, de les soustraire à l’empire des affinités chimiques, M. Richerand cite les phénomènes que présente l’observation du corps humain vivant ; savoir : « l’altération des alimens par les organes digestifs ; l’absorption qu’opèrent les vaisseaux chyleux de leur partie nutritive ; la circulation de ces sucs nourriciers dans le système sanguin ; les changemens qu’ils éprouvent en traversant les poumons et les glandes sécrétoires ; l’impressionnabilité par les objets extérieurs ; le pouvoir de s’en rapprocher ou de les fuir ; en un mot, toutes les fonctions qui s’exercent dans l’économie animale. » outre ces phénomènes, ce savant cite, comme preuves plus directes, la sensibilité et la contractilité, deux propriétés dont sont doués les organes auxquels les fonctions qui s’exécutent dans l’économie animale sont confiées. (Élémens de Physiologie, vol. I, p. 81.)

Quoique les phénomènes organiques qui viennent d’être cités, ne soient pas généraux à l’égard des corps vivans, ne le soient pas même relativement aux animaux, ils sont néanmoins très-fondés à l’égard d’un grand nombre de ces derniers et du corps humain vivant ; et ils prouvent effectivement l’existence d’une force particulière qui anime les corps qui jouissent de la vie ; mais cette force ne résulte nullement de lois propres à ces corps ; elle prend sa source dans la cause excitatrice des mouvemens vitaux. Or, cette cause qui, dans les corps vivans, peut donner lieu à la force en question, ne sauroit la produire dans les corps bruts ou sans vie, et ne sauroit animer ces derniers, quoiqu’elle soit influente à l’égard des uns et des autres.

D’ailleurs, la force dont il s’agit ne soustrait pas totalement les différentes parties des corps vivans à l’empire des affinités chimiques ; et M. Richerand convient lui-même qu’il se passe dans les machines animées des effets bien évidemment chimiques, physiques et mécaniques ; seulement ces effets sont toujours influencés, modifiés et altérés par les forces de la vie. J’ajouterai aux réflexions de M. Richerand sur ce sujet, que les altérations et les changemens que les effets des affinités chimiques produisent dans les parties des corps vivans, où ils tendent à détruire l’état de choses propre à y conserver la vie, y sont sans cesse réparés, quoique plus ou moins complétement, par les résultats de la force vitale qui agit dans ces corps. Or, pour faire exister cette force vitale, et lui donner les propriétés qu’on lui connoît, la nature n’a pas besoin de lois particulières ; celles qui régissent généralement tous les corps lui suffisent parfaitement pour cet objet.

La nature ne complique jamais ses moyens sans nécessité : si elle a pu produire tous les phénomènes de l’organisation, à l’aide des lois et des forces auxquelles tous les corps sont généralement soumis, elle l’a fait sans doute, et n’a pas créé, pour régir une partie de ses productions, des lois et des forces opposées à celles qu’elle emploie pour régir l’autre partie.

Il suffit de savoir que la cause qui produit la force vitale dans des corps où l’organisation et l’état des parties permettent à cette force d’y exister et d’y exciter les fonctions organiques, ne sauroit donner lieu à une puissance semblable dans des corps bruts ou inorganiques, en qui l’état des parties ne peut permettre les actes et les effets qu’on observe dans les corps vivans. La même cause dont je viens de parler, ne produit, à l’égard des corps bruts ou des matières inorganiques, qu’une force qui sollicite sans cesse leur décomposition, et qui l’opère effectivement et successivement, en se conformant aux affinités chimiques, lorsque l’intimité de leur combinaison ne s’y oppose pas.

Il n’y a donc nulle différence dans les lois physiques, par lesquelles tous les corps qui existent se trouvent régis ; mais il s’en trouve une considérable dans les circonstances citées où ces lois agissent.

La force vitale, nous dit-on, soutient une lutte perpétuelle contre les forces auxquelles obéissent les corps inanimés ; et la vie n’est que ce combat prolongé entre ces deux forces différentes.

Pour moi, je ne vois ici, de part et d’autre, qu’une même force qui est sans cesse composante dans tel ordre de choses, et décomposante dans tel autre contraire. Or, comme les circonstances que ces deux ordres de choses occasionnent, se rencontrent toujours dans les corps vivans, mais non à la fois dans leurs mêmes parties, et qu’elles s’y forment, en succédant les unes aux autres, par les changemens que les mouvemens vitaux ne cessent d’y opérer ; il existe dans ces corps, pendant leur vie, une lutte perpétuelle entre celles de ces circonstances qui y rendent la force vitale composante, et celles, toujours renaissantes, qui la rendent décomposante.

Avant de développer ce principe, exposons quelques considérations qu’il importe de ne point perdre de vue. Si tous les actes de la vie, et tous les phénomènes organiques, sans exception, ne sont que le résultat des relations qui existent entre des parties contenantes dans un état approprié, et des fluides contenus mis en mouvement, au moyen d’une cause stimulante qui excite ces mouvemens ; les effets suivans devront nécessairement provenir de l’existence, dans un corps, de l’ordre et de l’état de choses que je viens d’énoncer.

Effectivement, par suite de ces relations, ainsi que des mouvemens, des actions et des réactions que produit la cause stimulante que je viens de citer, il s’opère sans cesse dans tout corps qui jouit d’une vie active :

1°. Des changemens dans l’état des parties contenantes de ce corps (surtout parmi les plus souples), et dans celui de ses fluides contenus ;

2°. Des pertes réelles dans ces parties contenantes et ces fluides contenus, occasionnées par les changemens qui s’opèrent dans leur état ou leur nature ; pertes qui donnent lieu à des dépôts, des dissipations, des évacuations et des sécrétions de matières, dont les unes ne peuvent plus être employées, tandis que les autres peuvent l’être à certains usages ;

3°. Des besoins, toujours renaissans, de réparation pour les pertes éprouvées ; besoins qui exigent perpétuellement, dans ce corps, l’introduction de nouvelles matières propres à y satisfaire, et auxquels satisfont effectivement les alimens dont les animaux font usage, et les absorptions qu’effectuent les végétaux ;

4°. Enfin, des combinaisons de divers genres que les circonstances des différens actes de la vie et les résultats de ces actes mettent uniquement dans le cas de s’effectuer ; combinaisons qui, sans ces résultats et ces circonstances, n’eussent jamais eu lieu.

Ainsi, pendant la durée de la vie dans un corps, il se forme donc sans cesse des combinaisons qui sont d’autant plus surchargées de principes, que l’organisation de ce corps y est plus propre ; et il se forme aussi sans cesse, parmi ses composés, des altérations, et à la fin des destructions qui donnent lieu perpétuellement aux pertes qu’il éprouve.

Tel est le fait positif et principal que l’observation constante des phénomènes de la vie confirmera toujours.

Reprenons ici l’examen des deux considérations importantes dont j’ai parlé plus haut, et qui nous donnent, en quelque sorte, la clef de tous les phénomènes relatifs aux corps composés ; les voici :

La première concerne une cause générale et continuellement active, qui détruit, quoique avec une lenteur ou une promptitude plus ou moins grande, tous les composés qui existent ;

La seconde est relative à une puissance qui forme sans cesse des combinaisons, et qui les complique et les surcharge de principes, à mesure que les circonstances y sont favorables.

Or, quoique ces deux puissances soient en opposition, l’une et l’autre, néanmoins, prennent leur source dans des lois et des forces qui ne le sont nullement entre elles, mais qui régissent leurs effets dans des circonstances très-différentes.

J’ai déjà établi dans plusieurs de mes ouvrages[1] que, par le moyen des lois et des forces qu’emploie la nature, toute combinaison ou toute matière composée tend à se détruire ; et que sa tendance, à cet égard, est plus ou moins grande, plus ou moins prompte à s’effectuer, selon la nature, le nombre, les proportions et l’intimité d’union des principes qui la constituent. La raison en est que, parmi les principes combinés dont il s’agit, certains d’entre eux n’ont pu subir l’état de combinaison, que par l’action d’une force qui leur est étrangère, et qui les modifie en les fixant ; en sorte que ces principes ont une tendance continuelle à se dégager ; tendance qu’ils effectuent à la provocation de toute cause qui la favorise. Ainsi, la plus légère attention suffira pour nous convaincre que la nature (l’activité du mouvement établi dans toutes les parties de notre globe) travaille sans relâche à détruire tous les composés qui existent ; à dégager leurs principes de l’état de combinaison, en leur présentant sans cesse des causes qui provoquent ce dégagement ; et à ramener ces principes à l’état de liberté qui leur rend les facultés qui leur sont propres, et qu’ils tendent à conserver toujours : telle est la première des deux considérations énoncées ci-dessus.

Mais j’ai fait voir, en même temps, qu’il existe aussi dans la nature une cause particulière, puissante et continuellement active, qui a la faculté de former des combinaisons, de les multiplier, de les diversifier, et qui tend sans cesse à les surcharger de principes. Or, cette cause puissante, qu’embrasse la seconde des deux considérations citées, réside dans l’action organique des corps vivans, où elle forme continuellement des combinaisons qui n’eussent jamais existé sans elle.

Cette cause particulière ne se trouve point dans des lois qui soient propres à ces corps vivans, et que l’on puisse regarder comme opposées à celles qui régissent les autres corps ; mais elle prend sa source dans un ordre de choses essentiel à l’existence de la vie, et surtout dans une force qui résulte de la cause excitatrice des mouvemens organiques. Conséquemment, la cause particulière qui forme les matières composées des corps vivans, naît de l’unique circonstance capable de la faire exister.

Afin de pouvoir être entendu à cet égard, je dois faire remarquer que deux hypothèses ont été imaginées, dans l’intention d’expliquer tous les faits relatifs aux composés existans, aux mutations qu’ils subissent, et aux combinaisons peu compliquées que nous pouvons former nous-mêmes, détruire et rétablir ensuite.

L’une, généralement admise, est l’hypothèse des affinités : elle est assez connue.

L’autre, et c’est mon opinion particulière, repose sur la considération qu’aucune matière simple quelconque ne peut avoir de tendance par elle-même à se combiner avec une autre ; que les affinités entre certaines matières ne doivent point être regardées comme des forces, mais comme des convenances qui permettent la combinaison de ces matières ; et qu’enfin, nulles d’entre elles ne peuvent se combiner ensemble, que lorsqu’une force qui leur est étrangère les contraint à le faire, et que leurs affinités ou leurs convenances le leur permettent.

Selon l’hypothèse admise de ces affinités, auxquelles les chimistes attribuent des forces actives et particulières, tout ce qui environne les corps vivans tend à les détruire ; en sorte que si ces corps ne possédoient pas en eux un principe de réaction, ils succomberoient bientôt par suite des actions qu’exercent sur eux les matières qui les environnent. De là, au lieu de reconnoître qu’une force excitatrice des mouvemens, existe sans cesse dans les milieux qui environnent tous les corps, soit vivans, soit inanimés ; et que, dans les premiers, elle réussit à opérer les phénomènes qu’ils présentent, tandis que, dans les seconds, elle amène successivement des changemens que les affinités permettent, et finit par détruire toutes les combinaisons existantes ; on a mieux aimé supposer que la vie, dans les corps qui la possèdent, ne se maintient et ne développe cette suite de phénomènes qui leur sont propres, que parce que ces corps se trouvoient assujettis à des lois qui leur étoient tout-à-fait particulières.

Un jour, sans doute, on reconnoîtra que les affinités ne sont point des forces, mais que ce sont des convenances ou des espèces de rapports entre certaines matières, qui leur permettent de contracter entre elles une union plus ou moins intime, à l’aide d’une force générale qui les y contraint, et qui se trouve hors d’elles. Or, comme, entre les différentes matières, les affinités varient, ces matières qui en déplacent d’autres déjà combinées, ne le font que parce qu’ayant une affinité plus grande avec tel ou tel des principes de leur combinaison, elles sont aidées dans cette action par cette force générale, excitatrice des mouvemens, et par celle qui tend à rapprocher et à unir tous les corps.

Quant à la vie, tout ce qui en provient, pendant sa durée dans un corps, résulte ; d’une part, de la tendance qu’ont les élémens constitutifs des composés à se dégager de leur état de combinaison, surtout ceux qui ont subi une coercion quelconque ; et de l’autre part, des produits de la force excitatrice des mouvemens. En effet, il est aisé d’apercevoir que, dans un corps organisé, cette force, dont je parle, régularise son action dans chacun des organes de ce corps ; qu’elle met toutes les actions en harmonie, par suite de la connexion de ces organes ; qu’elle répare partout, tant qu’ils conservent leur intégrité, les altérations que la première cause avoit opérées ; qu’elle profite des changemens qui s’exécutent dans les fluides composés et en mouvement, pour s’emparer, parmi ces fluides, des matières assimilées qui s’y rencontrent, et les fixer où elles doivent être ; enfin, qu’elle tend sans cesse, par cet ordre de choses, à la conservation de la vie. Cette même force tend aussi, dans un corps vivant, à l’accroissement des parties ; mais bientôt, par une cause particulière que j’exposerai en son lieu, cet accroissement se borne presque partout, et donne alors à ce corps la faculté de se reproduire.

Ainsi, je le répète, cette force singulière, qui prend sa source dans la cause excitatrice des mouvemens organiques, et qui, dans les corps organisés, fait exister la vie, et produit tant de phénomènes admirables, n’est pas le résultat de lois particulières, mais celui de circonstances et d’un ordre de choses et d’actions qui lui donnent le pouvoir de produire de pareils effets. Or, parmi les effets auxquels cette force donne lieu dans les corps vivans, il faut compter celui d’effectuer des combinaisons diverses, de les compliquer, de les surcharger de principes coercibles, et de créer sans cesse des matières qui, sans elle et sans le concours des circonstances dans lesquelles elle agit, n’eussent jamais existé dans la nature.

Comme la direction des raisonnemens généralement admis par les physiologistes, les physiciens et les chimistes de notre siècle, est toute autre que celle des principes que je viens d’exposer et que j’ai déjà développés ailleurs, mon but n’est nullement d’entreprendre de changer cette direction, et conséquemment de persuader mes contemporains ; mais j’ai dû rappeler ici les deux considérations dont il s’agit, parce qu’elles complètent l’explication que j’ai donnée des phénomènes de la vie, que je suis convaincu de leur fondement, et que je sais que, sans elles, on sera toujours obligé de supposer pour les corps vivans des lois contraires à celles qui régissent les phénomènes des autres corps.

Il me paroît hors de doute que si l’on examinoit suffisamment ce qui se passe à l’égard des objets dont il s’agit, on seroit bientôt convaincu :

Que tous les êtres doués de la vie ont la faculté, par le moyen des fonctions de leurs organes ; les uns (les végétaux), de former des combinaisons directes, c’est-à-dire, d’unir ensemble des élémens libres après les avoir modifiés, et de produire immédiatement des composés ; les autres (les animaux), de modifier ces composés, et de les changer de nature en les surchargeant de principes et en augmentant les proportions de ces principes d’une manière remarquable.

Je persiste donc à dire que les corps vivans forment eux-mêmes, par l’action de leurs organes, la substance propre de leur corps, et les matières diverses que leurs organes sécrètent ; et qu’ils ne prennent nullement dans la nature cette substance toute formée et ces matières qui ne proviennent uniquement que d’eux seuls. C’est au moyen des alimens, dont les végétaux et les animaux sont obligés de faire usage pour conserver leur existence, que l’action des organes de ces corps vivans parvient, en modifiant et changeant ces alimens, à former des matières particulières qui n’eussent jamais existé sans cette cause, et à composer, avec ces matières, par des changemens et des renouvellemens perpétuels, le corps entier qu’elles constituent, ainsi que les produits de ce corps.

Par conséquent, toutes les matières, soit végétales, soit animales, étant très-surchargées de principes dans leur combinaison, et surtout de principes cœrcés, l’homme n’a donc aucun moyen pour en former de pareilles ; il ne peut, par ses opérations, que les altérer, les changer, les détruire enfin, ou en obtenir différentes combinaisons particulières, toujours de moins en moins compliquées. Il n’y a que les mouvemens de la vie, dans chacun des corps qui en sont doués, qui peuvent seuls produire ces matières.

Ainsi, les végétaux, qui n’ont ni canal intestinal, ni aucun autre organe quelconque pour exécuter des digestions, et qui n’emploient conséquemment, comme matières alimentaires, que des substances fluides ou dont les molécules n’ont ensemble aucune agrégation (telles que l’eau, l’air atmosphérique, le calorique, la lumière et les gaz qu’ils absorbent), forment cependant avec de pareils matériaux, au moyen de leur action organique, tous les sucs propres qu’on leur connoît et toutes les matières dont leur corps est composé ; c’est-à-dire, forment eux-mêmes les mucilages, les gommes, les résines, le sucre, les sels essentiels, les huiles fixes, et volatiles, les fécules, le gluten, la matière extractive et la matière ligneuse ; toutes substances qui résultent tellement de combinaisons premières ou directes, que jamais l’art n’en pourra former de semblables.

Assurément les végétaux ne peuvent prendre dans le sol, par le moyen de leurs racines, les substances que je viens de nommer : elles n’y sont pas, ou celles qui s’y rencontrent sont dans un état d’altération ou de décomposition plus ou moins avancé ; enfin, s’il y en avoit qui fussent encore dans leur état d’intégrité, ces corps vivans ne pourroient en faire aucun usage, qu’ils n’en eussent préalablement opéré la décomposition.

Les végétaux seuls ont donc formé directement les matières dont je viens de parler ; mais, hors de ces végétaux, ces matières ne peuvent leur devenir utiles que comme engrais ; c’est-à-dire, qu’après s’être dénaturées, consumées, et avoir subi la somme d’altérations nécessaire pour leur donner cette faculté essentielle des engrais, qui consiste à entretenir autour des racines des plantes une humidité qui leur est favorable.

Les animaux ne sauroient former des combinaisons directes, comme les végétaux : aussi font-ils usage de matières composées pour alimens ; ont-ils essentiellement une digestion à exécuter (du moins leur presque totalité), et conséquemment des organes pour cette fonction.

Mais ils forment eux-mêmes aussi leur propre substance et leurs matières sécrétoires : or, pour cela, ils ne sont nullement obligés de prendre pour alimens, et ces matières sécrétoires, et une substance semblable à la leur : avec de l’herbe ou du foin, le cheval forme, par l’action de ses organes, son sang, ses autres humeurs, sa chair ou ses muscles ; la substance de son tissu cellulaire, de ses vaisseaux, de ses glandes ; ses tendons, ses cartilages, ses os ; enfin, la matière cornée de ses sabots, de son poil et de ses crins.

C’est donc en formant leur propre substance et leurs matières sécrétoires, que les animaux surchargent singulièrement les combinaisons qu’ils produisent, et donnent à ces combinaisons l’étonnante proportion ou quantité des principes qui constituent les matières animales.

Maintenant nous ferons remarquer que la substance des corps vivans, ainsi que les matières sécrétoires qu’on leur voit produire, par le moyen de leur action organique, varient dans les qualités qui leur sont propres :

1°. Selon la nature même de l’être vivant qui les forme : ainsi, les productions végétales sont en général différentes des productions animales ; et, parmi ces dernières, les productions des animaux à vertèbres sont en général différentes de celles des animaux sans vertèbres ;

2°. Selon la nature de l’organe qui les sépare des autres matières après leur formation : les matières sécrétoires séparées par le foie, ne sont pas les mêmes que celles séparées par les reins, etc. ;

3°. Selon la force ou la foiblesse des organes de l’être vivant et de leur action : les matières sécrétoires d’une jeune plante ne sont pas les mêmes que celles de la même plante fort âgée ; comme celles d’un enfant ne sont pas les mêmes que celles d’un homme fait ;

4°. Selon que l’intégrité des fonctions organiques est parfaite, ou qu’elle se trouve plus ou moins altérée : les matières sécrétoires de l’homme sain ne peuvent être les mêmes que celles de l’homme malade ;

5°. Enfin, selon que le calorique, qui se forme continuellement à la surface de notre globe, quoique dans des quantités variables, suivant la différence des climats, favorise, par son abondance, l’activité organique des corps vivans qu’il pénètre ; ou qu’il ne permet à cette activité organique, par suite de sa grande rareté, qu’une action très-affoiblie : effectivement, dans les climats chauds, les matières sécrétoires que forment les corps vivans, sont différentes de celles qu’ils produisent dans les climats froids ; et, dans ces derniers climats, les matières sécrétées par ces mêmes corps diffèrent aussi entre elles, suivant qu’elles sont formées dans la saison des chaleurs ou pendant les rigueurs de l’hiver.

Je n’insisterai pas davantage ici pour montrer que l’action organique des corps vivans forme sans cesse des combinaisons qui n’eussent jamais eu lieu sans cette cause : mais je ferai de nouveau remarquer que s’il est vrai, comme on n’en sauroit douter, que toutes les matières minérales composées, telles que les terres et les pierres, les substances métalliques, sulfureuses, bitumineuses, salines, etc., proviennent des résidus des corps vivans, résidus qui ont subi des altérations successives dans leur composition, à la surface et dans le sein de la terre et des eaux ; il sera de même très-vrai de dire que les corps vivans sont la source première où toutes les matières composées connues ont pris naissance. Voyez mon Hydrogéologie, p. 91 et suiv.

Aussi, tenteroit-on vainement de faire une collection riche et variée de minéraux, dans certaines régions du globe, telles que les vastes déserts de l’Afrique, où, depuis nombre de siècles, l’on ne voit plus de végétaux, et où l’on ne rencontre que quelques animaux passagers.

Maintenant que j’ai fait voir que les corps vivans formoient eux-mêmes leur propre substance, ainsi que les différentes matières qu’ils sécrètent, je vais dire un mot de la faculté de se nourrir et de celle de s’accroître, dont jouissent, dans de certaines limites, tous ces corps, parce que ces facultés sont encore le résultat des actes de la vie.



  1. Mémoires de Phys. et d’Hist. naturelle, p. 88 ; Hydrologie, p. 98 et suiv.