Philosophie zoologique (1809)/Seconde Partie/Huitième Chapitre

Seconde Partie, Huitième Chapitre
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CHAPITRE VIII.


Des Facultés communes à tous les Corps vivans.


C’EST un fait certain et bien reconnu, que les corps vivans ont des facultés qui leur sont communes, et qu’ils reçoivent, conséquemment, de la vie qui les transmet à tous les corps qui la possèdent.

Mais ce qui, je crois, n’a pas été considéré, c’est que les facultés qui sont communes à tous les corps vivans n’exigent point d’organes particuliers pour les produire ; tandis que les facultés qui sont particulières à certains de ces corps exigent absolument l’existence d’un organe spécial propre à y donner lieu.

Sans doute, aucune faculté vitale ne peut exister dans un corps, sans l’organisation, et l’organisation elle-même n’est qu’un assemblage d’organes réunis. Mais ces organes, dont la réunion est nécessaire à l’existence de la vie, ne sont nullement particuliers à aucune portion du corps qu’ils composent ; ils sont, au contraire, répandus partout dans ce corps, et partout aussi ils donnent lieu à la vie, ainsi qu’aux facultés essentielles qui en proviennent. Donc les facultés communes à tous les corps vivans sont uniquement produites par les causes mêmes qui font exister la vie.

Il n’en est pas de même des organes spéciaux qui donnent lieu à des facultés exclusives à certains corps vivans : la vie peut exister sans eux ; mais lorsque la nature parvient à les créer, les principaux d’entre eux ont une connexion si grande avec l’ordre de choses qui existe dans les corps qui sont dans ce cas, que ces organes sont alors nécessaires à la conservation de la vie dans ces corps.

Ainsi, ce n’est que dans les organisations les plus simples que la vie peut exister sans organes spéciaux ; et alors ces organisations sont réduites à ne produire aucune autre faculté que celles qui sont communes à tous les corps vivans.

Lorsque l’on se propose de rechercher ce qui appartient essentiellement à la vie, l’on doit distinguer les phénomènes qui sont propres à tous les corps qui la possèdent, de ceux qui sont particuliers à certains de ces corps : et comme les phénomènes que nous offrent les corps vivans sont les indices d’autant de facultés dont ils jouissent, la distinction dont il s’agit séparera utilement les facultés qui sont communes à tous les corps doués de la vie, de celles qui sont particulières à certains d’entre eux. Les facultés communes à tous les corps vivans, c’est-à-dire, celles dont ils sont exclusivement doués, et qui constituent autant de phénomènes qu’eux seuls peuvent produire, sont :

1°. De se nourrir à l’aide de matières alimentaires incorporées ; de l’assimilation continuelle d’une partie de ces matières qui s’exécute en eux ; enfin, de la fixation des matières assimilées, laquelle répare d’abord avec surabondance, ensuite plus ou moins complétement, les pertes de substance que font ces corps dans tous les temps de leur vie active ;

2°. De composer leur corps, c’est-à-dire, de former eux-mêmes les substances propres qui le constituent, avec des matériaux qui en contiennent seulement les principes, et que les matières alimentaires leur fournissent particulièrement ;

3°. De se développer et de s’accroître jusqu’à un certain terme, particulier à chacun d’eux, sans que leur accroissement résulte de l’apposition à l’extérieur des matières qui se réunissent à leur corps ;

4°. Enfin, de se régénérer eux-mêmes, c’est-à-dire, de produire d’autres corps qui leur soient en tout semblables.

Qu’un corps vivant, végétal ou animal, ait une organisation fort simple ou très-composée ; qu’il soit de telle classe, de tel ordre, etc. ; il possède essentiellement les quatre facultés que je viens d’énoncer. Or, comme ces facultés sont exclusivement le propre de tous les corps vivans, on peut dire qu’elles constituent les phénomènes essentiels que ces corps nous présentent. Examinons maintenant ce qu’il nous est possible d’apercevoir et de penser relativement aux moyens que la nature emploie pour produire ces phénomènes exclusivement communs à tous les corps vivans.

Si la nature ne crée directement la vie que dans des corps qui ne la possédoient pas ; si elle ne crée l’organisation que dans sa plus grande simplicité (chap. VI) ; enfin, si elle n’y entretient les mouvemens organiques qu’à l’aide d’une cause excitatrice de ces mouvemens (chap. III) ; on demandera comment les mouvemens, entretenus dans les parties d’un corps organisé, peuvent donner lieu à la nutrition, à l’accroissement, à la reproduction de ce corps, et lui donner en même temps la faculté de former lui-même sa propre substance.

Sans vouloir donner l’explication de tous les objets de détail qui concernent cette œuvre admirable de la nature, ce qui nous exposeroit à des erreurs, et pourroit compromettre les vérités principales que l’observation a fait apercevoir, je crois que, pour répondre à la question qui vient d’être énoncée, il suffit de présenter les observations et les réflexions suivantes.

Les actes de la vie, ou autrement les mouvemens organiques, à l’aide des affinités et de l’écartement des principes déjà combinés que ces mouvemens et la pénétration des fluides subtils entraînent, opèrent nécessairement des changemens dans l’état, soit des parties contenantes, soit des fluides contenus d’un corps vivant. Or, de ces changemens qui forment des combinaisons diverses et nouvelles, résultent différentes sortes de matières, dont les unes, par la continuité du mouvement vital, sont dissipées ou évacuées, tandis que les autres sont seulement séparées des parties qui n’ont pas encore changé de nature. Parmi ces matières séparées, les unes sont déposées en certains lieux du corps, ou reprises par des canaux absorbans, et servent à certains usages ; telles sont la lymphe, la bile, la salive, la matière prolifique, etc. ; mais les autres, ayant reçu certaines assimilations, sont transportées par la force générale qui anime tous les organes et fait exécuter toutes les fonctions, et ensuite sont fixées dans des parties de convenance ou semblables, soit solides, soit souples et contenantes, dont elles réparent les pertes, et dont, en outre, elles augmentent l’étendue, selon leur abondance et la possibilité qu’elles y trouvent.

C’est donc par la voie de ces dernières, c’est-à-dire, des matières assimilées, ou devenues propres à certaines parties, que s’exécute la nutrition. Ainsi, la première des facultés de la vie, la nutrition, n’est essentiellement qu’une réparation des pertes éprouvées ; ce n’est qu’un moyen qui rétablit ce que la tendance de toutes les matières composées vers leur décomposition étoit parvenue à effectuer à l’égard de celles qui se sont trouvées dans des circonstances favorables. Or, ce rétablissement s’opère à l’aide d’une force qui transporte les matières nouvellement assimilées dans les lieux où elles doivent être fixées, et non par aucune loi particulière, ce que je crois avoir mis en évidence. En effet, chaque sorte de partie du corps animal sécrète et s’approprie, par une véritable affinité, les molécules assimilées qui peuvent s’identifier avec elle.

Mais la nutrition est plus ou moins abondante, selon l’état de l’organisation de l’individu.

Dans la jeunesse de tout corps organisé doué de la vie, la nutrition est d’une abondance extrême ; et alors elle fait plus que réparer les pertes, car elle ajoute à l’étendue des parties.

En effet, dans un corps vivant, toute partie contenante encore nouvelle est, par suite des causes de sa formation, extrêmement souple et d’une foible consistance. La nutrition alors s’y exécute avec tant de facilité qu’elle y est surabondante. Dans ce cas, non-seulement elle répare complétement les pertes ; mais, en outre, par une fixation interne de particules assimilées, elle ajoute successivement à l’étendue des parties, et devient la source de l'accroissement du jeune individu qui jouit de la vie.

Mais après un certain terme, qui varie suivant la nature de l’organisation dans chaque race, les parties, même les plus souples, de cet individu, perdent une grande partie de leur souplesse et de leur orgasme vital ; et leur faculté de nutrition se trouve alors proportionnellement diminuée.

La nutrition, dans ce cas, se trouve bornée à la réparation des pertes ; l’état du corps vivant est stationnaire pendant un certain temps ; et ce corps jouit, à la vérité, de sa plus grande vigueur, mais ne s’accroît plus. Or, l’excédant des parties préparées, qui n’a pu être employé ni à la nutrition, ni à l’accroissement, reçoit de la nature une autre destination, et devient la source où elle puise ses moyens pour reproduire d’autres individus semblables.

Ainsi, la reproduction, troisième des facultés vitales, tire, de même que l’accroissement, son origine de la nutrition, ou plutôt des matériaux préparés pour la nutrition. Mais cette faculté de reproduction ne commence à jouir de son intensité que lorsque la faculté d’accroissement commence à diminuer : on sait assez combien l’observation confirme cette considération ; puisque les organes reproducteurs (les parties sexuelles), dans les végétaux comme dans les animaux, ne commencent à se développer que lorsque l’accroissement de l’individu est sur le point de se terminer.

J’ajouterai que les matériaux préparés pour la nutrition étant des particules assimilées et en autant de sortes qu’il y a de parties différentes dans un corps, la réunion de ces diverses particules que la nutrition et l’accroissement n’ont pu employer, fournit les élémens d’un très-petit corps organisé parfaitement semblable à celui dont il provient.

Dans un corps vivant très-simple, et qui n’a pas d’organes spéciaux, l’excédant de la nutrition rencontrant le terme qui fixe l’accroissement de l’individu, est alors employé à former et à développer une partie qui se sépare ensuite de ce corps vivant, et qui, continuant de vivre et de s’accroître, constitue un nouvel individu qui lui ressemble. Tel est effectivement le mode de reproduction par scission du corps et par gemmes ou bourgeons, lequel s’exécute sans exiger aucun organe particulier pour y donner lieu.

Enfin, à un terme encore plus éloigné, terme pareillement variable, même dans les différens individus d’une race, selon les circonstances de leurs habitudes et celles du climat qu’ils habitent, les parties les plus souples du corps vivant qui y est parvenu ont acquis une rigidité telle, et une si grande diminution dans leur orgasme, que la nutrition ne peut plus réparer qu’incomplétement ses pertes. Alors ce corps dépérit progressivement ; et si quelqu’accident léger, quelqu’embarras intérieur que les forces diminuées de la vie ne sauroient vaincre, n’en amènent pas la fin dans cet individu, sa vieillesse croissante est nécessairement et naturellement terminée par la mort, qui survient à l’époque où l’état de choses qui existoit en lui cesse de permettre l’exécution des mouvemens organiques.

On a nié cette rigidité des parties molles, croissante avec la durée de la vie, parce qu’on a vu qu’après la mort le cœur et les autres parties molles d’un vieillard s’affaissoient plus fortement et devenoient plus flasques que dans un enfant ou un jeune homme qui vient de mourir. Mais on n’a pas fait attention que l’orgasme et l’irritabilité qui subsistent quelque temps encore après la mort, se prolongeoient davantage et conservoient plus d’intensité dans les jeunes individus que dans les vieillards, où ces facultés très-diminuées s’éteignent presqu’en même temps que la vie, et que cette cause seule donnoit lieu aux effets remarqués.

C’est ici le lieu de faire voir que la nutrition ne peut s’opérer sans augmenter peu à peu la consistance des parties qu’elle répare.

Tous les corps vivans, et principalement ceux en qui une chaleur interne se développe et s’entretient pendant le cours de la vie, ont continuellement une portion de leurs humeurs et même du tissu de leur corps dans un véritable état de décomposition ; ils font sans cesse, par conséquent, des pertes réelles, et l’on ne peut douter que ce ne soit aux suites de ces altérations des solides et des fluides des corps vivans que sont dues différentes matières qui se forment en eux, dont les unes sont sécrétées et déposées ou retenues, tandis que les autres sont évacuées par diverses voies.

Ces pertes ameneroient bientôt la détérioration des organes et des fluides de l’individu, si la nature n’eut pas donné aux corps vivans qui les éprouvent, une faculté essentielle à leur conservation ; celle de les réparer. Or, des suites de ces pertes et de ces réparations perpétuelles, il arrive qu’après un certain temps de la durée de la vie, le corps qui y est assujetti peut ne plus avoir dans ses parties aucune des molécules qui les composoient originairement.

On sait que la nutrition effectue les réparations dont je viens de parler ; mais elle le fait plus ou moins complétement, selon l’âge et l’état des organes de l’individu, comme je l’ai remarqué plus haut.

Outre cette inégalité connue dans le rapport des pertes aux réparations selon les âges des individus, il en existe une autre très-importante à considérer, et à laquelle cependant il ne paroît pas qu’on ait donné d’attention. Il s’agit de l’inégalité constante qui a lieu entre les matières assimilées et fixées par la nutrition, et celles qui se dégagent à la suite des altérations continuelles qui viennent d’être citées.

J’ai fait voir dans mes Recherches, etc. (vol. II, p. 202), que la cause de cette inégalité vient de ce que

L’assimilation (la nutrition qui en résulte) fournit toujours plus de principes ou de matières fixes que la cause des pertes n' en enlève ou n’en fait dissiper.

les pertes et les réparations successives que font sans cesse les parties des corps vivans ont été depuis long-temps reconnues ; et néanmoins ce n’est que depuis peu d’années que l’on commence à sentir que ces pertes résultent des altérations que les fluides et même les solides de ces corps éprouvent continuellement dans leur état et leur nature. Enfin, bien des personnes encore ont de la peine à se persuader que ce sont les résultats de ces altérations et des changemens ou combinaisons qui s’opèrent sans cesse dans les fluides essentiels des corps vivans, qui donnent lieu à la formation des différentes matières sécrétoires, ce que j’ai déjà établi[1].

Or, s’il est vrai, d’une part, que les pertes emportent du corps vivant moins de matières fixes, terreuses et toujours concrètes, que de matières fluides, et surtout que de matières coercibles ; et de l’autre part, que la nutrition fournit graduellement aux parties plus de matières fixes que de matières fluides et de substances coercibles ; il en résultera que les organes acquerront peu à peu une rigidité croissante qui les rendra progressivement moins propres à l’exécution de leurs fonctions, ce qui a effectivement lieu.

Loin que tout ce qui environne les corps vivans tende à les détruire, ce que l’on répète dans tous les ouvrages physiologiques modernes ; je suis convaincu, au contraire, qu’ils ne conservent leur existence qu’à l’aide d’influences extérieures, et que la cause qui amène essentiellement la mort de tout individu possédant la vie, est en lui-même et non hors de lui.

Je vois, en effet, clairement que cette cause résulte de la différence qui s’établit peu à peu entre les matières assimilées et fixées par la nutrition, et celles rejetées ou dissipées par les déperditions continuelles que font les corps qui jouissent de la vie, les matières coercées étant toujours les premières et les plus faciles à se dégager de l’état de combinaison qui les fixoit.

En un mot, je vois que cette cause qui amène la vieillesse, la décrépitude, et enfin la mort, réside, par suite de ce que je viens d’exposer, dans l'indurescence progressive des organes ; indurescence qui produit peu à peu la rigidité des parties, et qui, dans les animaux, diminue proportionnellement l’intensité de l'orgasme et de l'irritabilité, roidit et rétrécit les vaisseaux, détruit insensiblement l’influence des fluides sur les solides, et vice versâ ; enfin, dérange l’ordre et l’état de choses nécessaires à la vie, et finit par l’anéantir entièrement.

Je crois avoir prouvé que les facultés communes à tous les corps vivans sont de se nourrir ; de composer eux-mêmes les différentes substances qui constituent les parties de leur corps ; de se développer et de s’accroître jusqu’à un terme particulier à chacun d’eux ; de se régénérer, c’est-à-dire, de reproduire d’autres individus qui leur ressemblent ; enfin, de perdre la vie qu’ils possédoient, par une cause qui est en eux-mêmes.

Maintenant je vais considérer les facultés particulières à certains corps vivans ; et je me bornerai, comme je viens de le faire, à l’exposition des faits généraux, ne voulant entrer dans aucun des détails connus qui se trouvent dans les ouvrages de physiologie.



  1. Mémoires de Phys. et d’Hist. nat., p. 260 à 263 ; et Hydrogéologie, p. 112 à 115.