Philosophie zoologique (1809)/Seconde Partie/Cinquième Chapitre

Seconde Partie, Cinquième Chapitre
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CHAPITRE V.

Du tissu cellulaire, considéré comme la gangue dans laquelle toute organisation a été formée.

À MESURE que l’on observe les faits que nous présente la nature dans ses diverses parties, il est singulier de pouvoir remarquer que les causes, même les plus simples, des faits observés, sont souvent celles qui restent le plus long-temps inaperçues.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on sait que tous les organes quelconques dans les animaux sont enveloppés de tissu cellulaire, et que leurs moindres parties sont dans le même cas.

En effet, il est reconnu, depuis long-temps, que les membranes qui forment les enveloppes du cerveau, des nerfs, des vaisseaux de tout genre, des glandes, des viscères, des muscles et de leurs fibres, que la peau même du corps, sont généralement des productions du tissu cellulaire.

Cependant, il ne paroît pas qu’on ait vu autre chose dans cette multitude de faits concordans, que les faits eux-mêmes ; et personne, que je sache, n’a encore aperçu que le tissu cellulaire est la matrice générale de toute organisation, et que sans ce tissu aucun corps vivant ne pourroit exister et n’auroit pu se former.

Ainsi, lorsque j’ai dit[1] que le tissu cellulaire est la gangue dans laquelle tous les organes des corps vivans ont été successivement formés, et que le mouvement des fluides dans ce tissu est le moyen qu’emploie la nature pour créer et développer peu à peu ces organes aux dépens de ce même tissu, je n’ai pas craint de me voir opposer des faits qui attesteroient le contraire ; car c’est en consultant les faits eux-mêmes qu’on peut se convaincre que tout organe quelconque a été formé dans le tissu cellulaire, puisqu’il en est partout enveloppé, même dans ses moindres parties.

Aussi voyons-nous que, dans l’ordre naturel, soit des animaux, soit des végétaux, ceux de ces corps vivans dont l’organisation est la plus simple, et qui, conséquemment, sont placés à l’une des extrémités de l’ordre, n’offrent qu’une masse de tissu cellulaire dans laquelle on n’aperçoit encore ni vaisseaux, ni glandes, ni viscères quelconques ; tandis que ceux de ces corps qui ont l’organisation la plus composée, et qui, par cette raison, sont placés à l’autre extrémité de l’ordre, ont tous leurs organes tellement enfoncés dans le tissu cellulaire, que ce tissu forme généralement leurs enveloppes, et constitue pour eux ce milieu commun par lequel ils communiquent, et qui donne lieu à ces métastases subites si connues de tous ceux qui s’occupent de l’art de guérir.

Comparez, dans les animaux, l’organisation très-simple des infusoires et des polypes qui n’offre, dans ces êtres imparfaits, qu’une masse gélatineuse, uniquement formée de tissu cellulaire, avec l’organisation très-composée des mammifères, qui présente un tissu cellulaire toujours existant, mais enveloppant une multitude d’organes divers ; et vous jugerez si les considérations que j’ai publiées sur ce sujet important sont les résultats d’un système imaginaire.

Comparez de même, dans les végétaux, l’organisation très-simple des algues et des champignons, avec l’organisation plus composée d’un grand arbre ou de tel autre végétal dicotylédon quelconque ; et vous déciderez si le plan général de la nature n’est pas partout le même, malgré les variations infinies que ses opérations particulières vous présentent. Effectivement, dans les algues inondées, telles que les nombreux fucus qui constituent une grande famille composée de différens genres, et telles encore que les ulva, les conferva, etc., le tissu cellulaire, à peine modifié, se montre de manière à prouver que c’est lui seul qui forme toute la substance de ces végétaux ; en sorte que, dans plusieurs de ces algues, les fluides intérieurs, par leurs mouvemens dans ce tissu, n’y ont encore ébauché aucun organe quelconque ; et dans les autres, ils n’y ont frayé que quelques canaux rares qui vont alimenter les corpuscules reproductifs que les botanistes prennent pour des graines, parce que souvent ils les trouvent enveloppés plusieurs ensemble dans une vésicule capsulaire, comme le sont aussi les gemmes de beaucoup de sertulaires connues.

On peut donc se convaincre, par l’observation, que, dans les animaux les plus imparfaits, tels que les infusoires et les polypes, et dans les végétaux les moins parfaits, tels que les algues et les champignons, tantôt il n’existe aucune trace de vaisseaux quelconques, et tantôt il ne se trouve que des canaux rares simplement ébauchés ; enfin, on peut reconnoître que l’organisation très-simple de ces corps vivans n’offre qu’un tissu cellulaire, dans lequel les fluides qui le vivifient se meuvent avec lenteur, et que ces corps, dépourvus d’organes spéciaux, ne se développent, ne s’accroissent, et ne se multiplient ou ne se régénèrent que par une faculté d'extension et de séparation de parties reproductives qu’ils possèdent dans un degré très-éminent.

À la vérité, dans les végétaux, même dans les plus perfectionnés en organisation, il n’y a pas de vaisseaux comparables à ceux des animaux qui ont un système de circulation.

Ainsi, l’organisation intérieure des végétaux n’offre réellement qu’un tissu cellulaire plus ou moins modifié par le mouvement des fluides ; tissu qui est très-peu modifié dans les algues, dans les champignons, et même dans les mousses, tandis qu’il l’est beaucoup plus dans les autres végétaux, et surtout dans ceux qui sont dicotylédons. Mais partout, même dans les végétaux les plus perfectionnés, il n’y a véritablement à l’intérieur de ces corps vivans qu’un tissu cellulaire modifié en une multitude de tubes divers, la plupart parallèles entre eux, par suite du mouvement ascendant et du mouvement descendant des fluides, sans que ces tubes, dans leur structure, soient pour cela des canaux comparables aux vaisseaux des animaux qui possèdent un système de circulation. Nulle part ces tubes végétaux ne s’entrelacent et ne forment ces masses particulières de vaisseaux repliées et enlacées de mille manières, que nous nommons glandes conglomérées dans les animaux qui ont une circulation. Enfin, dans tous les végétaux, sans exception, l’intérieur de ces corps ne présente aucun organe spécial quelconque : tout y est tissu cellulaire plus ou moins modifié, tubes longitudinaux pour le mouvement des fluides, et fibres plus ou moins dures et pareillement longitudinales pour l’affermissement de la tige et des branches.

Si, d’une part, l’on reconnoît que tout corps vivant quelconque est une masse de tissu cellulaire dans laquelle se trouvent enveloppés des organes divers plus ou moins nombreux, selon que ce corps a une organisation plus ou moins composée ; et si, de l’autre part, l’on reconnoît aussi que ce corps, quel qu’il soit, contient, dans ses parties, des fluides qui y sont plus ou moins en mouvement, selon que, par l’état de son organisation, il possède une vie plus ou moins active ou énergique ; on doit donc conclure que c’est au mouvement des fluides dans le tissu cellulaire qu’il faut attribuer originairement la formation de toute espèce d’organe dans le sein de ce tissu, et que conséquemment chaque organe doit en être enveloppé, soit dans son ensemble, soit dans ses plus petites parties ; ce qui a effectivement lieu.

Relativement aux animaux, je n’ai pas besoin de faire sentir que, dans diverses parties de leur intérieur, le tissu cellulaire s’étant trouvé resserré latéralement par les fluides en mouvement qui s’y ouvroient un passage, a été affaissé sur lui-même dans ces parties ; qu’il s’y est trouvé comprimé et transformé, autour de ces masses courantes de fluide, en membranes enveloppantes ; et qu’à l’extérieur, ces corps vivans étant sans cesse comprimés par la pression des fluides environnans (soit les eaux, soit les fluides atmosphériques), et modifiés par des impressions externes, et par des dépôts qui s’y sont fixés, leur tissu cellulaire a formé cette enveloppe générale de tout corps vivant qu’on nomme peau dans les animaux, et écorce dans les plantes.

J’étois donc fondé en raisons, lorsque j’ai dit, « que le propre du mouvement des fluides dans les parties souples des corps vivans qui les contiennent, et principalement dans le tissu cellulaire de ceux qui sont les plus simples, est de s’y frayer des routes, des lieux de dépôt et des issues ; d’y créer des canaux, et, par suite, des organes divers ; d’y varier ces canaux et ces organes à raison de la diversité, soit des mouvemens, soit de la nature des fluides qui y donnent lieu ; enfin, d’agrandir, d’allonger, de diviser et de solidifier graduellement ces canaux et ces organes par les matières qui se forment sans cesse dans ces fluides composés, qui s’en séparent ensuite, et dont une partie s’assimile et s’unit aux organes, tandis que l’autre est rejetée au dehors. » (Rech. sur les Corps vivans, p. 8 et 9.)

De même j’étois fondé en raisons, lorsque j’ai dit, « que l’état d’organisation dans chaque corps vivant a été obtenu petit à petit par les progrès de l’influence du mouvement des fluides (dans le tissu cellulaire d’abord, et ensuite dans les organes qui s’y trouvent formés), et par ceux des changemens que ces fluides y ont continuellement subi dans leur nature et leur état, par la succession habituelle de leurs déperditions et de leurs renouvellemens. »

Enfin, j’étois autorisé par ces considérations, lorsque j’ai dit, « que chaque organisation et chaque forme acquises par cet état de choses et par les circonstances qui y ont concouru, furent conservées et transmises par la génération, jusqu’à ce que de nouvelles modifications de ces organisations et de ces formes eussent été acquises par la même voie et par de nouvelles circonstances. » (Rech. sur les Corps vivans, p. 9)

Il résulte de ce que je viens d’exposer, que le propre du mouvement des fluides dans les corps vivans, et par conséquent du mouvement organique, est non-seulement de développer l’organisation, tant que ce mouvement n’est point affoibli par l’indurescence que la durée de la vie produit dans les organes ; mais que ce mouvement des fluides a, en outre, la faculté de composer peu à peu l’organisation, en multipliant les organes et les fonctions à remplir, à mesure que de nouvelles circonstances dans la manière de vivre, ou que de nouvelles habitudes contractées par les individus, l’excitent diversement, exigent de nouvelles fonctions, et conséquemment de nouveaux organes.

J’ajoute à ces considérations, que plus le mouvement des fluides est rapide dans un corps vivant, plus il y complique l’organisation, et plus alors le système vasculaire s’y ramifie.

C’est du concours non interrompu de ces causes et de beaucoup de temps, ainsi que d’une diversité infinie de circonstances influentes, que les corps vivans de tous les ordres ont été successivement formés.


L’organisation végétale s’est aussi formée dans un tissu cellulaire.

Que l’on se représente un tissu cellulaire, dans lequel, par certaines causes[2], la nature n’a pu établir l'irritabilité, et on aura l’idée de la gangue dans laquelle toute organisation végétale a été formée.

Si l’on considère ensuite que les mouvemens des fluides dans les végétaux ne sont excités que par des influences extérieures, on se convaincra que, dans cette sorte de corps vivans, la vie ne peut avoir qu’une foible activité, même dans les temps et les climats où la végétation est rapide, et que conséquemment la composition de l’organisation, dans ces êtres, est nécessairement restreinte dans des limites très-resserrées.

On s’est donné des peines infinies pour connoître dans ses détails l’organisation des végétaux : on a cherché en eux des organes particuliers ou spéciaux, comparables, s’il étoit possible, à quelques-uns de ceux que l’on connoît dans les animaux ; et les résultats de tant de recherches n’ont abouti qu’à nous montrer dans leurs parties contenantes, un tissu cellulaire plus ou moins serré, dont les cellules plus ou moins allongées, communiquent entre elles par des pores, et des tubes vasculaires de différente forme et grandeur, ayant, la plupart, des pores latéraux, ou quelquefois des fentes.

Tous les détails qui ont été présentés sur ce sujet fournissent peu d’idées claires et générales, et les seules qu’il nous semble convenable d’admettre comme telles, sont :

1°. Que les végétaux sont des corps vivans plus imparfaits en organisation que les animaux, et dans lesquels les mouvemens organiques sont moins actifs, les fluides s’y mouvant avec plus de lenteur, et l'orgasme des parties contenantes n’y existant que d’une manière très-obscure ;

2°. Qu’ils sont essentiellement composés de tissu cellulaire, puisque ce tissu se reconnoît dans toutes leurs parties, et que dans les plus simples d’entre eux (les algues, les champignons, et vraisemblablement toutes les plantes agames), on le trouve à peu près seul et n’ayant encore subi que peu de modifications ;

3°. Que le seul changement que le tissu cellulaire ait éprouvé dans les végétaux monocotylédons ou dicotylédons, de la part des fluides qui ont été mis en mouvement dans ces corps, consiste en ce que certaines parties de ce tissu cellulaire ont été transformées en tubes vasculaires, de grandeur et de forme variées, ouverts aux extrémités, et ayant, la plupart, des pores latéraux divers.

J’ajouterai à tout ce que je viens de dire sur ce sujet, que le mouvement des fluides se faisant en général, soit en montant, soit en descendant, dans les végétaux, l’on sent que leurs vaisseaux doivent être presque toujours longitudinaux et à peu près parallèles entre eux, ainsi qu’à la direction de la tige et des branches.

Enfin, la partie extérieure du tissu cellulaire, qui constitue la masse de chaque végétal et la matrice de sa chétive organisation, étant affaissée et resserrée par les impressions que font sur elle le contact, la pression et le froissement varié des milieux environnans, et se trouvant épaissie par des dépôts, est transformée en un tégument général[3], qu’on nomme écorce, et qui est comparable à la peau des animaux. De là l’on conçoit que la surface externe de cette écorce, plus désorganisée encore que l’écorce elle-même, par les causes que je viens d’indiquer, doit constituer cette pellicule extérieure qu’on nomme épiderme, soit dans les végétaux, soit dans les animaux.

Ainsi, si l’on considère les végétaux sous le rapport de leur organisation intérieure, tout ce qu’ils nous montrent de saisissable est, pour les plus simples d’entre eux, un tissu cellulaire sans vaisseaux, mais diversement modifié, étendu ou resserré dans ses expansions, par la forme particulière du végétal ; et pour ceux qui sont plus composés, un assemblage de cellules et de tubes vasculiformes de différentes grandeurs, ayant, la plupart, des pores latéraux, et des fibres plus ou moins abondantes qui résultent du resserrement et de l’endurcissement qu’une partie des tubes vasculaires a été forcée de subir. Voilà tout ce que présente l’organisation intérieure des végétaux, relativement aux parties contenantes, leur moelle même n’en étant pas exceptée.

Mais si l’on considère les végétaux sous le rapport de leur organisation extérieure, tout ce qu’ils nous offrent de plus général et de plus essentiel à remarquer, comprend :

1°. Toutes les particularités de leur forme, de leur couleur, de leur consistance, et de celles de leurs parties ;

2°. L’écorce qui les recouvre partout et qui les fait communiquer par ses pores avec les milieux environnans ;

3°. Les organes plus ou moins composés, qui naissent à l’extérieur, se développent dans le cours de la vie du végétal, servent à sa reproduction, n’exécutent qu’une seule fois leurs fonctions, et sont les plus importans à considérer pour déterminer les caractères et les vrais rapports de chaque végétal.

C’est donc dans la considération des parties extérieures des plantes, et principalement dans celle des organes qui sont propres à leur reproduction, qu’il faut chercher les moyens de caractériser les végétaux, et de déterminer leurs rapports naturels.

D’après tout ce que je viens d’exposer, comme étant le résultat positif des connoissances acquises par l’observation, il est évident que, d’une part, les vrais rapports dans les animaux ne peuvent être déterminés que d’après leur organisation intérieure, parce qu’elle en fournit les moyens et les seuls véritablement importans ; et que, de l’autre part, ces rapports ne peuvent être pareillement déterminés dans les végétaux, ainsi que les coupes qui y distinguent les classes, les ordres, les familles et les genres, que d’après l’organisation extérieure de ces corps vivans ; car leur organisation intérieure est trop peu composée et trop confuse dans les différentes modifications qu’on peut observer en elle, pour offrir les moyens propres à remplir de pareils objets.

Nous venons de voir que le tissu cellulaire est généralement la gangue ou la matrice dans laquelle toute organisation a été primitivement formée, et que ce fut par les suites du mouvement des fluides intérieurs des corps vivans que tous leurs organes furent créés dans cette gangue et à ses dépens. Maintenant nous allons examiner rapidement si l’on est réellement autorisé à attribuer à la nature la faculté de former des générations directes.



  1. Discours d’ouvertutre du Cours des Animaux sans vertèbres, prononcé en 1806, p. 33. Dès l’an 1796, j’exposois ces principes dans les premières leçons de mon Cours.
  2. L’analise chimique a fait voir que les substances animales abondent en azote, tandis que les substances végétales sont dépourvues de cette matière, ou n’en contiennent que dans de très-petites proportions. Il y a donc entre la nature des substances animales et celle des substances végetales une différence reconnue : or, cette différence peut être cause que les agens qui produisent l’orgasme et l’irritabilité des animaux, ne peuvent établir les mêmes facultés dans les parties des végétaux vivans.
  3. Si les tiges des palmiers et de certaines fougères paroissent sans écorce, c’est que ces tiges ne sont 'que des collets radicaux allongés, dont l’extérieur offre une continuité de cicatrices qu’ont laissé les anciennes feuilles après leur chute* ; ce qui fait qu’il n’y peut exister une écorce continue ou sans interruption ; mais on ne peut nier que chaque partie séparée de cet extérieur n’ait son écorce particulière, quoique plus ou moins perceptible, à cause du peu d’extension de ces parties.