Philosophie religieuse : la Création

PHILOSOPHIE RELIGIEUSE.

   Monsieur le Directeur,

Le spiritualisme, séparé du christianisme, lors mème qu’il n’est pas de l’hypocrisie, de la déception et de l’imposture, n’est que du quiétisme, du piétisme, ou tout bonnement du panthéisme.

On ne peut donc assez applaudir au zèle éclairé, aux nobles efforts de ces savants qui, comme les honorables écrivains de votre Revue contemporaine, se proposent de le faire, travaillent à rétablir le vrai spiritualisme dans la science et dans l’art, particulièrement en ce temps où les peuples, désabusés et même dégoûtés des doctrines matérialistes qui les ont perdus, aspirent, poussés par le besoin qu’ils en éprouvent, à revenir aux doctrines de l’esprit, qui seules peuvent les sauver.

Je regrette, M. le directeur, que mes occupations et mes engagements ne me permettent pas de coopérer, par mes faibles moyens, autant que j’en au- rais l’envie, au succès de votre estimable Revue ; mais toutes les fois que j’en aurai la possibilité, je ne ferai pas défaut à vos instances, très-honorables pour moi, et à mon propre désir.

Pour gage de ces dispositions, à l’égard de votre Recueil, ne pouvant dans ce moment faire autre chose, je vous envoie ci-joint quelques-unes des notes de ma sixième conférence sur la Création, que, s’il plaît à Dieu, je me propose de prêcher à la Madeleine, le 15 de ce mois, le jour même où votre Recueil paraitra pour la première fois. Vous ferez de ces notes l’usage que vous jugerez à propos d’en faire. C’est l’explication de quelques passages de l’Ecriture Sainte, qui attestent la grandeur et la magnificence avec lesquelles le dogme de la Création a été révélé. Ce sujet, si je ne me trompe, c’est de la philosophie chrétienne, et il me semble qu’il entre de droit dans le cercle de vos idées et de vos travaux.

Agréez, M. le directeur, avec le témoignage de ma sympathie, l’expression de ma considération très-distinguée.

LE P. VENTURA DE RAULICA,
C. R.
Paris, 6 avril 1852.

LA CRÉATION.

Avant de voir dans quels termes s’est exprimée l’Ecriture Sainte par rapport à l’œuvre de Dieu, dans l’ordre naturel, la Création, il faut voir dans quels termes elle s’est exprimée par rapport à Dieu lui-même ; car on ne peut se faire une juste idée de la Création, que lorsqu’on s’est déjà fait une juste idée de Dieu. Et c’est parce qu’ils ne connaissaient pas Dieu de la manière parfaite, dont nous le connaissons, que les anciens philosophes n’ont jamais rien compris à la vraie origine du monde.

Dieu n’est parfaitement connu que de lui-même : c’est à lui donc à nous dire ce qu’il est. Il l’a fait, comme il lui convenait de le faire, dans une seule parole, et dans cette parole unique il nous a plus dit, plus révélé, plus appris de son incompréhensible nature que tous les livres qui parlent de Dieu et qui sont sortis de la plume de l’homme. Il l’a fait lorsqu’il a dit à Moïse, au premier historien de ses merveilles, au premier secrétaire intime de ses mystères…

Mais qu’a-t-il dit à Moïse ? Raison humaine, abaisse-toi, replie tes ailes devant la majesté de la parole de Dieu, et pénétrée d’un religieux respect, dans le silence de l’étonnement, dans l’humilité de l’adoration et de la prière, écoute ton Dieu, parlant de lui-même, se définissant lui-même, renfermant dans un mot tout lui-même ; » il a dit : « JE SUIS, QUI SUIS ; EGO SUM, QUI SUM, » et ensuite il a répété encore : « CELUI QUI EST m’envoie auprès de vous ; » « QUI EST, misit me ad vos. » (Exod.) Oh ! parole ! grande, ineffable parole ! immense dans sa petitesse, sublime dans son aisance, profonde, mystérieuse, magnifique dans sa simplicité.

D’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis ; » Dieu n’est que l’être ; l’être, et rien de plus, rien de moins, est son véritable nom, son nom essentiel, incommunicable, glorieux. Être, ce ne sont que quatre lettres, deux syllabes ; mais ces syllabes et ces lettres résument à elles seules toute l’histoire, toute la vie de la nature incréée. Être n’est qu’un mot, mais ce mot renferme tout le mystère de l’Être infini.

D’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis ; » Dieu seul est son propre être, dans lequel l’être et l’essence, la possibilité et l’actualité, distingués en tout ce qui n’est pas Dieu, sont la même chose, et se confondant dans une seule et même conception, sont l’unique substance de Dieu dans laquelle l’être est la vie, la vie est l’opération, l’opération est la puissance, la puissance est la nature, la nature est l’être, l’être est Dieu, comme Dieu est l’être ; Ego sum, qui sum.

D’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis ; » c’est-à-dire que : « Dieu est » au temps présent, à la signification indéfinie, au sens absolu, et sans autre adjonction, Dieu est l’être simple, l’être en réalité et non par accident, l’être par nécessité et non par contingence, l’être ayant en lui-même le principe, la cause, la raison, la nécessité de son être : l’être substantiel, l’être par essence, l’être qui n’est ni déterminé à aucun genre, ni particularisé à aucune espèce, ni circonscrit à aucune individualité concrète, ni borné par aucune limite, l’être essentiellement subsistant, l’être absolu, l’être universel, l’être infini, l’être parfait.

D’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis ; » rien n’a été en Dieu, rien n’y sera, mais tout y est. Il ne faut pas demander : « Quand il a été ? » Il ne faut pas répondre : « Il a été toujours, il ne cessera jamais. » Ces mots « toujours » et « jamais » disent certainement beaucoup, mais ils ne disent pas autant que le mot : « Il est. » Toujours et jamais indiquent le passé et l’avenir. Toujours et jamais sentent la succession et le temps ; et il n’y a pas de temps, de succession, d’avenir et de passé dans « celui qui est. » — Il est ; et voilà tout. Ce mot seul signifie un présent sans commencement et sans fin, un présent complet, infini et indivisible, tel qu’il con- vient à Dieu. Ce mot seul exprime d’une manière claire et précise la permanence immobile, absolue, infinie de Dieu, l’éternité de Dieu.

D’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis ; » il n’y a rien d’étendu en Dieu comme il n’y a rien de successif ; il n’y a ni « en delà » ni « en deçà, » comme il n’y a ni passé ni avenir. Il ne faut pas demander : « Où il est ? » comme il ne faut pas demander « Quand il a été ? » Il est par rapport à l’espace dans tous les points de l’espace, sans l’espace, comme il est par rapport au temps, dans toutes les périodes du temps, sans le temps. Il n’est dans aucun lieu particulier, comme il n’appartient à aucune durée particulière. Il est de tous les espaces et de tous les lieux ; et hors de tout lieu et de tout espace ; comme il est de tout temps et de toute durée, et hors de toute durée et de tout temps. Il est partout, comme il est toujours. — Il est immense comme il est éternel.

D’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis ; » il est l’être par soi et non l’être par d’autres. Et comme la manière d’être est conforme à la nature de l’être, Dieu étant être par soi, il est aussi par soi dans sa manière d’être. N’ayant reçu l’être de personne, il n’a rien reçu de personne touchant son état et sa manière d’être. Il trouve en lui-même ce qui lui est nécessaire pour être ce qu’il doit être, pour être tout lui-même. Il est dégagé de toute loi, de toute condition, de toute servitude, de toute nécessité dans sa manière d’être, comme dans son être, c’est-à-dire qu’il est aussi indépendant qu’il est éternel et immense.

D’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis, » Dieu est le plus être de tous les êtres, l’Être par excellence, l’Être au suprême degré, à la plus haute puissance de l’être, épuisant en lui seul tout être ; l’Être réunissant en lui toute la force, toute la vertu, toute l’énergie, toutes les qualités, tous les modes, toutes les conditions, toutes les nuances de l’Être, mais d’une manière toute spirituelle et parfaite. Dès lors, il n’a de limites aucune part, d’aucun côté. Il n’a de défaillance, de défaut dans aucune de ses manières d’être, dans aucun de ses attributs et de ses perfections, comme il ne l’a pas dans son être, et il est sage sans limites, puissant sans limites, juste et bon sans limites il est infini en tout. L’Être absolu et l’Infini sont synonymes. Il est le non plus ultra de la perfection, la réunion, le comble de toute perfection ; il est l’Être infiniment parfait et parfaitement infini.

Enfin, d’après cette étonnante parole : « Je suis, qui suis, » Dieu est l’Être à lui seul, le principe, la raison, la cause, la source de tout être, pouvant réaliser tout être hors de lui par la fécondité infinie de son être, sans lui communiquer rien de sa substance, rien n’existant que de lui et par lui, et Lui, donnant l’être à tout ce qui est. Dieu est l’être qu’aucune création ne fatigue, qu’aucune opération ne dérange, qu’aucune difficulté n’arrête, qu’aucun événement n’altère, et restant toujours, après mille créations, dans toute l’intégrité infinie de son être, restant ce qu’il est, l’Être souverain, l’Être infini, l’être parfait, le seul être existant, parfaitement existant en lui-même, l’être lui-même, Ego sum, qui sum. De sorte qu’on ne saurait rien dire de Dieu, de plus grand, de plus sublime, de plus magnifique, de plus parfait que cette parole : « Il est. » En disant : « Il est ! » tout est dit. Après avoir dit qu’il est, il ne reste plus rien à dire.

Or, il est vrai que l’homme a l’idée de l’être. C’est cette idée qui est la base de son intelligence, de sa raison, de son langage, et parler n’est qu’affirmer ou nier les différentes nuances, les états différens de l’être. Tout le langage de l’homme est dans le verbe. Point de discours sans verbe, et le verbe n’est que l’idée de l’Être. Mais cette idée de l’être, sans laquelle il n’y a ni raison ni parole, l’homme ne l’a que par voie de concession, de grâce, d’emprunt. C’est le reflet de l’intelligence divine dans son intelligence[1]. Esprit fini, n’ayant pas l’idée de l’être en lui-même, par lui-même, il ne peut concevoir l’être d’une manière absolue ; il n’en peut pas saisir toute la portée infinie. Il n’a pas pu renfermer tout l’Être infini dans un mot ; il n’a pas pu inventer cette immense parole, cette parole infiniment parfaite comme le Dieu qui l’a prononcée. Je défie tous les philosophes d’oser affirmer sérieusement que cette parole a pu sortir de l’intelligence de l’homme. Non, aucune intelligence créée ne pouvait s’élever si haut pour comprendre et dire que « Dieu est l’Être, et que l’Être est Dieu. »

Nous connaissons toutes les définitions que l’homme a données de Dieu sans avoir consulté Dieu lui-même. Ce sont des circonlocutions, des périphrases, qui disent plutôt ce que Dieu n’est pas que ce que Dieu est. Cette formule algébrique renfermant dans un mot l’idée la plus vraie, la plus complète de l’Être infini ; cette définition, à laquelle on ne saurait rien ajouter sans l’obscurcir, sans l’amoindrir, la circonscrire, l’humaniser, la dégrader au lieu de la rendre plus imposante et plus claire, n’a pu être pensée, dite que par Dieu lui-même. Dieu seul pouvait dire ce qu’il est, et l’Être seul pouvait dire qu’il est l’Être, tout l’Être et rien que l’Être. Il n’y a que Dieu qui ait pu parler ainsi de lui-même et se définir ainsi lui-même. Cette seule parole donc suffirait à elle seule pour prouver que Dieu a vraiment parlé, que l’Écriture Sainte est un livre que l’homme a écrit, mais sous la dictée de Dieu ; sur la terre, mais sous l’inspiration du ciel.

Or, cette seule idée que Dieu a donnée, cette seule parole qu’il a prononcée de lui-même ne suffit-elle pas aussi à elle seule pour nous faire concevoir que Dieu a pu tout créer du néant ? Car, comment ? la chaleur n’a besoin que d’elle-même pour produire la chaleur ; la lumière n’a besoin que d’elle-même pour produire la lumière ; la science n’a besoin que d’elle-même pour produire la science ; et l’Être infini aurait-il eu besoin d’autre chose que de sa volonté et de sa parole pour créer des êtres finis ? Et l’Être complet, l’Être absolu, l’Être universel, l’Être ayant en lui toute l’unité, toute la totalité, toute la plénitude, toute l’abondance, tout le complément, toute l’immensité, toute la perfection l’Être, aurait-il eu besoin d’autre chose que de son Être pour donner l’Être sans partager la substance de son Être ?

Maintenant que notre esprit, élevé par la main même de Dieu, se trouve placé à une grande hauteur par rapport à la connaissance de Dieu, nous pouvons mieux saisir ce qu’il y a de grand, d’admirable, de divin dans les formules sacrées par lesquelles il nous a révélé le règne de la Création.

La Bible, le livre par excellence, le Répertoire de toute vérité, l’auguste dépôt de la pensée de Dieu, des desseins de Dieu, des oracles de Dieu et des mystères de sa sagesse, de sa puissance, de sa bonté, qui se rapportent à l’homme, débute par ces mots :

« Au commencement, Dieu a créé le ciel et la terre : In principio creavit Deus cælum et terram. » Oh ! que ce début est sublime, que cet exorde est magnifique, que cette parole est éblouissante de lumière, majestueuse de grandeur, imposante d’autorité !

On ne pouvait exprimer d’une manière plus claire, plus précise, plus tranchante, plus digne, l’origine des choses. On ne pouvait mieux s’y prendre pour constater qu’il n’y avait rien d’existant avant que Dieu ne l’eut créé.

En lisant Virgile, j’éprouve du plaisir ; en lisant Platon, j’admire ; en lisant Moïse, j’adore. Ailleurs, c’est de l’esprit, très-souvent de la pédanterie ; ici, c’est de la véritable sagesse. Ailleurs, je n’entends que des écoliers ; ici, j’entends le maître. Ailleurs, c’est le langage de la terre ; ici, c’est le langage du ciel. Ailleurs, c’est le style de l’homme ; ici, c’est le style de Dieu.

Quel philosophe, quel poète aurait su imaginer un mot si profond, un tour si heureux, une phrase si énergique, une élocution dont la signification est immense, la portée sublime, la grandeur infinie ?

L’homme n’a jamais parlé de cette manière… Je me trompe : tous les prophètes, tous les évangélistes ont le même style ; mais c’est que tous ils ont écrit sous la même dictée, ont été éclairés par la même lumière, poussés par la même inspiration ; c’est qu’ils sont tous des écoliers du mème précepteur, des secrétaires du même maître : l’Esprit de Dieu.

Grand Dieu où trouver dans les livres des hommes autant de philosophie avec si peu de rhétorique, autant de pensées dans si peu de mots, autant de grâces avec si peu d’artifice, autant de sublime dans une si grande simplicité, autant de science avec toute absence de prétention ?

Ce langage sent le ciel, ces mots portent en relief le cachet de la Divinité. L’homme seul n’a pas pu écrire cela, parce qu’il n’a pas pu le penser. Il y a ici quelque chose qui n’est pas de ce monde, une couleur, un vernis divin.

Un historien profane aurait-il tracé ainsi l’histoire de la création du monde ? Il aurait cherché à appuyer son récit sur des documents, à l’éclaircir par des raisonnements, à le confirmer par des témoignages, à le faire valoir par des autorités. Il aurait surtout présenté les faits de manière à les rendre acceptables par la raison, et même par l’imagination, en écartant tout ce que la raison ne peut pas saisir, tout ce dont la raison s’effraie, se révolte, se scandalise, tout ce qui est au-dessus de la portée, des conceptions de la raison. Et, en effet, tous ceux qui ont écrit sur l’origine du monde, en dehors de la révélation mosaïque, s’y sont tous pris de cette manière, et ils ne nous ont donné que des poèmes fabriqués à grands frais d’imagination, des probabilités plus ou moins téméraires, des romans plus ou moins grossiers, plus ou moins absurdes ; mais ils ne nous ont pas donné, ils n’ont pas pu nous donner l’histoire véritable de la création.

Mais l’écrivain sacré, écrivant sous la dictée d’en haut, assuré de la lumière céleste qui l’éclaire, tranquille sur la parole divine qu’il entend, plein de confiance dans le souffle surnaturel qui l’inspire, certain de la vérité qu’il annonce, et fort de l’autorité que Dieu lui donne, s’y est pris d’une manière bien différente. Il déroule devant les yeux du lecteur, en peu de mots, une série immense de faits merveilleux, sans faire de raisonnements, sans apporter de preuves, sans y ajouter de commentaires, sans donner d’explication, paraissant nous dire : Au nom du Dieu aussi infaillible qu’il est tout puissant, c’est ainsi : croyez.

Avec les lecteurs pour lesquels il écrit, les esprits dociles, les cœurs droits qui ne demandent pas à l’homme de les instruire de la vérité de Dieu, ce grand hagiographe sait très bien qu’il n’a pas des précautions à prendre, des susceptibilités à ménager, des réticences à faire ; et, avec l’assurance que lui donne sa mission d’en haut, sans crainte d’être démenti, il tonne de cette voix qui a fait trembler le Sinaï, et il dit : « Au commencement, Dieu a créé le ciel et la terre. La terre était vide et stérile ; les ténèbres la couvraient de manière à en faire un abîme, et l’Esprit du Seigneur planait sur les eaux ; et Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite ! »

La seule précaution qu’il a prise, c’est celle-ci : de ne rien dire qui eût même l’air d’être contraire à la vraie raison, à la saine raison, à la droite raison, tout en disant des choses supérieures et incompréhensibles à la raison.

La seule précaution qu’il a prise c’est celle-ci : de préciser le dogme, d’établir la vérité de ce grand fait de Dieu, de manière à fermer la porte, à ne pas laisser de place, dans la suite des temps, aux chicanes, aux sophismes, aux délires de la raison.

Mais en disant que c’est seulement de cet instant qu’a commencé la série des êtres hors de Dieu et que tout hors de Dieu a eu un commencement : puisque rien avant cette époque n’avait commencé, ni le ciel ni la terre, ces deux parties de l’univers que nous connaissons, qui nous appartiennent, qui nous touchent, qui nous frappent ; en disant qu’avant que Dieu les ait créés ils n’étaient d’aucune manière, ils n’existaient dans aucune cause, ils n’avaient aucune réalité préexistante, et que c’est le commencement du commencement de tout ce qui n’est pas Dieu ; c’est la source, le principe, le premier anneau de la chaîne des êtres créés qui s’est développée dans l’immensité de l’espace ; Moïse a constaté que non-seulement l’ordre, l’harmonie, les formes des êtres du monde, mais aussi la matière première des êtres et du monde a eu un commencement ; et par là Moïse exclut l’hypothèse absurde de l’éternité de la matière dont, selon la philosophie humaine, Dieu se serait servi pour former le monde.

En disant que « la terre était vide et stérile, obscure, un chaos ténébreux, un abîme informe, impuissant à rien former, a rien produire, et que l’Esprit du Seigneur planait sur les eaux, » il nous montre cet Esprit de Dieu, dit saint Cyprien, non pas comme l’âme substantielle du monde se communiquant aux choses ; mais comme le dispensateur magnifique distribuant de sa plénitude toute puissante, concédant, par un trait de son inépuisable bonté aux choses informes et infécondes, la vertu, les qualités propres à produire les effets qu’elles étaient destinées à produire ; et comme un soleil invisible qui échauffe tout ce qui lui est sujet, et devenant, sans rien communiquer de lui-même, sans rien perdre de lui-même, sans se partager lui-même, l’âme de tout ce qui est animé, la vie de tout ce qui vit ; quasi sol omnia calefaciens, omnium viventium anima ; ou, comme dit saint Augustin, Moïse nous montre cet Esprit de Dieu planant sur les premières œuvres de la création, comme l’intelligence et la volonté de l’architecte plane sur les choses qu’il va fabriquer ; il nous fait entendre que l’Esprit de Dieu a communiqué de sa vertu aux choses sans leur rien communiquer de sa substance ; leur a imprimé le mouvement sans s’unir à elles par sa personne ; que toute qualité, toute vertu, toute force, toute énergie de la matière n’est pas le produit de l’électricité, de la chaleur, du mouvement, essentiels à la matière ; mais du don de la puissance de l’esprit de Dieu. Et par là, Moise a repoussé d’avance les deux autres hypothèses, encore plus absurdes et plus impies, par lesquelles la raison philosophique a prétendu s’expliquer l’existence du monde, c’est-à-dire l’hypothèse que Dieu ait tout créé de sa propre substance, ou le panthéisme ; et l’hypothèse que tout soit sorti de l’énergie, du mouvement, des combinaisons fortuites de la matière, ou le matérialisme.

Saint Ambroise dit aussi : Combien est admirable l’ordre de ce récit : Moïse commence par établir en principe la grande vérité que les hommes avaient déjà commencé à nier ; il leur fait connaître la véritable origine du monde, afin que les hommes ne puissent penser que le monde n’ait pas eu d’origine. Mais en nous indiquant le commencement du monde, Moïse nous indique aussi le commencement de la matière, la forme d’où est sortie toute créature du monde ; et par là il a prévenu l’erreur de croire la matière incréée, égale, coéternelle et consorte de la substance divine.

Mais il ne faut pas s’étonner que Moise ait ainsi raconté la Création. Ce n’est pas, dit le même docteur, à la suite de recherches et de dé- monstrations de la raison humaine ; ce n’est pas pour s’être repu des vains et faux principes de la philosophie ; mais c’est rempli de la grande idée que Dieu lui-même avait donnée à son historien de son esprit et de sa puissance, et comme le témoin oculaire, en quelque sorte, de l’opération divine, que Moïse a prononcé cette grande parole : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. »

Mais tâchons de pénétrer, autant que possible, dans le sens de ces mots divins, dont chacun pourrait fournir le sujet d’un livre, de plusieurs livres même et de la contemplation et de l’extase de toute la vie de l’homme.

« Au commencement, c’est-à-dire avant tout commencement, avant tout ordre de principes, avant toute série de faits, avant toute existence de choses ; lorsque rien n’avait encore commencé, lorsque rien n’avait eu aucun commencement, lorsque le tout était à commencer.

« Au commencement, » c’est-à-dire lorsque le tout n’était que possible et rien n’était en acte ; lorsque le tout n’était qu’à l’état d’idée, de pensée, de dessein intérieur dans l’intelligence infinie, et rien encore n’était un phénomène extérieur, un fait accompli, une réalité physique ; lorsque rien n’était ni sensible, ni matériel, ni concret ; lorsque tout allait commencer, allait exister, allait être fait ; lorsque rien n’était encore, excepté Dieu, rien n’ayant encore été fait, rien n’ayant commencé de ce qui commence : Dieu n’ayant pas de commencement.

« Au commencement, » c’est-à-dire que c’est de cet instant que Dieu se plait à réaliser le décret, arrêté de toute éternité, de commencer le monde et de créer une série d’opérations ad extra, n’ayant, de toute éternité, opéré toujours qu’ad intra, en lui-même, par la génération éternelle d’une parole infinie, par l’éternelle production d’un infini amour, et que c’est de cet instant qu’il a commencé à former des créatures, en les faisant causes diverses à leur tour, causes secondes, causes finies, tout en restant lui-même cause unique, cause première et cause infinie ; et en imprimant sur elles, par voie de ressemblance ou par voie de vestige, le cachet, les armoiries et l’image de son être et de sa manière d’être, de l’unité de sa nature, de la trinité de ses personnes, de l’énergie de sa fécondité, de la force de sa puissance, de l’éclat de sa sagesse, des coordinations et des rapports de son amour.

Mais les Pères de l’Église ont donné d’autres interprétations de ce même mot « au commencement. »

En grec, dit Tertullien, le mot exprimant le « commencement » est ἀρχή, et signifie non-seulement la principauté de l’ordre, mais aussi la principauté du pouvoir ; et c’est pour cela que chez les Grecs les magistrats et les princes s’appelaient αρχοντες. On peut donc, selon cette autre signification, prendre le mot « au commencement » comme indiquant le pouvoir et l’autorité ; car c’est en grand prince, c’est en étalant le pouvoir le plus étendu, la plus absolue autorité, que Dieu a créé le ciel et la terre.

On peut entendre, dit encore Tertullien, le mot « au commencement » par rapport à la Sagesse ; car tout ce que Dieu a fait, il l’a fait dans sa sagesse ; omnia in sapientia fecisti ; puisque avant de le faire au dehors il l’avait déjà fait en lui-même, en pensant et disposant le tout dans sa sagesse.

Si vous voulez donc absolument que Dieu ait eu besoin de quelque chose pour faire le monde, eh bien, sachez que Dieu l’a vraiment trouvée, l’a vraiment eue présente à lui cette chose, mais incomparablement plus noble et plus apte à l’œuvre de la création ; car ce n’est pas la matière éternelle que les philosophes ont rêvée, mais la sagesse éternelle que les prophètes nous ont révélée et nous ont fait comprendre ; c’est dans cette sagesse que Dieu a tout fait, puisqu’il a fait le tout par elle et avec elle ; omnia in sapientia fecisti.

Dieu, dit saint Augustin, ayant créé au commencement ou dans le principe, le ciel et la terre, signifie aussi que Dieu a tout créé en Jésus-Christ. Car le Verbe était auprès du Père, ce Verbe divin par lequel et dans lequel tout a été fait. C’est pour cela que le Sauveur du monde, sommé un jour par les juifs de dire qui il était, répondit : « Je suis le principe parlant avec vous. »

Ce mot « créa » est aussi, dit saint Ambroise, d’une incompréhensible beauté. Dieu créa, signifie que Dieu a accompli son œuvre avant que personne n’eût pu se douter que Dieu allait opérer ; et que ce qui a été opéré a été connu même avant l’opération ; « Dieu créa, » signifie qu’il n’a pas eu besoin de calculer la perfection de son art, la puissance de sa vertu, celui qui, dans un instant et par un acte de sa volonté, a épuisé la majesté d’une œuvre aussi grande. « Dieu créa, » signifie que Dieu a fait, avec autant de rapidité, que ce qui n’était pas, fut ; que dans la création, ni la volonté n’a été un seul instant séparée de l’opération, ni l’opération de la volonté, et que vouloir et créer fut, pour Dieu, un seul et même acte, une seule et même opération.

D’après donc cette admirable manière de s’exprimer de l’écrivain sacré, l’idéal du monde est sorti tout fait, tout d’un jet de l’intelligence divine, comme le fait a rejailli complet du son de sa parole ; point d’intervalle entre l’idée et la parole, ni entre la parole et la chose ; point d’intervalle entre la cause et l’effet, entre la parole et le fait, le comman dement et son exécution immédiate, complète et parfaite ; dixit et facta sunt, mandavit et creata sunt. C’est le propre de l’homme de faire peu à peu ce qu’il fait, de le défaire même très-souvent pour le refaire sur un autre plan, sur d’autres proportions. C’est le propre de l’homme d’avoir besoin du temps, du travail, aussi bien que de mille moyens pour achever ses œuvres, et leur donner leur perfection. La Bible, dans ces mots divins, nous apprend que Dieu n’a eu rien à corriger sur son plan primitif, rien à en retrancher, rien à y surajouter ; mais que toutes les parties telles qu’elles sont sorties du néant, sur le commandement de Dieu, se sont trouvées parfaites en elles-mêmes et en harmonie avec la perfection du tout ; que dans le même instant où tout commence, le tout est ce qu’il doit être et atteint son complément, sa fin et sa perfection.

Mais remarquez qu’au latin, comme à l’hébreu, le mot « Dieu » est après le mot « créa » : creavit Deus. Là-dessus saint Ambroise dit : L’ordre même des mots a une signification toute particulière. Le mot « créa » précède le mot « Dieu. » L’effet nous est présenté avant la cause, afin que, par cette transposition de mots, qui nous révèle une chose faite déjà, avant qu’il soit dit par qui elle a été faite, nous nous formions une idée de l’incompréhensible célérité avec laquelle cette opération a été accomplie.

Faisant suivre le mot « créa » par le mot « Dieu, » Moise, dit encore saint Ambroise, paraît aussi nous dire : Voilà déjà le monde fait. Qu’il est grand, immense, merveilleux, étonnant ! Voilà une œuvre incompréhensible. Or, voulez-vous connaître son artisan ? voulez-vous savoir qui a donné en même temps avec tant de rapidité le commencement et la perfection à cette œuvre ? Cet artisan sublime est Dieu. Dans ce mot << Dieu » est la raison de tout, la cause de tout, qui explique tout, qui dit tout. Ce mot « Dieu » répond à toutes les objections, prévient toutes les chicanes, confond tous les sophismes, efface toutes les difficultés ; car Dieu est tout-puissant, et le Tout-Puissant peut tout, puisque sans cela Dieu ne serait pas Dieu. En entendant donc que c’est Dieu qui a fait le monde, il ne faut plus discuter, il faut croire ; audisti auctorem, dubitare non debes.

Rien n’est ensuite plus beau, plus sublime que cette parole : « Dieu dit que la lumière se fasse, et la lumière se fit. » C’est ce que plus tard a répété le prophète par ces mots : « Il a dit et le tout a été fait ; il a ordonné et le tout a été créé. » Que cette manière de parler des livres saints est magnifique, élevée, sublime ! On ne saurait trouver dans le langage humain un tour de phrase plus frappant, une formule plus propre que celle-ci, pour nous donner une idée exacte, autant qu’il était possible de nous la donner, de l’indépendance, de la toute puissance de Dieu. Le style est ici au niveau de la grandeur du sujet.

J’ai l’avantage de parler ici à un auditoire choisi, à des hommes d’esprit, à des intelligences distinguées. Tout ce que le génie de l’homme a produit de plus grand, de plus beau, de plus sublime et de plus parfait, en fait de littérature et de philosophie, vous est connu, vous est familier. Or, je vous défie de me trouver dans tout ce qui est sorti de la plume de l’homme rien qui approche de la naïveté élevée, de la facilité profonde, de la simplicité sublime de ces paroles sacrées. Longin lui-même, littérateur païen, dans son traité du beau, n’a pu s’empêcher de reconnaître et d’admirer ces quelques mots de la Bible comme le chef-d’œuvre de la sublimité du style.

On a dit que le style c’est l’homme. Rien de plus vrai. Mais examinez de près, sans prévention et sans fanatisme, ce qui excite en vous le sentiment de l’admiration et du plaisir, en un mot, ce qui vous paraît beau dans les écrits de l’homme. Qu’est-ce que vous y trouvez le plus souvent ? Des mots bien arrangés, des traits bien choisis, des phrases sonores, des locutions recherchées. Rien qui, à un odorat délicat, à un esprit expérimenté, ne sente l’art, le travail et l’effort. Ici l’étude, la délicatesse, l’élégance, la grâce des formes trahit la pauvreté du fond ; on veut rehausser par le prix des ornements la banalité de la pensée. C’est la pauvreté se parant d’oripeaux, pour mentir la richesse ; c’est la laideur fardant pour affecter la beauté ; c’est le petit esprit cherchant, par de petits moyens, à se donner de l’importance, à couvrir, par le prestige de l’art, le défaut d’une grandeur réelle. C’est là le style de l’homme.

Mais dans les mots de la Bible que nous développons, c’est le style de la magnificence et de la majesté. C’est la grandeur de la pensée qui relève la vulgarité des mots ; c’est le sublime de la chose qui rehausse le style. « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière se fit. — Dieu a dit, et le tout fut fait. Dieu a ordonné, et le tout fut créé. » On ne pouvait mieux exprimer l’absence de tout travail, de toute gêne, de toute difficulté, de toute incertitude de la part du Créateur en abordant son œuvre, et sa pleine confiance dans la sagesse de son dessein, dans l’énergie de sa volonté, dans la puissance de sa parole. Nous apprenons par ces expressions si élevées, si fort en dehors de la manière de s’exprimer propre à l’homme, que pour Dieu, vouloir c’est opérer ; parler c’est créer ; donner des ordres c’est faire des prodiges. Nous apprenons aussi par ces mots d’une beauté unique, que Dieu n’a pas eu besoin d’ourdir d’avance des plans, de former des desseins, de faire des études, d’arranger des causes, de combiner des éléments, de mesurer les distances, de calculer les poids, de balancer les forces.

Ces mots nous montrent Dieu, passez-moi ces expressions, s’épanchant hors de lui-même, hors des limites de sa réalité sans limites, se présentant au bord du néant, parlant au néant, et le néant l’entendant comme s’il avait des oreilles, lui obéissant comme s’il avait de l’intelligence, et se présentant à lui comme s’il avait été une réalité. C’est ce que saint Paul a aussi voulu exprimer par ces mots : « Dieu appelle les choses qui ne sont pas comme si elles étaient des choses ayant l’existence ! »

Convenez, d’après tout cela, vous qui connaissez le style de l’homme, qu’ici c’est le style de Dieu ; et que Dieu s’est fait lui-même des historiens dignes de lui ; et que l’œuvre de Dieu a été racontée dans un style divin.

Si quelqu’un de vous ne voyait ici que la pensée de l’homme, le langage de l’homme, le style de l’homme, je serais obligé de le plaindre, d’avoir compassion de lui : il me donnerait une bien triste idée de lui-même. Non-seulement il ne serait pas chrétien, il ne serait ni littérateur ni philosophe, puisqu’il se serait trompé d’une manière si grossière, en prenant pour de la philosophie de l’homme, pour du langage de l’homme, la philosophie et le langage de Dieu. Je serais obligé de le considérer comme un de ces hommes malheureux dont l’orgueil et la volupté ont tellement émoussé tout sens spirituel, tout sens moral cet odorat de l’âme qui flaire Dieu, qui le sent de loin et court après lui, pour s’attacher à lui, vivre de lui et avec lui — qu’ils ne voient plus que la matière là où est l’esprit, et l’homme là où est Dieu. Je serais obligé, malgré moi, de lui dire, d’après saint Paul, non-seulement qu’il n’est qu’un athée en religion, mais aussi qu’il n’est qu’un sophiste en philosophie, un pédant en littérature, et en fait d’intelligence une brute ! Or, vaut-il la peine, pour un être raisonnable, de renoncer aux magnifiques splendeurs de la foi, pour descendre si bas dans la hiérarchie des êtres ? Restons donc ce que Dieu nous a faits, de vrais hommes, en restant toujours sincèrement et constamment chrétiens.

le p. VENTURA de RAULICA.

  1. Intellectus agens est participatio luminis divini. (Saint-Thomas)