Mémoires du Duc de Caraman (Russie)

HISTOIRE.

Mémoires du Duc de Caraman.



Je crois qu’il y a une véritable utilité actuelle à mettre sous les yeux de la génération qui nous succède déjà le portrait d’un jeune débutant dans le monde du siècle qui vient de nous précéder ; et quel monde ! le grand théâtre vers lequel tous les yeux de l’Europe se portaient attentivement ; la cour la plus étrange, dominée par une femme-Empereur qui étendait l’ombre de son sceptre si haut par dessus les trônes des rois !

À vingt ans, admis à la faveur de son nom dans cette société si éclatante et si périlleuse, M. de Caraman parvint à y conquérir, par lui-même, et à y garder, malgré son âge, une position distinguée, en même temps qu’il y soutenait l’honneur français. Il préludait ainsi aux fonctions élevées qu’il devait remplir un jour dans cette carrière diplomatique, dont sa bienveillance a su nous aplanir l’accès, ses préceptes nous faciliter les devoirs, et son exemple nous montrer la récompense.

Nos héritiers dans les fastes politiques, comme tous ces jeunes esprits noblement ambitieux d’une activité, seul antidote aux périls des premières années, remarqueront, pour les imiter, cette soif des connaissances, cette ardeur insatiable des voyages qui, à une autre époque, excitait les imaginations françaises. M. de Châteaubriand rêvait, à vingt-deux ans, dans les forêts de l’Amérique, le passage au Pôle. M. de Caraman, plus jeune encore, traçait, dans les steppes de la Russie, le plan d’une longue pérégrination autour du globe. Tous deux, par une habitude d’observation contractée de bonne heure, préparaient cette expérience des hommes et des cours dont ils devaient faire profiter leur pays.

Les lecteurs de la Revue Contemporaine vous sauront gré de leur avoir signalé les impressions juvéniles de M. le duc de Caraman. Ils le verront, au penchant du Caucase, fortifier par les fatigues, et aguerrir contre les privations cette santé ferme et courageuse qui, cinquante ans plus tard, aux applaudissements de notre armée d’Afrique, devait le maintenir, modèle encore de sérénité d’âme et de hardiesse, au milieu des neiges de l’Atlas et des souffrances de la retraite de Constantine.

Bornons-nous à le suivre, en ce moment, dans ses premières tentatives ; lorsqu’à peine échappé de l’adolescence, il courait déjà, comme il le dit si bien lui-même, à la recherche d’un peu de bonne renommée… La bonne renommée ! fruit délicieux, dont on ne saurait trop tôt semer le germe, et qui, mûrissant pour nous à l’automne de la vie, jette un si doux parfum dans l’hiver de nos derniers jours !

le comte de MARCELLUS.
À Monsieur le comte de Marcellus.

J’attache, mon cher ami, un bien vif intérêt au succès de l’entreprise littéraire dont vous m’avez parlé, et j’aurais voulu me reconnaître assez de talent pour m’y associer activement moi-même.

À mon défaut, voici un fragment des Mémoires inédits de mon père, dont le dépôt m’est confié. Il s’agit de son séjour en Russie et de ses voyages en 1783.

Plus tard, j’aimerai à vous communiquer aussi ses récits sur les cours, de Suède, d’Autriche, et sur ses relations avec le grand Frédéric, vers la même époque ; enfin les détails piquants d’une vie mêlée avec quelque succès aux quatre vingts dernières années de l’histoire européenne.

comte G. DE CARAMAN,
ancien ministre plénipotentiaire.

SÉJOUR EN RUSSIE.

Je partis de Vienne en 1782. Je me dirigeai par Cracovie sur Varsovie ou j’arrivai recommandé aux premières familles de la Pologne, et spécialement au prince qui en fut le dernier roi. Grâce à tant de protections, je devins bientôt l’hôte favorisé et fêté des Czartoryski, des Radziwill, des Sangusko, des Tyskiewicz, des Rzewuski ; mon séjour à Varsovie ne fut qu’une suite non interrompue de plaisirs ; et l’on sembla réunir en ma faveur tout ce que l’hospitalité la plus bienveillante pouvait offrir à un étranger. À la vérité, cet étranger était Français ; et la sympathie qui a toujours existé entre nous et la nation polonaise, comme les habitudes toutes françaises dominant à peu près exclusivement à Varsovie, me laissaient à peine apercevoir que j’avais quitté mon pays. Mais, à travers toutes les séductions d’un tel accueil, je ne pouvais m’empêcher de faire de tristes réflexions sur la situation politique de ce malheureux royaume, et de me livrer à de sinistres pressentiments.

Cependant, les approches de l’hiver m’appelaient en Russie ; je quittai à regret la brillante capitale d’un royaume déjà morcelé, qui bientôt devait cesser d’exister dans son indépendance. Les bontés du roi m’accompagnèrent jusqu’à la frontière. Ses ordres m’avaient devancé sur toute la route, et avaient fait tout disposer pour que rien ne manquât aux facilités que je pouvais désirer pour mon voyage. J’entrai enfin sur le territoire russe, et je ressentis quelque émotion en me trouvant sur le sol de cet immense Empire, alors bien peu parcouru, et qui, depuis longtemps, était pour moi l’objet d’une ardente curiosité. Le nom de Catherine occupait presque à lui seul la renommée ; dans mon impatience à approcher de cette grande figure politique, je m’apprêtais à recueillir des impressions extraordinaires comme tout ce qui l’environnait. Ce que je vis dans les premières provinces que j’eus à traverser répondit bien peu, il faut le dire, à l’idée que je m’étais formée de cette civilisation récente que la poésie du temps attribuait à l’influence presque magique de la souveraine ; et ce fut en Courlande seulement que commençai à reconnaître quelque chose de ce caractère plus avancé dans l’existence sociale, succédant depuis peu d’années à une sorte de sauvagerie primitive. J’étais toutefois loin de m’en plaindre, car je venais chercher l’inconnu et non des imitations ; j’aimais donc à rencontrer ces formes un peu bizarres, étrangères et neuves pour moi, qui semblaient ouvrir devant mes yeux un autre monde.

Nous n’avions pas alors d’ambassadeur à Pétersbourg. M. le marquis de Vérac en était récemment parti pour la France et devait passer à un autre poste éminent. Son successeur n’était pas désigné ; et les affaires étaient conduites par M. Caillard, qui ne tenait point de maison et ne pouvait me recevoir chez lui. Je débarquai donc chez le grand chambellan, comte Schouwaloff, autrefois favori de l’impératrice Élisabeth, personnage très distingué par l’impératrice actuelle ; il avait fait récemment un assez long séjour en France, où mes parents l’avaient accueilli avec empressement. Il m’avait fait promettre, si je venais en Russie, de n’y pas descendre ailleurs que chez lui. Le comte Schouwaloff était d’un caractère doux, accompagné de formes les plus aimables, qui l’avaient fait généralement rechercher à Paris. Je trouvai sa maison préparée à me recevoir, et je me vis bientôt entouré des obligeantes prévenances d’une famille entièrement russe, ayant des habitudes exclusivement russes aussi, et où, par conséquent, tout à l’exception de son chef était nouveau pour moi ; mais ses souvenirs de France, dont il l’avait entretenue, me faisaient déjà regarder par tous comme une ancienne connaissance. J’avais la confiance d’être compris, et il s’établit bientôt entre nous comme un lien commun, cimenté par cette hospitalité réciproque.

Le comte Schouwaloff avait atteint un certain âge ; les habitudes de la cour avaient suppléé chez lui à une éducation incomplète, et recouvert d’un vernis brillant les formes peut-être un peu incultes d’une nature primitive. Cet excellent homme était une sorte d’image vivante de l’état actuel de la société en Russie, où des progrès développés comme en serre chaude n’avaient pas encore poussé des racines bien profondes. Toutefois, l’instinct d’imitation inné chez les Russes avait facilement saisi l’apparence extérieure des modèles qui leur étaient présentés ; et ce peuple nouveau, avec des mœurs barbares à demi, offrait déjà à l’observateur tous les caractères d’une civilisation avancée.

Le grand-chambellan n’avait pas été marié, et partageait les avantages d’une grande fortune avec sa sœur, la princesse Galitzin, depuis longtemps veuve. Celle-ci allait peu dans le monde, parlait un français à peu près inintelligible, et avait conservé dans toute leur originalité les formes, les usages, et jusqu’aux préjugés de l’ancienne Russie ; elle était d’ailleurs la meilleure et la plus indulgente de toutes les femmes. Son fils, le prince Fodor, sa femme, la princesse Barbe, sa sœur, non mariée encore, composaient l’intérieur de cette famille, au sein de laquelle je me trouvais transporté.

Le prince Fodor Galitzin, héritier naturel du grand-chambellan, l’avait accompagné dans son voyage en France ; il avait épousé une fille du prince Repnin, dont il n’avait pas d’enfans. Cette jeune femme, aussi distinguée par les qualités du cœur et de l’esprit que par l’éducation, ne l’était pas autant sous le rapport de la figure ; mais l’expression de sa physionomie, la douceur de sa voix et une grâce naturelle qui lui était propre, formaient un ensemble beaucoup plus séduisant que celui d’une beauté régulière. Il existait une certaine rivalité entre les deux belles-sœurs, qui se partageaient l’affection du grand-chambellan ; mais le caractère doux et conciliant de la princesse Fodor la portait toujours à céder, et maintenait une harmonie constante au sein de cette heureuse intimité. Quant à la princesse Barbe, spirituelle,. gaie, aimable, elle était, en outre, douée de tout le charme que donne la jeunesse dans sa fraîcheur. C’est la même personne qui depuis a été connue en France sous le nom de comtesse Golowin. Son dévoûment à la princesse de Tarente, dame du Palais et amie de notre malheureuse reine Marie-Antoinette, a été le roman de sa vie, et elle est demeurée jusqu’à son dernier jour fidèle à ce noble sentiment de son cœur.

Accueilli avec tant de bienveillance dans cette famille, je m’attachai soigneusement à éviter toute critique et même toute observation se rapportant à des usages qui pouvaient me paraître étranges, mais que je n’avais pas le droit de condamner. Étudiant donc attentivement les préjugés comme les mystères de cette société au milieu de laquelle j’allais débuter, me tenant sur la réserve avant de manifester mes impressions, me traçant enfin un plan de conduite que je suivis avec persévérance, je travaillai à me créer par moi-même la position qui devait assurer le succès et l’agrément de mon séjour en Russie.

Dans mes réponses aux questions qui m’étaient adressées sur mon pays, je m’étendais avec complaisance sur la haute opinion que nous avions de la puissance russe, et sur le désir que j’avais toujours eu de venir l’apprécier par moi-même. Mes amis de Vienne m’avaient recommandé d’avance au comte Louis de Cobentzel, ambassadeur d’Autriche, qui, jouissant à Saint-Pétersbourg d’une grande considération, devait être en effet pour moi un excellent appui. Sa maison était le rendez-vous de la société la plus recherchée et le centre du mouvement et de l’élégance. La comtesse de Rombeck, sa sœur, l’aidait à en faire les onneurs, et l’animait elle-mème par son imperturbable gaîté. Tous deux, après m’avoir reçu de la manière la plus encourageante, m’admirent bientôt à toutes les réunions qui se succédaient sans cesse ; et de mon côté, me prêtant à tout ce qui pouvait leur être agréable, je ne tardai pas à devenir partie active et nécessaire du cercle le plus intime de l’ambassade ; J’étendis de là mes relations, et en peu de temps je me trouvai placé à la cour et à la ville dans les rapports les plus satisfaisants pour mon jeune amour-propre.

Ces premiers succès m’encouragèrent à solliciter l’honneur d’être présenté à l’Impératrice. C’était l’époque la plus brillante de son règne. L’Europe retentissait de ses louanges, et je désirais ardemment arriver jusqu’à cette grande Souveraine. Elle accueillit ma demande avec bonté, et me reçut avec cette grâce irrésistible pour tout ce qui l’approchait. En Russie, où tout est soumis à l’influence du trône, le moindre témoignage d’approbation qui en émane décide le mouvement de la société. La belle main que l’impératrice me donna à baiser fut pour moi un talisman magique. Cette marque d’une auguste bienveillance eut l’effet d’un manifeste solennel : c’était proclamer qu’on plairait à la Souveraine en accueillant celui qu’elle avait distingué ; et dès ce moment je fus l’objet de l’empressement le plus manifeste.

J’avais déjà acquis assez d’expérience dans le cours de mes premiers voyages pour saisir ces nuances de cour, les apprécier à leur juste valeur, et les mettre à profit sans m’en laisser étourdir. Ma tête s’était un peu mûrie : mes idées avaient pris un vol plus élevé ; j’avais appris à observer, à réfléchir ; enfin, j’étais parvenu à régler ma conduite avec quelque mesure. Mais j’avais été jusqu’alors dirigé, soutenu et encouragé par les sages avis et la bienveillance protectrice des personnes à qui j’avais été adressé : ce secours me manquait à Pétersbourg. Je me trouvais livré à mes seules forces, et appelé à me créer moi-même, dans ce monde dont je connaissais le danger, la place que je devais chercher à y occuper ; je savais qu’il était aussi facile d’y échouer que difficile d’y réussir. Je ne perdis pas courage, et me mis à étudier avec soin les caractères et même les faiblesses avec lesquels je devais me trouver le plus habituellement en contact. Je me pliais aux exigences de la société avec une facilité qui m’était naturelle, et j’évitais de montrer la moindre prétention, ce qui était encore une manière dé- tournée de me faire valoir. Mon séjour à Pétersbourg m’apprit aussi tonte la valeur d’un bon plan de conduite suivi avec persévérance et en dépit d’un peu de gêne, soit même de quelques légers sacrifices d’amour-propre : le succès dédommage de tout.

J’avais également réfléchi sur les moyens à employer pour mettre un certain ordre dans mes remarques et quelque méthode dans ce qui se rapportait à mon instruction ; je m’étais fait un cadre qui renfermait les points principaux sur lesquels devait se fixer ma curiosité. Je préparais chaque jour, suivant la nature et la capacité des individus que je devais rencontrer, des questions de nature à provoquer des réponses explicatives, et chaque fois je m’empressais de noter ce que j’avais pu recueillir dans la journée. Ainsi s’est composée la série des souvenirs que j’ai conservés de ce voyage comme de ceux qui l’ont suivi.

Après avoir obtenu la faveur d’être présenté à l’Impératrice, ce que j’ambitionnais le plus était de voir de près le personnage remarquable qui, sous le nom de Catherine II, gouvernait despotiquement le vaste Empire de Russie.

Le prince Potemkin, véritable type du génie sauvage dirigé par l’instinct naturel, s’efforçait de se débarrasser entièrement de ces langes de la barbarie qui l’avaient longtemps enlacé. Après avoir puissamment contribué à la révolution qui avait placé Catherine seule sur le trône, qu’elle avait partagé jusque-là avec son mari, l’infortuné Pierre III, il était devenu le favori en titre de cette princesse, et, au moment où je me trouvais à Pétersbourg, il en était encore l’ami et le confident le plus dévoué. La fermeté et la décision de son caractère, sans parler de sa haute et riche stature, l’avaient maintenu longtemps en pleine possession de la faveur, suivie de près par la fortune. Mais, doué d’un esprit supérieur et porté aux grandes choses, il avait com- pris que le déclin de cette même faveur menaçait toute sa puissance politique ; et il avait su, avec une rare habileté, prévenir le moment où un caprice de femme pouvait lui donner un successeur. Étudiant, observant avec adresse les premiers symptômes d’une fantaisie nouvelle que peut-être il contribuait à faire naître, il se réserva de choisir et de faire agréer son remplaçant : il s’était ainsi créé de nouveaux droits à la confiance absolue de l’impératrice. En même temps, pour la mieux servir encore, sa main de fer exécutait habilement les vues politiques et administratives que l’esprit fin et délié de Catherine lui indiquait dans l’intérêt de sa gloire et de la civilisation progressive de son Empire.

Cet homme, à demi sauvage encore, et si bien organisé pour le pouvoir, était accessible à la flatterie ; sans aller jusque-là, je n’épargnai rien de ce qui pouvait le disposer en ma faveur. J’étais, comme tous les étrangers, surtout comme tous les nouveaux arrivés, soumis à la surveillance d’une police vigilante. J’en profitai pour faire arriver indirectement jusqu’au prince Potemkin certaines expressions de la surprise et même de l’admiration réelle que m’inspiraient les progrès rapides de la Russie. Les regardant comme son ouvrage, il y attachait le plus grand prix, et il se montra très-disposé à traiter avec bienveillance le jeune étranger accouru de si loin pour applaudir à ses généreux efforts. Il me reçut avec une sorte de familiarité dont ceux qui l’entouraient parurent étonnés. Je l’entretins de mes plans de voyage ; de ceux même qui, jusqu’à ce moment, ne pouvaient être qu’un rêve, mais que j’avais bien le projet de réaliser. Il encouragea le désir que je lui exprimai d’étendre aussi loin que possible mon exploration de l’intérieur de la Russie, et il me promit toute son assis- tance, en m’engageant à revenir causer avec lui.

Je vis aussi M. de Landskoy, le favori du jour. C’était un très-bel homme, dont l’extérieur faisait tout le mérite. Il s’était sincèrement attaché à l’impératrice ; et sa mort, qui suivit de près son élévation, causa à Catherine un violent chagrin. Plusieurs autres favoris succédèrent à Landskoy, et le dernier fut Platon Zouboff. Celui-ci réunissait à un haut degré toutes les qualités qui pouvaient justifier une préférence ; il sut la conserver longtemps avec une sorte d’estime générale, ce qui n’était pas aisé.

Le séjour de Pétersbourg me fit encore connaître plusieurs autres personnages marquants et non moins curieux à étudier, tant en raison du rôle qu’ils avaient joué, que par l’éclat de leur haute fortune. Je citerai le maréchal Razoumoffsky, le comte Romanzoff, la princesse Daschkoff, les Orloff, Baratinski, le prince Beborodkow, qui tous avaient plus ou moins pris part à l’élévation de l’Impératrice ; illustres personnages, arrivés en peu d’années au faîte des honneurs, et présentant, au moins en apparence, toutes les formes de la plus haute civilisation. Les femmes surtout réunissaient ce qui pouvait rendre l’illusion plus complète encore, si c’en était une ; elles dominaient la société où l’exemple de la Souveraine excitait parmi elles une rivalité de succès, et les éclairait sur les moyens de plaire, qu’elles exerçaient avec une admirable intelligence. La faculté d’imitation, si naturelle à tous les Russes, transformait bientôt en ressources de séduction tout ce qui dérivait d’une source trop indigène ; et le caractère natif ne tardait pas à disparaître sous le prestige des agréments de tous les pays. La France offrait habituellement les modèles les plus recherchés ; ses modes étaient adoptées presque exclusivement, comme ses usages, ses produits, sa langue, le tout avec un rare talent de copie.

On concevra facilement qu’à mon âge, disposé comme je l’étais à profiter de tous les plaisirs, j’appréciai vivement la part qui m’était accordée dans le mouvement de ce brillant hiver. Les bals, les spectacles, les soirées ou les comédies de société se succédaient sans interruption. Je ne négligeais rien pour y réussir et y plaire ; j’aspirais toujours à être compté pour quelque chose dans le monde le plus distingué ; mais je ne m’attachais qu’à celui-là, et c’est surtout à ce goût bien prononcé pour l’un et à l’éloignement instinctif que m’inspirait l’autre, que je crois devoir le bonheur d’avoir été préservé des écarts de la jeunesse, si fréquents et si regrettables, lorsqu’elle perd de vue la bonne compagnie. Le jeu était, à la vérité, un grave péril à affronter dans le monde où j’étais admis. Je perdis peut-être un peu plus que je n’aurais dû le faire raisonnablement ; mais l’amour-propre y avait plus de part que la passion ; et si c’est un tort que j’eus à me reprocher, je dois ajouter, pour mon excuse, que je me fis une loi de jouer toujours noblement et de payer avec promptitude et régularité.

Au milieu de cette vie si agitée, je ne négligeais pas mes plans de voyage, et j’en préparais les éléments avec persévérance. Je pensais nuit et jour à me faire remarquer par quelque entreprise en dehors du commun ; j’avais déjà arrêté dans ma tête le projet de parcourir une grande partie de ce vaste Empire russe jusque-là si peu ou si mal connu. Je désirais surtout visiter les nouvelles provinces que le succès des armes avait placé sous le sceptre de Catherine ; je voulais voir Moskou, Kieff, Cherson, la Crimée, Astracan, le Caucase, la Sibérie même. Ma jeune imagination allait plus loin encore, et des circonstances heureuses semblaient favoriser cette extension de mes projets aventureux.

J’avais trouvé à Pétersbourg, dans le chargé d’affaires d’Espagne, un homme instruit et aimable ; c’était M. d’Assenza, depuis ministre de la marine. Je me liai intimement avec lui. Il avait été aide-de-camp général au Mexique, avait beaucoup voyagé, et partageait mes penchants aventureux. Après m’avoir entretenu de tout ce qu’offraient les possessions espagnoles en Amérique, il me parlait de la Chine, et du désir qu’il aurait de voir ce singulier pays. J’éprouvais de mon côté le même sentiment ; mais j’osais à peine en convenir. Toutefois, à force de repasser le même sujet dans nos conversations, nous arrivâmes insensiblement à tracer un plan de voyage qui devait nous conduire jusqu’aux frontières du Céleste-Empire ; agrandissant peu à peu notre cadre, nous convînmes que mon associé mettrait à ma disposition les avantages que lui donnait son long séjour au Mexique, et m’initierait dans ce pays aux connaissances locales que la jalousie espagnole dérobait ordinairement à la curiosité étrangère ; nous devions nous diriger d’abord par Tobolsk et Irkoutsk vers Pékin, où nous ne doutions guère de pouvoir pénétrer ; puis revenant nous embarquer au Kamtchatka, nous nous proposions de passer sur la côte occidentale de l’Amérique, d’où mon ami se chargeait, en traversant les colonies, de me ramener en Europe par les États-Unis. Ce voyage, d’après nos calculs, devait durer environ trois ans.

Il fallait, avant tout, s’assurer la possibilité de passer la grande muraille ; et l’appui du gouvernement russe pouvait seul nous la procurer. Je me chargeai de pressentir à cet égard le prince Potemkin, et je fus au comble de la joie quand je le vis écouter avec intérêt l’exposé de notre plan, y applaudir, l’encourager, et promettre de me donner toutes les facilités dont il disposait, dès que mon associé aurait obtenu de son gouvernement l’autorisation nécessaire. Celui-ci s’empressa de la demander. Je suivais, en attendant, près du prince, et avec toute l’ardeur de mon âge, l’accomplissement de ses promesses. Il avait, parlé de mes projets à l’Impératrice, qui en avait accueilli l’exposé avec faveur. Nous obtînmes des lettres de recommandation pour le directeur du collège russe établi à Pékin. Tout enfin semblait répondre à notre impatience, lorsque cette vaste combinaison fût inopinément renversée par une querelle survenue entre des marchands russes et les autorités chinoises, cause d’une interruption dans les rapports entre les deux Empires. Mon voyage se trouva donc forcément réduit à des proportions qui me semblaient bien mesquines, après tout ce que j’avais rêvé.

Toutefois, en me préparant à parcourir tout au moins les provinces intérieures de la Russie, je nourrissais encore l’espoir secret de tirer parti de cette première excursion, pour y rattacher une expédition lointaine sur le succès de laquelle je comptais fonder ma réputation. Je pensais à pénétrer en Perse après avoir traversé le Caucase, pour me rendre de là aux établissements anglais dans l’Inde, et revenir en France par mer. Un tel voyage n’avait pas encore été exécuté ; il souriait à mon imagination qui ne s’arrêtait ni aux difficultés de l’entreprise, ni à l’insuffisance de l’instruction préalable dont j’aurais eu besoin pour en assurer l’utilité. Je ne calculai même pas ce qu’il aurait fallu de temps pour m’y préparer convenablement. À cette époque de ma vie, vouloir était pour moi synonyme de pouvoir.

Ce second projet fut déjoué, comme le premier, par des circonstances indépendantes de ma volonté : car lorsque j’arrivai sur la frontière de Perse, j’appris avec une vive contrariété que ce royaume était en proie à la plus cruelle anarchie ; que plusieurs membres de la famille régnante se disputaient un pays dévasté : on me fit observer que, même si je trouvais appui auprès de l’un de ces princes, ce serait un motif suffisant pour être maltraité par les autres ; et que dans la lutte de mes protecteurs entre eux, je ne pouvais manquer, tôt ou tard, de rencontrer une fin malheureuse. Je cédai, bien malgré moi, à ces sages réflexions ; et je réduisis mes projets à l’exploration intérieure pour laquelle les recommandations les plus pressantes m’avaient été données. Les ordres de l’Impératrice transmis et confirmés par le prince Potemkin, mettaient à ma disposition tous les secours civils et militaires que je pouvais réclamer dans mes nécessités de voyageur.

J’ai consigné dans un journal séparé le détail de ce voyage, commencé par Moskou, la seconde capitale de l’immense Empire, continué par Kieff, qui fut son berceau ; vers Cherson, conquête maritime récente et premier ouvrage avancé sur Constantinople ; dans la Crimée, nouvel appendice ajouté aux Etats que gouvernait Catherine, et devenue la porte de l’Orient ; puis à’Taganrog, sur la mer d’Azoff, au Caucase, à Astracan, d’où, remontant le Volga jusqu’à Kasan, je revins à Pétersbourg, ayant parcouru plus de deux mille lieues sans sortir de la Russie.

L’hiver régnait encore à l’époque de mon départ. Je trouvai le printemps à Moskou, l’été en Crimée et sur les rives du Kouban, puis, à mon retour, un second printemps, encore.

J’avais réussi dans toutes mes entreprises ; j’avais échappé à quelques dangers et soutenu des fatigues peu communes, favorisé que j’étais par une santé imperturbable. J’avais recueilli une ample moisson de renseignemens, qui depuis m’ont servi de points de comparaison pour mieux juger d’autres pays. Ces résultats, que je devais à une protection spéciale de la Providence, me pénétraient de reconnaissance envers elle et envers mes parents, qui avaient fait taire leurs inquiétudes et secondé ma vocation si déterminée pour la carrière aventureuse des voyages. Je savais qu’ils se sentaient heureux d’avoir ainsi occupé l’activité de mon esprit, et dirigé l’ardeur qui me portait à la recherche d’un peu de bonne renommée.

Revenu dans la capitale de toutes les Russies, j’y devins l’objet de quelqu’attention. L’impératrice elle-même me reçut avec une distinction bien flatteuse pour ma jeune vanité. La persévérance avec laquelle j’avais suivi mon projet de voir et de connaître les parties les plus reculées de son Empire parut lui avoir été agréable ; elle me savait quelque gré de ne m’être montré effrayé ni des difficultés ni des privations de la route. La société s’empressa de partager les impressions du trône, et les prévenances redoublèrent. Nous étions à l’époque des longs et beaux jours qui signalent sur les bords de la Néva un été trop court dans sa durée. On se trouve comme excité par sa rapidité à en jouir davantage ; les parties de campagne se multipliaient mais l’incessante clarté de ces jours sans nuits m’étonnait plus qu’elle ne me plaisait. J’attendais machinalement aux heures accoutumées, sans la voir venir, cette mystérieuse obscurité qui précède le repos si désiré après une journée active.

Le grand-duc Paul Pétrowitz, entouré déjà à cette époque d’une nombreuse et belle famille, donnait souvent des fêtes à sa campagne de Kaminostroff. J’y fus invité, logé même, et particulièrement honoré dé l’attention du grand-duc. Il me prenait souvent à part, me questionnait sur toutes les circonstances de mon voyage, s’informant des moindres détails et cherchant à pénétrer mon opinion sur les points les plus délicats de l’administration des provinces. Il y mit tant de suite que, répondant avec détail, j’eus lieu de craindre de m’être laissé aller à trop de franchise. Je crus devoir lui en faire mes excuses, mais, loin de s’en offenser, il me dit avec une véritable effusion qu’il me remerciait, au contraire, m’assurant qu’il se félicitait d’avoir pu recueillir ainsi une opinion indépendante que d’autres lui auraient probablement toujours cachée. Il voulut bien ajouter que, s’il devait un jour être appelé au trône, j’aurais peut-être contribué à le mettre sur la voie du bien qu’il désirait faire à son pays.

Profondément touché de cette manifestation de vues si généreuses, je déclarai de mon côté au grand-duc que je mettais à ses ordres sans aucune réserve et avec le dévouement le plus entier toutes les informations que j’avais pu recueillir et les souvenirs que ma mémoire pourrait se retracer. Bien des occasions se présentèrent de reprendre ces conversations, qui étaient pour moi le résultat d’une confiance flatteuse, mais qui, dans le monde, furent remarquées et interprétées diversement. L’instinct du courtisan s’en alarma : des personnes qui me portaient intérêt crurent devoir m’avertir de me tenir sur mes gardes, dans la crainte que mes rapports assidus avec le grand-duc ne vinssent à déplaire à l’impératrice, secrètement jalouse de l’héritier présomptif de sa couronne. Cette disposition soupçonneuse de la mère à l’égard du fils m’était bien connue, mais je n’avais pas pensé qu’elle pût s’étendre jusqu’à moi. N’ayant d’ailleurs rien à demander ni à attendre d’une cour où je ne paraissais qu’en passant, je ne m’occupais guère, au fond, de ce que je pouvais conserver ou perdre de faveur, et j’attachais bien plus de prix à un témoignage de confiance personnelle qui allait presque jusqu’à l’affection.

Le grand-duc me dit, vers la fin de l’été, qu’il allait se rendre à son palais de Gatschina, où il passerait le reste de la belle saison dans l’intimité de sa famille. Il m’engagea à y venir pour quelques jours, et à y porter les notes, dessins et autres souvenirs que j’avais pu conserver de mon long voyage.

Je n’hésitai pas à accepter cette proposition avec autant d’empressement que de reconnaissance, et je m’en vantai, avec l’imprudente ingénuité de mon âge, comme d’un nouveau succès. Les habitués de la cour en jugèrent autrement ; dans la préoccupation de ce qui avait le plus de valeur à leurs yeux, la faveur de la souveraine, ils cherchèrent à me persuader qu’il serait à propos d’éluder l’invitation du Grand-duc. Je repoussai à mon tour cette insinuation comme une pensée de lâcheté dont j’aurais eu à rougir. Je déclarai au contraire hautement que rien ne m’empêcherait de céder à des instances si bienveillantes, et je me rendis à Gatschina au jour indiqué, laissant ceux qui se montraient encore mes amis disposés à s’éloigner de moi dès l’approche d’une disgrâce qui leur paraissait inévitable.

J’éprouvai, faut-il l’avouer ? un grand contentement de moi-même, lorsque je me vis admis dans ce charmant séjour, au milieu de cette belle famille impériale qui me traita comme un ancien ami. Je passai plusieurs jours au sein de cette agréable réunion, et j’épuisai, avec le Grand-duc, tous les sujets d’observation que m’avait fournis cette longue tournée. Il me semblait que je ne pouvais trop reconnaître la distinction dont j’étais l’objet ; j’en étais fier, heureux ; et, sous l’empire de cette impression, je perdais de vue, à tort sans doute, toutes les conséquences qu’elle pouvait entraîner.

À mon retour à Pétersbourg, je ne tardai pas à reconnaître la justesse et la réalité des appréhensions qui m’avaient été exprimées. Les mêmes personnages dont l’accueil avait été le plus empressé pour moi ne déguisaient guères leur embarras, et se montraient plus portés à éviter ma rencontre qu’à me rechercher. Le grand-chambellan lui-même, qui m’avait reçu avec tant de cordialité, trouva un prétexte pour ne plus continuer à me garder chez lui. Tout annonçait que j’avais déplu ; et je n’en avais pas moins de peine à comprendre comment une visite au grand-duc avait pu devenir un sujet si grave de mécontentement ; je taxai en moi-même de flagornerie le sentiment qui pouvait se soumettre à cette influence : il en ressortait à mes yeux une sorte d’humiliation pour celle à qui on voulait en faire accepter l’hommage.

J’avais une trop haute idée de l’impératrice pour la croire sérieusement susceptible d’une telle faiblesse ; et, loin de céder à l’orage, je résolus de le braver en me présentant le premier jour de réception au palais. Mes doutes furent bientôt éclaircis. L’impératrice m’ayant aperçu, affecta, contre son habitude, de passer devant moi sans m’a- dresser la parole : enfin en quittant le cercle, je n’eus plus l’avantage de baiser cette belle main, qui, donnée, créait la faveur et l’envie, retirée, faisait la disgrâce et l’oubli.

Je compris alors que mon bon temps’était passé, et qu’il serait inutile de lutter contre une défaveur qui se reproduirait dans la société sous toutes les formes. Le plus sage était de ne pas m’y exposer ; j’annonçai mon prochain départ ; et après avoir témoigné toute ma reconnaissance d’une hospitalité si bienveillante à mon début, je pris la route de la Suède, non sans payer en m’éloignant à cette belle capitale un bien juste tribut de regret.

J’étais néanmoins un peu fier de n’avoir encouru le déplaisir de Catherine qu’en répondant sans arrière-pensée aux bontés de l’héritier présomptif du sceptre ; et ces bontés, je devais en retrouver les effets dans la suite de ma vie forcément errante, puisque j’eus plus tard, en compensation, le bonheur d’en tirer quelque avantage pour le service de mon roi.

(Extrait des Mémoires inédits de M. le duc de Caraman.)