Introduction (Revue Contemporaine, serie 1, tome 1)

La Revue contemporainesérie 1, tome 1 (p. 5-17).

INTRODUCTION.



Il y a dans la presse deux domaines bien distincts, quoiqu’ils se relient par des communications mystérieuses : les idées et les faits. Les idées, c’est la religion, la philosophie, l’histoire du passé, la littérature proprement dite, la science et l’art ; les faits appartiennent à la politique. On peut s’emparer à la fois de ces deux domaines, on peut choisir entre les deux ; cette Revue a fait son choix : elle restera dans le domaine des idées et s’interdira le domaine des faits. Ils sont ce qu’ils sont, ils seront ce qu’ils seront ; ce ne sera point son affaire. Elle se trace à elle-même sa frontière, elle entend ne pas sortir de la sphère des idées. Cette sphère contient des terrains immenses, des mines fécondes, des sites variés, des perspectives infinies. Ce n’est certes pas une prison, tout au contraire, c’est un monde, le monde des intelligences, qui est surtout cher aux regards de Dieu. C’est par le côté des idées, en effet, que l’auteur de toutes choses a fait l’homme à son image, l’homme, le plus faible roseau de la nature, mais un roseau qui pense, comme l’a dit, dans son style inimitable, Pascal, cet illustre penseur. Ce n’est donc pas un acte de résignation que de choisir le monde des idées, c’est plutôt un acte d’ambition. Dans ce noble milieu, les intelligences, s’élançant au-dessus de l’atmosphère lourde et grossière qu’on respire souvent dans le monde des faits, se meuvent comme de hardis aéronautes, avec une fière indépendance, dans un air pur et libre qui se rassérène à mesure qu’on s’élève ; car, plus les idées montent, plus elles se rapprochent de Dieu, leur source comme leur but.

Qu’y a-t-il à faire dans le monde des idées ?

Deux choses importantes et bien distinctes.

D’abord savoir et dire tout ce qui s’y passe ; ensuite travailler à combattre les mauvais instincts qui y règnent et à en établir de bons ; en d’autres termes, décrire les luttes dont le champ de bataille des idées est le théâtre, et y prendre part.

La première de ces deux fonctions est une fonction d’historien. Le monde des idées a son action aussi, une action qui lui est propre ; il a ses événemens, ses révolutions ; il doit avoir son histoire. Les idées naissent, meurent, avancent, reculent ou restent stationnaires. Il y a des idées victorieuses, des idées vaincues ; il y a des guerres, il y a des pacifications dans le monde intellectuel. Il importe de suivre ce mouvement dans les différentes sphères de connaissances où se meut l’esprit humain. Ici les frontières matérielles tombent, pour laisser un libre champ à l’observateur et à l’annaliste. Il peut, il doit tout voir et tout redire. Où en sont les idées philosophiques, non-seulement en France, mais dans tous les grands centres intellectuels du sein desquels elles rayonnent ? Où en sont les idées religieuses ? Où en sont les sciences historiques guidées par ces explorateurs qui, remontant le fleuve des âges, font leurs découvertes dans le passé, cet inconnu que nous laissons derrière nous en marchant vers un autre inconnu, l’avenir ? Où en est la littérature, ce charme de nos prospérités, cet adoucissement de nos épreuves, cette fée à la merveilleuse baguette qui sème ses fleurs dans les contrées arides que nous traversons, et qui mêle ses enchantemens aux désenchantemens de la vie réelle, sa poésie pleine de couleurs et de parfums à la prose de nos destinées ? Où en est l’art, cette poésie des sens, qui, avec des lignes, des couleurs et des sons, parle à nos âmes, en réalisant et en révélant les grandes et mystérieuses lois que l’auteur des esprits et des corps a écrites au fond de notre intelligence et de nos cœurs ?

Devant ces questions, on l’a dit, les frontières s’abaissent, les nationalités se trouvent ramenées à une unité d’un ordre supérieur : l’humanité. La religion, la philosophie, l’histoire, la science, la littérature, l’art, si on les prend à leur point de vue le plus général, n’ont, en effet, ni limites dans le temps, ni frontières dans l’espace. On les retrouve partout et toujours. C’est un immense commerce pour lequel il n’y a point de douanes, et qui réunit tous les siècles et toutes les contrées, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, l’Orient, la Russie ; quoi de plus ? le monde ancien et le monde nouveau dans l’espace, le monde ancien et le monde nouveau dans le temps.

Au XIXe siècle surtout, nous sommes dans une époque où la rapidité des communications supprime la distance ; l’humanité redevient d’une même langue, comme parle l’Ecriture : les chemins de fer rapprochent les intérêts, le télégraphe électrique communique l’ubiquité aux idées, la parole humaine vole avec la rapidité de la foudre, et le même homme pense, en même temps, à Londres, à Paris, à Bruxelles, bientôt à Vienne et à Berlin. Les capitales assises dans des régions divisées par les mers, s’entretiennent comme deux amis séparés seulement par la largeur d’un foyer.

Déjà les résultats de ces découvertes commencent à se produire. Qui ne s’en souvient ? On a vu, dans l’année que nous laissons derrière nous, toutes les industries du globe traverser les mers et les continents pour apporter leurs tributs si divers dans la même ville ; et Londres, devenu pour un moment le bazar universel, a réuni dans le même édifice l’encyclopédie industrielle du monde sous les regards d’une population cosmopolite accourue de tous les points de l’univers habité.

Cette rapidité, cette universalité des communications, en rendant le commerce des idées plus facile, doivent le rendre plus intime, plus général et plus étendu. Il n’est plus permis, même aux gens du monde, d’ignorer les mouvemens intellectuels, non-seulement de la France, mais de toutes les capitales de la civilisation. On ne sait plus en effet où commence et où finit le voisinage ; ce qui était éloigné, il y a vingt ans, est proche ; ce qui était proche est réuni. L’humanité, cette armée dont chaque soldat est un peuple, serre ses rangs. Or, l’histoire nous l’apprend, lorsque Dieu, dont la providence gouverne le monde moral dans lequel la liberté humaine se meut, permet que ces immenses découvertes s’accomplissent, c’est un signe que de graves événements intellectuels se préparent, et un motif de plus pour concentrer dans le même foyer tous les rayons qui brillent sous les différentes zones du monde des idées. Il ne s’agit point ici, on le comprend, d’un enseignement dogmatique, mais d’une exposition claire, sincère et variée, qui tienne les gens du monde au courant du mouvement intellectuel en France et sur tous les points du globe, et qui mette, en même temps, sous leurs yeux l’expression vivante et dramatique de ce mouvement, dans des compositions où il se montre lui-même, ce qui vaut mieux sou- vent que d’être raconté

Ce n’est point là la seule fonction qu’il y ait à remplir ; il y en a une autre, nous l’avons dit, et celle-là est plus importante encore et plus élevée. Le livre qui ne ment point, la Bible, contient cette belle parole : « L’homme porte dans sa tête et dans son cœur deux armées rangées en bataille. » Ce qui est vrai de l’homme est vrai de l’humanité. Il y a longtemps que la bataille dure, féconde en péripéties, terrible, acharnée. Elle a commencé au premier jour du monde, elle ne finira qu’au dernier. C’est la bataille des idées qui se disputent l’intelligence humaine, dans tous les temps et dans tous les lieux. Elle ne cesse sur un point que pour recommencer sur un autre ; quand un foyer s’éteint, un nouveau foyer se rallume ; Babylone, Thèbes, Jérusalem, Athènes, Alexandrie, Rome, toujours Rome, et Paris. Clairons, sonnez, soldats, combattez sans relâche, et ne vous lassez point de porter le poids de la chaleur et de la journée, car vous avez là haut un immortel témoin qui vous contemple et vous attend, c’est Dieu ! Oui, depuis le premier acte de cette bataille qui se livra dans la tête du père des hommes, encore habitant des solitudes primitives de l’Eden, et dont la Bible nous a transmis le souvenir, la guerre a continué dans l’esprit de ses descendans. Quand les familles de ceux-ci se sont élargies jusqu’à devenir des peuples, la guerre des idées s’est élargie avec ces familles. Si le monde physique est le théâtre d’une lutte continuelle, le monde des esprits, dont le premier n’est qu’une image, est en proie aux mêmes convulsions, aux mêmes déchiremens. C’est donc un devoir pour chaque homme, pour chaque peuple de combattre à son rang dans la bataille des idées, c’est surtout un devoir pour les écrivains en France et pour la France dans le monde.

Ici nous achèverons d’exposer la pensée qui fait naître cette Revue. Nous avons dit qu’il y avait deux domaines distincts, celui des faits et celui des idées : cela est vrai ; nous avons ajouté que, bien qu’ils fussent distincts, ces deux domaines se reliaient ensemble par des communications mystérieuses : cette observation n’est pas moins exacte que la première. C’est dans le domaine des idées que se préparent les époques paisibles ou troublées, honnêtes ou souillées, qui font leur avénement plus tard dans le monde par les politiques. Dites-moi ce que les hommes qui donnent l’impulsion aux idées auront mis dans la tête et dans le cœur d’une nation, je ne vous dirai point quelle forme prendront les événemens, c’est le secret de Dieu, mais je vous dirai dans quel sens ils iront un peu plus tard. La foudre frappe la terre, l’observateur la devine dans la nue. Sans se mêler en rien au mouvement des faits, en restant exclusivement dans le domaine des idées, les écrivains peuvent donc avoir une influence indirecte, mais réelle sur les destinées de la société où ils vivent. Certes, le maitre qui a formé l’esprit et le cœur de l’enfant n’a point dicté les actes que cet enfant accomplira lorsqu’il sera homme, et pourtant qui voudrait dire que les principes qu’on lui a enseignés, les sentimens qu’on a mis dans son cœur n’exerceront pas une action sur sa conduite ?

Il en est de même pour les peuples.

Quand vous voyez, dans une société, la philosophie, cette aspiration de l’esprit qui cherche à monter vers le ciel, s’unir, pour élever les âmes, à la religion, cette philosophie divine, transcendante, révélée, qui descend du ciel vers la terre afin de conduire l’homme jusqu’aux marches du trône de Dieu ; l’histoire impartiale et vraie éclairer le passé à la lumière de son flambeau tenu d’une main droite et ferme pour l’enseignement du présent, glorifier les vertus, condamner les crimes partout où ils se trouvent, et inspirer par ses récits le respect du principe d’autorité en même temps que le goût d’une liberté réglée ; la science élever les intelligences vers l’auteur de toute science ; la littérature cultiver et faire épanouir tous les sentimens généreux, ces nobles fleurs de l’âme, dont l’éclat réjouit les regards des hommes, et dont les parfums montent, comme un encens d’une agréable odeur, vers le ciel ; l’art chercher partout le beau, cette splendeur du vrai : alors ne craignez point pour cette nation, ses destinées seront hautes et belles ; elle pourra rencontrer des épreuves, mais elle les surmontera ; des périls, mais elle les regardera en face ; elle est armée pour la lutte, et sacrée, si l’on peut s’exprimer ainsi, pour la victoire. Un puissant esprit l’a dit : « Les nations ont toujours le gouvernement qu’elles méritent[1], et cette sentence est à la fois une promesse et une menace, l’histoire du passé et la prophétie de l’avenir.

Quand donc vous voyez, au contraire, dans une société, la philosophie ébranler les grands principes sur lesquels la morale publique et privée repose, et rabaisser l’homme vers un matérialisme grossier qui coupe les ailes à la pensée et lui ferme tous les horizons ; l’esprit de scepticisme détrôner le sentiment religieux, et, semblable à ce ver rongeur qui, à la longue, troue la cale du navire, et ouvre une issue aux flots de l’Océan, poursuivre dans l’ombre son travail de mort ; l’histoire éblouir au lieu d’éclairer, calomnier le malheur, ébranler les principes de gouvernement, déserter la cause de la vertu, se faire le courtisan du crime en abandonnant la balance du juge pour la palette du peintre, et les devoirs d’un témoin incorruptible pour le trafic du spéculateur qui réhabilite l’anarchie et sème des fleurs sur une boue mêlée de sang ; la science nier l’auteur de toute science en déchirant ses titres de noblesse ; la littérature, renonçant aux grandes inspirations, borner son ambition à bercer la mollesse des peuples, à mêler ses roses d’un jour aux joies des festins, et à surexciter par des fictions corruptrices les sens blasés des convives qui commencent à ne plus percevoir la saveur des vins et des mets ; l’art, enfin, abandonner sa noble mission et abjurer la religion du beau pour se faire le complice de la volupté et le serviteur du vice ; alors, n’en doutez pas un moment, de mauvais jours approchent pour cette société, elle est en péril. Que les apparences ne vous trompent point ; que ses richesses, ses armées, la grandeur de son territoire, la splendeur de son commerce, la fertilité de son sol, la puissance de sa population, et tout cet extérieur de prospérité, de force et de santé ne vous fasse point illusion. Qu’est-ce que le plus beau corps sans l’âme ? un cadavre. La gangrène intellectuelle et morale est dans la tête et dans le cœur de cette société, et de là elle descendra dans tous ses membres. Ce n’est point hors d’elle, c’est en elle-même qu’est son péril ; elle sera surprise par ce péril comme ces villes antiques dont l’Ecriture nous a conservé la tragique histoire, Babylone, Ninive, qui, dans une seule nuit, furent visitées par la conquête ou la destruction. Où ce peuple prendrait-il, en effet, la fermeté de volonté et l’élévation de sentiment qui surmontent les difficultés, brisent les obstacles et conjurent les crises ? Est-ce dans cette philosophie matérialiste, qui met son orgueil à ravaler l’homme jusqu’à la brute, et à établir l’égalité de toutes les créatures devant le néant ? est-ce dans le scepticisme qui énerve l’intelligence ? est-ce dans une littérature dégradée qui énerve le cœur ? est-ce dans l’histoire prosternée devant le succès et prostituant ses faveurs au crime ? est-ce dans l’art qui, semblable à ces anges déchus tentateurs des hommes, apporte un aliment nouveau à la corruption ? Cette nation sera donc vaincue par la première situation difficile qui viendra à surgir ; parlons plus juste, elle est d’avance vaincue, car elle porte sa défaite dans sa tête et dans son cœur.

Philosophes, écrivains religieux, historiens, littérateurs, savans, arbitres de l’art, qui que vous soyez, ceci vous est un enseignement. Vous trouvez, en effet, dans cette considération, la révélation de votre puissance, mais aussi la mesure de votre responsabilité. La puissance et la responsabilité, deux idées qui ne se séparent point dans l’ordre moral, deux sœurs qui marchent ensemble. L’homme, en effet, doit à Dieu et aux hommes tout le bien qu’il peut ; et quiconque tient une plume a, jusqu’à un certain point, charge d’âmes. Qu’on ne s’y trompe point, ce n’est pas seulement une force que l’intelligence, c’est un devoir, et comme la noblesse du sang, la noblesse de l’esprit oblige. Ces idées qui tombent de vos plumes sont une semence que recueillent les esprits ; la moisson se lèvera plus tard dans les faits, sans vous, malgré vous, contre vous, peut-être ; mais telle semence, telle moisson. Les politiques agissent sur les faits, cela est vrai, et la puissance des écrivains s’arrête aux idées ; mais disons-le nous bien, les premiers ne récoltent que ce qui a été semé par les seconds. Toujours le siècle politique est en germe dans le siècle littéraire.

Cette pensée doit exciter les écrivains à travailler sans cesse dans leurs œuvres, à relever le niveau des cœurs et des intelligences ; le beau, dans la sphère des idées, est en même temps l’utile. Quiconque écrit a donc une dette à payer à la société où il est né. Dans les temps où nous vivons, n’est-ce qu’une dette ? Quand on jette un regard rétrospectif sur l’histoire littéraire de notre époque, cette dette ne devient-elle pas pour plusieurs un acte de réparation ?

Nous ne voulons point faire le procès à la littérature contemporaine, qui peut d’ailleurs se parer de nobles esprits et de beaux travaux dans plus d’un genre ; en aurions-nous la volonté, ce n’est pas ici le lieu ; c’est à chacun de voir si, dans chacune des branches des connaissances, on a fait tout ce qu’on pouvait, tout ce qu’on devait faire. La philosophie a-t-elle toujours respecté la religion, sa sœur aînée ? En visitant les assises sociales, ne les aurait-elles point ébranlées ? ne se serait-elle point livrée à l’esprit de système, et n’aurait-t-elle pas un peu trop voyagé au pays d’Utopie ? L’histoire, cette maîtresse d’enseignements, n’aurait-elle pas, dans plus d’un livre, un peu trop frayé avec la politique du moment, en se rendant complice des passions du présent, au lieu de rester le juge inflexible de celles du passé, et n’aurait-elle point travaillé à établir une école de mépris contre les gouvernemens, au lieu de fonder une école de respect en montrant, à travers les vicissitudes des nations, l’union nécessaire des idées de liberté et d’autorité ? Les souvenirs de tous sont présents, et ce sont des questions que nous aimons mieux laisser à juger que de les juger nous-mêmes. Les lettres et les arts, enfin, ont-ils toujours travaillé à élever les âmes ? Leur action, dans la société, a-t-elle été nuisible ou bienfaisante ? Ont-ils armé les intelligences et les cœurs pour les mauvais jours, ou, comme Armide entraînant Renaud dans ses jardins magiques, ne les ont-ils pas désarmés ?

Les livres sont là ; ce n’est pas d’une histoire lointaine qu’il s’agit, c’est de l’histoire d’hier. Les échos du théâtre répètent encore les derniers sons de ces drames et de ces comédies, qui ont été l’aliment de notre génération. Les chaires du haut desquelles l’enseignement le plus suivi descendait ne sont que depuis bien peu de temps muettes. Enfin, qui n’a encore présente à l’esprit toute cette littérature qui, semblable aux prodigues, dépensant à la fois leur capital et leurs revenus, inondait de ses productions souvent mal digérées et d’une moralité suspecte le bas des journaux, en courtisant la vogue, cette servante effrontée de la gloire, dont se contentent les intelligences faciles qui, avec de l’énergie et de la patience, arriveraient à de plus nobles et de plus durables succès ?

Encore une fois, nous posons ces questions sans les résoudre. C’est un sujet de réflexions sérieuses que nous indiquons, et non un procès que nous veuillons instruire. Déjà l’histoire a commencé pour quelques-uns des écrivains de la littérature contemporaine qui, devançant la tribu intellectuelle de leur époque, sont allés rendre le compte que nous rendrons tous un jour à ce roi des intelligences qui demande selon ce qu’il a donné. La plupart vivent encore cependant, et sont en possession de leur renommée. Il ne faut ni attrister des tombeaux, ni affliger, par des souvenirs amers, des hommes qu’il vaut mieux convier à rendre à la cause des idées justes, grandes, généreuses et vraies, les services qu’ils peuvent si bien lui rendre. Cette génération a traversé des jours difficiles et troublés. Qui voudra jeter la première pierre, devra descendre au fond de lui-même, et se demander si, dans les situations si diverses qui se sont succédé, dans cette polémique ardente, passionnée de tous les sentimens contraires, de toutes les idées, de tous les principes, son intelligence n’a jamais failli. On sait qu’après la Fronde politique, Turenne se repentit par des victoires ; s’il y a eu des Turennes fourvoyés dans la Fronde intellectuelle de notre temps, ne peuvent-ils pas se repentir par des chefs-d’œuvre ?

Que ce soit enfin un acte de réparation ou seulement une dette, peu importe, puisque le devoir existe. Ce qui importe, ce n’est pas de récriminer contre le passé, c’est de préparer l’avenir en élevant le niveau des intelligences et des cœurs. Or, il n’y a qu’un moyen d’arriver à ce but. Bacon a dit excellemment : « La religion est l’arôme qui empêche la science de se corrompre. » Le mot est profond et la maxime est vraie dans toutes les branches des connaissances humaines. Quand cet arôme divin s’évapore, la corruption pénètre. Il importe donc que tous ceux qui veulent rendre les idées à leur noblesse, pour les rendre à leur mission, s’unissent dans une même pensée. Le spiritualisme chrétien, qui élève tout ce qu’il touche, consacre la philosophie, inspire et vivifie l’art, purifie et anoblit les lettres, agrandit et éclaire la mission de l’histoire, ouvre les ailes de la science, voilà l’arôme qu’il faut rendre aux idées.

Voilà le symbole que tout le monde peut reconnaître ; c’est comme une grande âme qui est la vie commune des intelligences. Partout où elle est, on la sent, et là même où on ne l’aperçoit pas, on reconnait sa présence aux parfums et à la saveur des œuvres qu’elle inspire, comme on reconnaît Dieu à l’empreinte ineffaçable qu’il laisse sur ses ouvrages. Le philosophe, le poète, le savant, l’homme d’art, l’historien, qui portent cette source féconde du spiritualisme chrétien dans les hauteurs de leur entendement, en voient descendre, même à leur insu, des eaux fraiches et pures qui vivifient, rassérènent et fécondent toutes leurs pensées, et parfument leurs œuvres de cet arôme divin qui est la vie des âmes. Aussi, grâce à eux, les intelligences qui les entourent et auxquelles ils donnent l’aliment dont elles ont besoin s’épurent, les cœurs s’agrandissent, les esprits s’ouvrent aux généreuses pensées, aux sublimes inspirations, les caractères se retrempent et les têtes se redressent. On n’avait cru faire que de la philosophie, de l’histoire, de la littérature, de l’art ; on a fait des hommes. Le spiritualisme chrétien passe des idées dans les actes, semblable à l’âme qui règle les mouvemens du corps, et c’est ainsi qu’en restant en dehors du domaine des faits, on a payé sa dette à la société où l’on est né, et bien mérité de l’humanité comme de son pays.

Voilà le genre d’influence qu’il nous semble utile d’exercer sur les idées ; mais, pour atteindre ce but, ce n’est pas trop de toutes les forces unies de la tribu intellectuelle de notre époque, mettant au service de ce mouvement tous les moyens d’action dont elle dispose. Il faut donc abattre toutes les barrières qui ont pu, dans le passé, séparer des esprits faits pour s’entendre, et qui s’entendent du moment que le spiritualisme chrétien est la source d’inspirations communes où ils puisent. Ces clôtures et ces compartimens ne sont plus de mise ; débris d’un passé qui n’est plus, ils doivent disparaitre avec les circonstances qui étaient leur raison d’être. De tous ces quartiers intellectuels, il faut faire une ville, une grande ville ; parlons plus exactement, de tous ces ruisseaux un grand fleuve, qui, en se jetant dans les eaux stagnantes, produise un de ces courants irrésistibles qui les purifient en leur donnant cours. Ce n’est point là l’œuvre de quelques-uns seulement, c’est l’œuvre de tous. Elle n’appartient pas plus à ceux-ci qu’à ceux-là ; elle appartient également à tous ceux qui voudront l’entreprendre. C’est le devoir universel de ceux qui écrivent, la dette commune des intelligences contemporaines en- vers la civilisation française, ce trésor que nous avons reçu de nos pères, et que nous devons laisser agrandi et enrichi à nos descendants.

Nous ne disons pas assez. La littérature française a un grand et quelquefois bien un terrible privilége. Certes nous n’avons pas la pensée de rabaisser à son profit les littératures étrangères, à Dieu ne plaise ! Ces excommunications de littérature à littérature, outre ce qu’elles ont d’un peu puéril, seraient un anachronisme pour la critique moderne, qui a fait tomber toutes les douanes intellectuelles et qui admire chacune de ces littératures à sa place, comme le reflet naturel d’une civilisation, en les rapprochant par ce qu’elles ont d’humain, et en ne s’étonnant point outre mesure de ce qu’elles sont séparées par les caractères particuliers et distinctifs des nationalités différentes. Nous nous inclinons donc avec admiration devant les beautés si originales, si fraîches, si naïves ot tout à la fois si profondes et si indéfinies de la littérature allemande ; devant les fortes et puissantes inspirations de la littérature anglaise, qui a enfanté ces trois génies si fiers : Shakspeare, Milton et Byron ; nous ne méconnaissons point les richesses de la littérature espagnole et celles de la littérature italienne ; mais il y a un trait qui nous frappe dans la langue et la littérature française, c’est ce don qu’elles ont de communiquer et de répandre les idées. Le père de Mirabeau, écrivant à son frère le bailli, et lui parlant de son formidable fils, dont le rôle politique n’était pas encore commencé, lui disait : « Il a le don terrible de la familiarité. » Familiarité avec ceux qui sont au-dessus, familiarité avec ceux qui sont au-dessous, de sorte qu’il est en communication avec tous, cela se comprend de soi-même. Eh bien ! la langue et la littérature françaises sont, à ce point de vue, comme Mirabeau ; elles ont le don de la familiarité. Tout ce qu’elles expriment, elles le communiquent, elles le vulgarisent, elles le répandent dans toute l’Europe.

D’où cela vient-il ? Est-ce le résultat de ces qualités de précision, de netteté, de clarté, qui ont contribué à faire choisir la langue française pour la langue diplomatique ? Est-ce parce que notre littérature, fille des littératures antiques, a plutôt quelque chose de général que de particulier, d’humain que d’exclusivement national ? Est-ce enfin parce que le génie français est par essence sociable et expansif, et que ce peuple est un peuple initiateur ? Ou bien faut-il attribuer à ces trois motifs réunis le don que nous reconnaissons ici à la langue et à la littérature françaises ? La dernière hypothèse est la plus vraisemblable ; mais toujours est-il que ce don existe. Si la France n’est pas toujours la source, elle est toujours le grand chemin des idées. Elle transmet, quand elle ne crée pas. Soit qu’elle embrasse la vérité, soit qu’elle dérive vers l’erreur, elle leur prête je ne sais quelle puissance communicative. On le vit bien, dans le dernier siècle, quand elle emprunta à l’Angleterre les théories et les doctrines de ses libres penseurs, qui, circonscrites jusque-là dans leur île, reçurent une force d’expansion inimaginable, lorsque ce lingot britannique eut été monnayé par les ouvriers intellectuels de notre pays. C’est sous une forme française que ces idées d’origine anglaise se répandirent dans toute l’Europe. Aiguisées par nos philosophes, nos poètes, nos écrivains dans tous les genres, et chargées de je ne sais quelle électricité intellectuelle que recèle le génie français, elles ébranlèrent sur leur passage tout ce qu’elles ne renversèrent pas. Quand la France n’apparaît pas dans l’histoire sous les traits d’un soldat, elle se montre sous les traits d’un missionnaire, et dans la philosophie, dans les lettres, dans les arts, elle exerce une influence toute puissante pour le bien, comme elle a pu l’être quelquefois pour le mal.

C’est pour cela qu’il importe tant que le spiritualisme chrétien vienne rafraîchir et vivifier en France de sa pure haleine toutes les sources des idées. La philosophie, la littérature et l’art n’éprouveront point chez nous cette salutaire influence sans l’étendre au dehors, et, de même que la facilité et la rapidité des communications ont détruit les cordons sanitaires qui arrêtaient jadis la contagion des erreurs, la diffusion de la vérité, qu’on pourrait appeler la santé intellectuelle des âmes, ne rencontrera désormais plus d’obstacles. Ce n’est donc point seulement une question de civilisation française, c’est une question de civilisation européenne. Aussi bien, nous l’avons dit, dans les temps où nous vivons, tout ce qui est particulier s’efface, tout aspire à se généraliser, à s’étendre, et la philosophie française, la littérature française, l’art français, vivifiés par le spiritualisme chrétien, trouveraient toutes les voies ouvertes devant eux. Pour ce qui retentit en France, tous les échos européens sont sonores.

Il est donc raisonnable et utile d’aider ceux qui marchent dans ce sens à unir leurs efforts pour leur donner plus d’efficacité, et d’appeler à concourir à la même action intellectuelle de nouveaux auxiliaires. C’est mettre la philosophie, la littérature et l’art en France sur leur véritable chemin, et c’est mettre, par conséquent, la France dans la grande voie où elle devient le phare du monde. Hélas ! quand elle éteint sa lumière, la nuit se fait autour d’elle ; mais quand elle s’illumine de nouvelles clartés, ses rayons traversent l’étendue et vont chercher les yeux que ses ténèbres avaient éteints. L’objet de cette Revue sera de travailler, dans la mesure de ses forces, à ce grand ouvrage, en réveillant partout les sentimens, les idées, les émotions qui peuvent ouvrir les âmes au spiritualisme chrétien. Chacun apportera son effort faible ou puissant, et Dieu, qui ne demande pas à l’homme au-delà de ce qu’il lui a donné, bénira la bonne volonté de ceux à qui il n’a pas accordé la puissance. C’est ainsi que, lorsqu’on bâtit une église dans notre Bretagne, tous concourent à l’œuvre : les riches apportent leur argent, les pauvres leur travail ; tel petit propriétaire équarrit une solive, tel autre, possesseur d’un cheval, voiture quelques fragmens de granit ; tous accourent comme à une fête, les plus vigoureux dressent la charpente, d’autres construisent les piliers, et puis l’on voit une pauvre veuve, revenant le soir de sa laborieuse journée, rapporter dans un panier quelques cailloux, suivie de son enfant qui vient offrir pour tribut un peu de sable ramassé sur la grève, et l’église s’élève, sortant de cet effort unanime, digne séjour du dieu qui a accueilli les offrandes des rois, salué le denier de la veuve, ordonné qu’on laissât venir à lui les petits enfans, et qui bénit les efforts de tous.


  1. Le comte Joseph de Maistre.