Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines/Description d’un monstre humain né en octobre 1820, et établissement à son sujet d’un nouveau genre sous le nom d’hypérencéphale

Chez l’auteur, rue de Seine-Saint-Victor, no 33 (p. 155-165).
§ I  ►
Description d’un monstre humain né en octobre 1820, du genre hypérencéphale.

DESCRIPTION

d’un monstre humain né en octobre 1820, et établissement à son sujet d’un nouveau genre sous le nom
d’HYPÉRENCÉPHALE.



Se propose-t-on d’entreprendre des recherches sur les premières formations animales, on remonte de plus en plus dans la série des âges, on compare tous les degrés de la vie intrà-utérine ; et dans la quantité des anneaux de cette longue chaîne des matériaux organiques, dont les enlacemens multipliés et divers produisent les tissus des animaux, le génie saisit quelques faits, et se commet enfin dans les hautes questions de l’histoire de la vie. Mais se propose-t-on les mêmes recherches en se fixant sur la nature des obstacles qui entravent la marche des plus simples élaborations, on est privé des mêmes avantages. Nous n’avons point encore réussi à diriger les formations organiques au point d’y introduire un désordre conditionnel, d’y créer à volonté des difformités[1]. Nous ne sommes avertis de l’existence d’une monstruosité que quand elle échappe du lieu où elle s’est formée et développée ; et alors il ne nous est donné de l’apprécier que lorsqu’elle est définitivement produite, c’est-à-dire que si elle est arrivée au degré fini de ses développemens possibles.

Ainsi les ressources de l’investigation diminueraient, quand augmenteraient les difficultés du problème.

Mais cette conséquence est-elle rigoureuse ? En changeant de sujet d’études, ne se doit-on pas de varier ses procédés de recherches ? Et, dans le vrai, aurait-on tiré tout le parti possible de la considération des placentas, par exemple ?

Le placenta forme l’un des plus riches sujets que l’anatomie comparative puisse aujourd’hui se proposer. On ne l’a pas encore distingué en ses diverses époques de développement ; ce que, pour embrasser ce sujet comme je le conçois, on aura d’abord à faire. Gangue productrice, un placenta contient les rudimens du fœtus ; il en engendre les parties, il les protège et les substante. Si n’en étant toujours qu’une annexe, et puisant au dehors une nourriture tout élaborée, et par conséquent convertible en organes au moment même de son ingestion, le placenta use cependant à son profit davantage de son pouvoir d’assimilation, c’est pour agir comme organe fini et avec une puissance plus efficace. Dévoué, je puis le dire, et toujours subordonné, il parcourt rapidement toutes les périodes de son existence pour mieux favoriser les commencemens de la vie du fœtus ; il se flétrit, et meurt enfin, quand celui-ci peut et doit se suffire à lui-même.

Si les placentas forment ainsi de premières ordonnées pour l’organisation animale, que de considérations ne sont-ils pas dans le cas de fournir à l’histoire des monstruosités ! J’ai moi-même déjà constaté que de la seule situation de leur principal foyer sanguin résultaient les effets les plus étonnans. À dos des fœtus, et formé par un tissu mince et serré contre l’animal, le placenta fait plus vivement ressentir son influence à la partie de l’être qu’il recouvre. La colonne épinière est plus nourrie ; le tronc, et souvent aussi la tête, grandissent outre mesure. Mais, comme-il faut qu’un sacrifice s’ensuive et soit autre part imposé, c’est-à-dire que notre principe du balancement des organes reçoive en toute circonstance son application, ou les membres n’existent plus, ou ils se trouvent réduits à de simples moignons : c’est en effet ce que montrent les serpens chez les reptiles, et les taupes ou les phoques chez les mammifères.

Que le placenta prenne chez l’homme pathologiquement cette situation renversée, et nous avons ces conformations vicieuses, dont une des plus célèbres est celle du nommé Petit-Pépin[2], phoque par les proportions de son corps ; ou bien encore celle d’une Américaine, mademoiselle Honywell, qu’on voyait à Paris, au Palais-Royal, dans les commencemens de 1821, et dont les difformités reproduisaient, pour le nombre et l’arrangement des doigts, les caractères de la chrysochlore du Cap.

Il est donc certain que si les monstres ne fournissent à l’observation qu’une seule époque de leur développement, du moins pour les recherches dont ils sont l’objet, il est de suffisantes compensations, le sac ou l’œuf, dans lequel ils s’organisent, pouvant devenir pour le physiologiste le sujet des plus importantes études.

Ces aperçus m’avaient engagé à désirer de joindre aux considérations anatomiques des fœtus monstrueux celles dont peut être susceptible leur poche de formation.

Comme je regrettais de n’avoir trouvé nulle part de sujets monstrueux conservés avec leur placenta, je fus frappé d’une observation publiée dans le Journal complémentaire, etc. ; observation où l’auteur, M. Duchâteau, chirurgien de l’hôpital militaire d’Arras, faisant connaître une nouvelle monstruosité, insistait sur quelques adhérences, à l’égard desquelles le placenta jouait un principal rôle.

Entré sur ce fait en correspondance avec M. Duchâteau, et ayant été informé que sa préparation existait encore avec toutes les circonstances désirables, je souhaitai voir ce fœtus, qui avait conservé ses rapports avec ses enveloppes, et M. Duchâteau voulut bien me l’adresser.

Je rapporterai d’abord l’observation de M. Duchâteau, comme il l’a donnée dans le Journal complémentaire du Dictionnaire des Sciences médicales, tome 8, page 377 :

« La femme d’un menuisier d’Arras, mère de plusieurs enfans très-bien constitués, n’avait pas eu ses menstrues depuis qu’elle avait sevré son dernier enfant. Quinze mois s’étaient écoulés, lorsqu’elle éprouva une altération dans sa santé : elle eut plusieurs petites hémorragies génitales, qui étaient suivies d’une évacuation séreuse très-abondante. Si les évacuations cessaient, elle éprouvait un gonflement du bas-ventre très-incommode, et ses forces diminuaient chaque jour.

« Cette femme accoucha d’un enfant, du sexe masculin, le 1er octobre 1820.

« Cet enfant paraissait avoir six mois de conception ; car son poids, avec ses annexes, étaient de trente-deux onces, et sa longueur de douze pouces. Quoiqu’il existât au moment de sa naissance, la mère ne l’avait pas encore senti. Cet enfant présentait des altérations dans les trois cavités splanchniques.

« 1o La tête. Le cerveau n’avait pas ses enveloppes osseuses complètes ; car les pariétaux, la portion verticale du coronal et la partie supérieure de l’occipital n’étaient pas ossifiés. Le cuir chevelu était intact, excepté dans sa partie supérieure et latérale gauche, où l’on voyait une espèce de cicatrice ; et près de la région de l’oreille partait une membrane large d’environ un pouce et longue d’un pouce et demi, qui allait s’attacher au centre du placenta, non loin de l’insertion du cordon ombilical ; il y avait à la face un bec de lièvre double.

« 2o Thorax. Le cœur était situé hors de la poitrine, vers sa partie antérieure et supérieure ; sa pointe était dirigée en haut, du côté gauche. Il était dépourvu de péricarde, et on l’a vu palpiter pendant trois quarts d’heure : à la même hauteur et du côté droit, il y avait une masse grosse comme une noix, d’un tissu qui paraissait être pulmonaire.

« 3o Abdomen. En dessous et sur la ligne médiane était une tumeur pyramidale, attachée par son côté interne, au moyen d’un pédicule très-court et d’un pouce d’épaisseur, à la partie inférieure de la poitrine : la pointe de cette tumeur descendait jusqu’au pubis. La membrane qui la recouvrait était séreuse : on pouvait distinguer au travers de son épaisseur le foie situé à la partie supérieure. Le cordon ombilical était de huit pouces : à son insertion au nombril, il se bifurquait. Une des branches entrait dans le bas-ventre par un infundibulum, et l’autre tenait à la tumeur, en se dirigeant vers le foie. »

Je ne suis point dans l’usage de faire d’aussi longues citations ; mais on sentira que je devais user d’une pareille déférence à l’égard de M. Duchâteau. Ce qu’il ne s’était point accordé, il a bien voulu me le permettre : j’ai disposé de son sujet, que j’ai disséqué avec notre célèbre anatomiste M. Serres. Si donc je suis en position d’ajouter à la notice de M. Duchâteau, je le dois à sa généreuse communication, et je me plais à lui en témoigner publiquement ma gratitude.

Fixé sur une nouvelle monstruosité, où le cœur, le foie et le cerveau existent en dehors de leurs cavités ordinaires, je ne puis me contenter d’avoir à signaler de nouveau ces singularités, et de pouvoir les apporter en preuve de ces mille et un désordres, qui, comme on l’a si souvent répété, sont susceptibles d’affecter indéfiniment l’organisation. Ce qui, ce me semble, mérite présentement d’exciter notre intérêt, ce n’est plus ni le nombre des cas monstrueux, ni la bizarrerie souvent révoltante des difformités. Notre nouvelle école, où les faits se groupent, s’enchaînent et s’élèvent à leur généralité, est plus exigeante. Nous ne saurions nous dispenser aujourd’hui de nous porter sur l’ordonnée de ces désordres, sur la raison du remplacement des anciennes par les nouvelles conditions des développemens, sur les causes enfin de tant de perturbations, dont on s’était borné jusqu’ici à voir et à décrire les résultats.

Qu’attendre en effet des procédés anciennement suivis ; de l’observation, du mode usité de publication des diverses monstruosités ? On se bornait à des détails purement topographiques. Les descriptions faisaient d’abord et tout naturellement connaître les organes qui n’étoient pas trop ou qui n’étaient nullement détournés de leur forme originelle, ceux par conséquent qui étaient reconnaissables à la première vue ; mais venait-on à rencontrer diverses parties d’une conformation équivoque, le premier et même le seul sentiment qu’elles faisaient naître, c’était de ne produire aucune surprise. D’une monstruosité devait-on attendre autre chose ? Et sans s’arrêter à cette circonstance, par conséquent sans y attacher d’importance, sans y voir le sujet d’une question, on se bornait à rechercher à quoi du monde matériel on pouvait comparer et rapporter les nouvelles formes : on achevait ainsi sa description, en ramenant à quelque chose de connu ce sac, par exemple, cette plaque, cette protubérance ou ces digitations : ce qui paraissait informe était par cela même jugé indéterminable. Enfin, ces procédés donnaient lieu à bien d’autres inconvéniens sur lesquels on n’était pas mieux éclairé. Car, s’il ne survient jamais de changemens, tels que les monstruosités en introduisent dans l’organisation, que ces changemens n’occasionent l’extrême réduction de plusieurs organes, on s’en autorisait pour les méconnaître, pour les passer sous silence, et, le plus ordinairement, sur un premier mouvement et sans réflexion, pour se persuader qu’ils manquaient entièrement.

Cette routine est à abandonner aujourd’hui. Nous pouvons désormais étudier et décrire l’organisation des monstres sous d’autres rapports, puisque nos premiers écrits l’ont montrée susceptible, dans ses écarts, des mêmes applications et des mêmes règles que dans ses modifications constitutionnelles pour tous les animaux vertébrés. Une monstruosité cesse ainsi d’être un fait individuel, qui se borne à parler aux yeux par ce qu’il offre d’observable : nos règles nous la donnent à priori tout au contraire existante avec des conditions nécessaires et absolues. Nous la voyons sous le plus haut point de vue dont elle est susceptible ; nous la voyons, dis-je, également capable de tendances à de semblables développemens successifs, également douée des mêmes forces d’assimilation ; enfin, également soumise à un ordre invariable dans la production et les relations de ses élémens constitutifs.

Mais cela étant, que devient la différence d’un animal que ses développemens ou rapprochent, ou écartent de l’essence de son type ? Ce qui précède donne comme l’équation de cette sorte de problème. Nous décrirons les monstruosités, en restant attentifs à l’indication de nos règles ; et, forts de cette direction, nous ne tarderons pas à saisir le moment où les développemens organiques abandonnent leurs allures ordinaires, et où par conséquent ils se trouvent, par une circonstance fortuite, entraînés dans des déviations, formant, de cette manière et à elles seules, le caractère essentiel des monstruosités.

Ces règles, d’une application générale à toutes les modifications dont l’organisation est susceptible, si souvent invoquées dans mes écrits, et que déjà certains esprits considèrent comme les seules et les véritables bases d’une physiologie générale, sont exprimées sous ces formes appellatives : théorie des analogues, principe des connexions, affinités électives des élémens organiques, et balancement des organes. Que j’aie ces règles présentes à l’esprit, en décrivant la monstruosité d’Arras, et je suis tenu d’être attentif à certaines circonstances qu’on eût jugées auparavant fort indifférentes. Je n’irai point donner ce fait d’observation, que le cœur, le foie et le cerveau sont rejetés hors de leurs cavités ordinaires, d’une manière légère et sans en approfondir les causes ; car j’aurai à m’inquiéter de cet énoncé, dès que je ne saurais admettre la possibilité de connexions interverties. Et de même, si l’observation me rendait certain que quelques organes n’auraient point été reproduits, je rendrais compte de mes recherches pour trouver quelques vestiges de ces organes, ou pour établir par quelle sorte d’empêchemens leur apparition aurait été prévenue.

Décrire en pareil cas, c’est se livrer à un travail de détermination, et c’est toujours ce qui devient nécessaire, quand on se propose de faire connaître une nouvelle façon d’être de l’organisation : décrire, c’est peindre par la parole, et il est de toute nécessité que l’on acquière, avec netteté, l’idée de l’image qu’il s’agit de transmettre à d’autres.

Je viens de raconter avec quelle préoccupation d’esprit j’ai fixé mon attention sur la monstruosité d’Arras[3]. Je vais lui demander, j’y chercherai tous les organes de l’état normal, et je n’en ressentirai que plus vivement tous les contrastes, toutes les déviations que l’observation va m’y faire découvrir.

Cette monstruosité est complexe : elle affecte et le tronc et la tête, quelques parties séparément, et d’autres d’une manière consécutive. Mais d’abord, nous traiterons des difformités de la tête.

  1. Je ne sache pas qu’on l’ait tenté avant moi. J’ai livre à l’incubation d’une poule des œufs en partie vernissés, avec l’espoir d’influer sur le développement des fœtus. Je dirai plus tard quels ont été les résultats de cette expérience.
  2. Cet homme, qui avait les mains et les pieds bien conformés, et dont toute la monstruosité consistait dans un raccourcissement extraordinaire des autres parties des extrémités, est figuré dans les planches coloriées de M. Régnault. Son squelette conservé fait partie de la riche collection de la Faculté de médecine de Paris.
  3. Je dois l’établir sous le nom générique d’hypérencéphale.