Peveril du Pic/Chapitre 44

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 532-542).


CHAPITRE XLIV.

VENGEANCE.


Ils firent tous le saut périlleux, les uns pour se sauver, les autres croyant obéir à la voix du ciel qui les invitait ; ceux-ci pour avancer, ceux-là par amour du gain : moi je sautai par un mouvement de gaieté.
Shakspeare. Le Rêve d’une nuit d’été.


Après une conversation particulière avec Bridgenorth, Christian se rendit en toute hâte à l’hôtel du duc de Buckingham, en prenant la route où il était le moins exposé à rencontrer des gens de connaissance. Il fut introduit dans l’appartement du duc, qu’il trouva cassant et croquant des noisettes, avec un flacon de vin blanc à côté de lui. « Christian, dit Sa Grâce, venez donc m’aider à rire : j’ai mordu sir Charles Sedley je lui ai gagné mille pièces d’or, par les dieux ! — Je suis content de votre bonheur, milord duc, répliqua Christian ; mais je viens ici pour affaires sérieuses. — Sérieuses ! ma foi, je crois vraiment que je ne serai plus sérieux de ma vie… Ah ! ah ! ah !… Du bonheur, dites-vous ? je n’ai rien de tel : c’est mon génie, c’est une idée excellente. Si ce n’était que je ne me soucie pas de faire un affront à la fortune, comme le vieux général grec, je pourrais lui dire en face : Vous n’avez eu aucune part à l’affaire. Vous avez ouï dire, Ned Christian, que la mère Creswell est morte ? — Oui, j’ai entendu dire que le diable s’était emparé de son bien. — Mais, Christian, vous êtes un ingrat, car je sais que vous êtes son obligé comme bien d’autres. Par saint George ! c’était une vieille dame très-bienveillante et très-secourable, et pour qu’elle ne dormît pas dans une tombe sans gloire, j’ai gagé, m’entendez-vous, avec Sedley que j’écrirais son oraison funèbre ; que chaque mot serait à la louange de sa vie et de ses mœurs ; que tout y serait vrai ; et que pourtant le diocésain ne pourrait point pincer Quodling, mon petit chapelain, qui la débiterait. — Je vois parfaitement la difficulté, milord, » dit Christian, qui savait bien que, s’il voulait captiver l’attention de ce seigneur léger, il devait d’abord souffrir, même en l’y excitant, qu’il épuisât le sujet, quel qu’il pût être, qui s’était mis en possession temporaire de sa glande pinéale[1].

« Eh bien, reprit le duc, j’ai fait dire à mon petit Quodling, dans l’oraison funèbre dont il s’agit, que, malgré les mauvais bruits qui avaient couru pendant la vie de la digne matrone dont on venait de rendre les restes à la poussière, l’envie même ne pouvait nier qu’elle ne fût bien née, qu’elle ne se fût bien mariée, qu’elle n’eût bien vécu, qu’elle ne fût bien morte ; puisqu’elle était née à Shadwell, qu’elle s’était mariée à Cresswell, qu’elle avait vécu à Camberwell, et qu’elle était morte à Bridwell[2]. Là s’est terminée l’oraison, et avec elle l’ambitieuse espérance qu’avait conçue Sedley de surpasser Buckingham en malice… Ah ! ah ! ah !… Et maintenant, monsieur Christian, quels ordres avez-vous à me donner pour aujourd’hui ? — J’ai d’abord à remercier Votre Grâce d’avoir eu la bonté d’envoyer un personnage si formidable que le colonel Blood pour tenir compagnie à votre humble ami, à votre serviteur. Sur ma foi ! il prenait un si vif intérêt à mon départ de Londres, qu’il prétendait me forcer à partir avec son épée dans les reins, et je me suis vu obligé de lui tirer quelques gouttes de son mauvais sang. Les spadassins de Votre Grâce ont du malheur depuis quelques temps ; et vraiment cela est désagréable, puisque vous choisissez toujours les meilleurs bras et les drôles les moins scrupuleux. — Allons, voyons, Christian, ne faites pas tant le matamore avec moi : un grand homme, si je puis m’appeler ainsi, n’est jamais plus grand qu’après un mauvais succès. Je vous ai seulement joué ce petit tour, Christian, pour vous donner une idée salutaire de l’intérêt que je prends à vos mouvements ; l’audace de ce faquin tirant son épée contre vous est une chose impardonnable… Quoi ! injurier mon vieil ami Christian !… — Et pourquoi non, » répliqua Christian avec calme, « si votre vieil ami était assez obstiné pour ne pas sortir de Londres comme un docile écolier quand Votre Grâce l’en a prié, dans l’honnête intention d’amuser sa nièce durant son absence ? — Comment ! quoi ! que voulez-vous dire ! moi, amuser votre nièce, monsieur Christian ? C’était un personnage bien au-dessus de mes pauvres attentions, destinée qu’elle était, s’il m’en souvient, à quelque chose d’assez semblable à la faveur royale. — Son destin a cependant été de devenir hôtesse du couvent de Votre Grâce une couple de jours ou environ. Dieu merci ! milord, le père confesseur n’était pas chez lui, et attendu que depuis peu on a escaladé plus d’un couvent, il n’est revenu que quand l’oiseau était envolé. — Christian, tu es un vieux renard. Je vois qu’il est impossible de te mettre dedans. C’est donc toi qui m’as dérobé ma jolie prise : mais tu m’as laissé en place une tourterelle qui me plaisait bien davantage ; et si elle n’avait pas eu d’ailes pour m’échapper, je l’aurais mise dans une cage d’or. Ne prends pas cet air piteux, l’ami, je te pardonne, je te pardonne. — Votre Grâce est d’une humeur très-miséricordieuse, d’autant plus que c’est moi qui ai reçu l’injure ; et les sages ont dit que ceux qui font l’injure sont moins portés au pardon que ceux qui la reçoivent. — C’est vrai, fort vrai, Christian ; il y a dans ce que tu dis quelque chose de neuf, quelque chose qui place ma clémence sous un point de vue frappant. Eh bien ! homme pardonné, quand reverrai-je ma princesse de Mauritanie ? — Aussitôt que je serai certain qu’un calembourg, un pari, une pièce de théâtre ou une oraison funèbre, ne la banniront pas de la mémoire de Votre Grâce. — Tous les traits d’esprit de South et d’Étherège, pour ne rien dire des miens, » répliqua le duc vivement, « ne resteront pas si long-temps qu’elle dans mon souvenir. — Néanmoins, pour cesser de songer à elle, un instant, un instant bien court (car je jure qu’en temps convenable Votre Grâce la reverra, et reconnaîtra en elle la femme la plus extraordinaire que le siècle ait produite) ; pour n’y point songer à présent, dis-je, Votre Grâce daignera-t-elle me dire si elle a reçu depuis peu des nouvelles de la duchesse son épouse ? — De ses nouvelles ? Hum ! non… rien de particulier. Elle a été fort malade, mais… — Elle ne l’est plus maintenant : elle est morte dans le comté d’York il y a quarante-huit heures. — Il faut que tu t’entendes avec le diable ! — Il conviendrait mal à un homme qui porte mon nom de le faire[3]. Mais dans le court intervalle qui s’est écoulé depuis que Votre Grâce a connu un événement qui n’est pas encore parvenu aux oreilles du public, vous avez déjà, je crois, fait une demande au roi pour la main de lady Anne, seconde fille du duc d’York ; et les propositions de Votre Grâce ont été rejetées. — Démons et enfer ! coquin, » s’écria le duc en se levant et en le saisissant au collet, « Qui vous a dit tout cela ? — Lâchez d’abord mon habit, milord duc, et je vous répondrai ensuite : j’ai gardé quelque chose de la vieille humeur puritaine, et je ne puis souffrir l’imposition des mains. Encore une fois, laissez mon collet, ou je trouverai bien moyen de vous y contraindre. »

Le duc, qui avait porté la main droite à son poignard, tandis que de la gauche il tenait Christian au collet, finit par le lâcher, mais lentement et en homme qui suspend plutôt qu’il n’abandonne l’exécution d’un projet formé avec précipitation. Christian, rajustant son collet avec un calme parfait, dit : « À la bonne heure ! maintenant que mon habit est dégagé, nous pourrons causer sur le pied de l’égalité. Je ne viens pas insulter Votre Grâce, mais lui offrir vengeance de l’affront qu’elle a reçu. — Vengeance ! c’est l’offre la plus précieuse qu’on puisse me faire dans ma situation d’esprit actuelle. J’ai faim de vengeance, j’ai soif de vengeance, je mourrais pour assouvir ma vengeance !… Corbleu ! » continua-t-il en se promenant de long en large dans l’appartement avec l’agitation la plus violente et la moins déguisée, « j’avais chassé ce refus de ma tête en m’occupant de mille bagatelles, parce que je pensais qu’il n’était connu de personne : mais il est connu ; tu le connais, toi véritable égout des secrets de la cour : l’honneur de Williers est actuellement entre tes mains, Ned Christian ! Parle, homme d’intrigue et d’astuce ! contre qui me promets-tu vengeance ? Parle, et si ta réponse vient s’accorder avec mon désir, je ferai un marché avec toi aussi volontiers qu’avec ton maître, satan lui-même. — Je ne serai pas aussi déraisonnable dans mes conditions que l’est, à ce qu’on nous conte, le vieil apostat. J’offrirai à Votre Grâce, comme le pourrait faire satan, la félicité temporelle et la vengeance, car telle est la monnaie qu’il emploie souvent pour gagner des recrues ; mais je vous laisse le soin de pourvoir, comme vous l’entendrez, à votre salut futur. »

Le duc, le regardant d’un œil fixe et triste, répliqua : « Plût à Dieu, Christian, que je pusse lire sur ta physionomie quel projet de damnable scélératesse tu as à me proposer, sans qu’il te fût besoin de recourir à des paroles ! — Votre Grâce peut essayer, » dit Christian en souriant d’un air calme.

« Non, » répliqua le duc, après l’avoir encore considéré l’espace d’une minute, « la teinte d’hypocrisie qui te recouvre est si foncée que tes ignobles traits et tes yeux gris pourraient aussi aisément cacher un crime de haute trahison que tout autre délit, tel que larcin ou vol, plus convenable à ta basse condition. — Haute trahison, milord ! vous pouvez avoir deviné plus juste que vous ne croyez : j’honore la pénétration de Votre Grâce. — Haute trahison ! qui ose nommer un tel crime devant moi ? — Si le nom vous fait trembler, vous pouvez l’appeler aussi bien vengeance… vengeance contre la cabale de conseillers qui ont déconcerté vos plans, malgré votre esprit et malgré votre faveur auprès du roi ; vengeance contre Arlington, contre Ormond… contre Charles lui-même. — Non, de par le ciel ! » dit le duc en recommençant à se promener avec agitation ; « vengeance plutôt contre ces rats du conseil privé, n’importe d’où elle vienne ; mais contre le roi ! jamais, jamais ! Je l’ai provoqué cent fois contre lui une ; je l’ai traversé dans ses intrigues politiques ; j’ai été son rival en amour ; j’ai triomphé dans l’une et l’autre lutte, et, de par le diable, il m’a pardonné ! Dût la trahison me mettre à sa place sur le trône, rien ne pourrait me justifier, ce serait là une ingratitude qui me placerait au-dessous de la brute. — C’est noblement parler, milord, et dignement surtout, eu égard aux obligations que vous devez à Charles Stuart, et à la reconnaissance que vous avez toujours témoignée ; mais peu nous importe : si Votre Grâce n’épouse pas notre entreprise, il y a Shaftesbury, il y a Monmouth… — Gredin ! » s’écria le duc, dont l’agitation croissait de plus en plus, « croyez-vous que vous irez faire à d’autres des offres que je ne veux pas accepter ? Non, de par tous les dieux païens et chrétiens ! Écoutez-moi, Christian : je vais vous faire arrêter à l’instant, oui à l’instant, de par le ciel et l’enfer ! et vous faire conduire à White-Hall, pour que vous y dévoiliez votre complot. — Et les premiers mots que j’y prononcerai, » répondit l’imperturbable Christian, « seront pour indiquer un conseil privé où l’on pourra trouver certaines lettres dont Votre Grâce a honoré son pauvre vassal, et dans lesquelles se trouvent, je crois, des détails que Sa Majesté lira avec plus de surprise que… — Ventrebleu, coquin ! » dit le duc en portant de nouveau la main sur son poignard ; « tu me tiens sous ta griffe : je ne sais pourquoi j’hésite à te poignarder à l’instant. — Je puis succomber, milord duc, » répliqua Christian en rougissant un peu, et en mettant la main droite dans son sein, « mais non sans vengeance ; car je n’ai pas mis ma personne en un si grand péril sans moyens de défense. Je puis succomber ; mais hélas ! la correspondance de Votre Grâce est entre des mains qui, dans ce cas, seraient assez actives pour les faire parvenir au roi et au conseil privé. Que dites-vous de la princesse de Mauritanie ? milord. Si par hasard je l’avais constituée exécutrice de mes volontés dernières, avec certaines instructions sur ce qu’elle doit faire si je ne reviens pas sain et sauf d’York-Place ? Allez, milord, je savais qu’en venant ici je mettais ma tête dans la gueule du loup : aussi n’ai-je pas été assez sot pour n’avoir point veillé à ce qu’un bon nombre de carabines fissent feu sur la bête aussitôt que mon cri de mort retentirait. Ah ! milord duc, vous avez affaire à un homme de sens et de courage ; et pourtant vous le traitez comme un enfant et un lâche. »

Le duc se jeta sur un fauteuil, baissa les yeux à terre, et, sans les relever, dit : « Je vais appeler Jerningham ; mais ne craignez rien : c’est seulement pour un verre de vin ; le flacon que voici sur la table contient une liqueur bonne pour faire passer des noisettes et des noix, mais insuffisante pour un entretien comme le vôtre. Apportez-moi du Champagne, » dit-il au chambellan qui vint prendre ses ordres.

Jerningham revint et apporta un flacon de Champagne avec deux grandes coupes d’argent. Il en remplit une pour Buckingham, qui, contrairement à l’étiquette ordinaire, était toujours servi le premier dans sa maison, et offrit l’autre à Christian, qui ne voulut pas l’accepter.

Le duc avala le large gobelet qui lui était présenté, et se couvrit un moment le front avec la main ; puis la retirant aussitôt, il dit : « Christian, expliquez-vous avec clarté ; nous nous connaissons l’un l’autre. Si ma réputation est entre vos mains, vous n’ignorez pas que votre vie est entre les miennes. Asseyez-vous, » continua-t-il en tirant un pistolet de son sein et en le posant sur la table, « asseyez-vous, et que j’entende vos propositions. — Milord, » dit Christian avec un sourire, « je ne produirai pas de mon côté un argument de même force, quoiqu’il soit possible qu’au besoin je ne m’en trouve pas dépourvu ; mais ma défense est dans la situation des choses et dans la manière sage et raisonnable dont Votre Majesté les envisagera sans doute. — Ma Majesté ! répéta le duc ; mon cher ami Christian, vous avez si long-temps fréquenté les puritains, que vous confondez les titres en usage à la cour. — Je ne sais comment m’excuser, répondit Christian, à moins que Votre Grâce ne veuille supposer que je parle en prophète. — C’est une prophétie semblable à celle que le diable fit entendre à Macbeth, » dit le duc, qui se remit à marcher dans l’appartement, revint encore s’asseoir, et ajouta : « Soyez clair, Christian ; dites tout de suite et hardiment quels sont vos projets.

— Mes projets ! Quels projets puis-je avoir ? Je ne puis rien dans une pareille affaire ; mais j’ai cru devoir prévenir Votre Grâce que les saints de cette cité (il prononça ce mot avec une espèce de grimace ironique) sont fatigués de l’inaction, et qu’ils ont besoin de se lever, d’agir. Mon frère Bridgenorth est à la tête de toute la congrégation du vieux Weiver : car il faut que vous sachiez qu’après avoir flotté long-temps d’une foi à l’autre, il a maintenant franchi les bornes, et est devenu un homme de la cinquième monarchie. Il a environ deux cents de ces sectaires, complètement équipés et prêts à tomber sur l’ennemi ; avec l’aide des gens de Votre Grâce, ils emporteront White-Hall d’assaut, et feront prisonniers tous ceux qui s’y trouvent. — Scélérat ! est-ce bien à un pair d’Angleterre que vous faites cette proposition ?

— Je conviens, milord, qu’il y aurait extrême folie à vous montrer avant que tout fût fini ; mais permettez-moi de dire un mot de votre part à Blood et aux autres. Il y a aussi les quatre sectes allemandes : les knipperdolings et les anabaptistes surtout nous seront très-utiles. Vous êtes savant, milord, et vous connaissez la valeur d’un corps de gladiateurs domestiques, aussi bien qu’Octave, Lépide et Antoine, lesquels, au moyen de pareilles forces, se partagèrent le monde entre eux trois. — Un instant, un instant ! lors même que je permettrais à ces lévriers de se joindre à vous, et ce ne serait pas sans l’assurance la plus positive de la sûreté personnelle du roi ; mais enfin, supposons que ces marauds dussent vous seconder, quel espoir avez-vous d’emporter le palais ? — Bully Tom Armstrong, milord, a promis d’employer son crédit près des gardes-du-corps ; puis il y a les troupes légères de lord Shaftesbury dans la Cité, trente mille hommes qui n’attendent pour son lever qu’un signe de son doigt. — Qu’il fasse donc signe des deux mains, et si seulement il en compte cent par doigt, ce sera plus que je n’espère. Vous ne leur avez pas parlé ? — Sûrement non : avant toutes choses il me fallait connaître le bon plaisir de Votre Grâce. Mais si on ne s’adresse pas à lui, il y a la réunion hollandaise, les congrégations de Hans-Snorchout, dans le Strand ; il y a les protestants français dans Piccadilly ; la famille de Levi dans Lewkenor-Lane, et les muggletoniens dans Thames-Street… — Ah ! fi donc ! arrière, arrière de telles gens ! ces coquins-là sentiront le fromage et le tabac au moment de l’action, et détruiront infailliblement tous les parfums de White-Hall. Épargne-moi ce détail ; mon cher Ned, et fais-moi connaître le nombre total de tes forces odoriférantes. — Quinze cents hommes bien armés, outre la populace, qui se soulèvera indubitablement ; elle a déjà presque mis en pièces les prisonniers qui ont été acquittés aujourd’hui au sujet du complot. — À présent, je comprends tout ; mais écoutez-moi, très-chrétien Christian, » dit le duc en avançant son fauteuil juste en face de celui sur lequel son agent était assis ; « vous m’avez aujourd’hui confié bien des choses, serai-je également communicatif ? Vous montrerai-je que j’ai des informations aussi précises que les vôtres ? vous dirai-je, en un mot, pourquoi vous avez soudainement résolu de pousser tout le monde, depuis le puritain jusqu’à l’esprit fort, à tenter une attaque générale contre le palais de White-Hall, sans me donner, à moi pair du royaume, le temps de réfléchir, ni de me préparer à une démarche si désespérée ? Vous dirai-je pourquoi vous voudriez m’amener ou m’entraîner, me décider ou me forcer à soutenir votre dessein ? — Milord, s’il vous plaît de me communiquer vos conjectures, je dirai avec toute la sincérité possible, si Votre Grâce a deviné juste. — La comtesse de Derby est arrivée ce matin et se présentera ce soir à la cour avec l’espérance d’un accueil très-favorable. Elle peut être surprise dans la mêlée ?… Hein ! n’y suis-je pas ? maître Christian. Vous qui prétendez m’offrir la vengeance, vous en connaissez fort bien aussi les exquises douceurs. — Je ne me permettrais pas, » répondit Christian avec un demi-sourire, « de servir un plat à Votre Grâce sans y goûter comme pourvoyeur et maître-d’hôtel. — C’est parler franchement. Pars donc tout de suite, mon ami ; remets à Blood cet anneau, il le connaît, et il sait comment il doit obéir à celui qui le porte. Qu’il assemble mes gladiateurs, comme tu appelles très-spirituellement mes coupe-jarrets. Le vieux projet de musique allemande peut aussi être repris, car je crois que tu as tous les instruments prêts. Mais ne l’oublie pas, je ne sais rien, et la personne de Rowley doit être respectée : je pendrai et je brûlerai tout le monde si l’on touche à un seul cheveu de sa perruque noire. Mais qu’en résultera-t-il ensuite ? un lord protecteur du royaume, ou encore (car Cromwell a rendu ce titre assez ignoble et impopulaire) un lord lieutenant du royaume. Les patriotes qui prennent sur eux de venger les injures faites au pays, et d’éloigner les mauvais conseillers de devant le trône du roi, pour qu’il puisse désormais s’appuyer sur la justice elle-même (voilà bien la phrase, je crois) ne peuvent manquer de faire un bon choix. — Sans aucun doute, milord duc, puisqu’il n’y a qu’un homme dans les trois royaumes sur qui le choix puisse tomber. — Je vous remercie, Christian, et je m’en rapporte à vous. Allez, et préparez tout. Soyez sûr que vos services ne seront pas oubliés. Nous vous garderons près de nous. — Milord duc, vous m’attachez à vous doublement ; mais rappelez-vous que, si l’on épargne à Votre Grâce toute démarche dangereuse qui pourrait être nécessitée par ces opérations militaires, ou autrement, il sera convenable que vous vous teniez prêt, au premier signal, à vous mettre à la tête d’une bande d’amis et d’alliés honorables, et que vous veniez tout de suite au palais, où vous serez reçu par les vainqueurs comme chef et par les vaincus comme sauveur. — Je conçois, je conçois : j’aurai soin de me tenir prêt. — Puis, milord, pour l’amour du ciel, qu’aucune de ces fantaisies qui sont les Dalilas de votre imagination, ne vienne vous troubler ce soir et empêcher l’exécution de ce sublime dessein ! — Mais, Christian, me croyez-vous donc fou ? » répondit le duc avec emphase. « C’est vous qui lambinez, lorsque vous devriez donner les ordres nécessaires pour une tentative si hardie. Allez donc ; mais écoutez-moi, Ned Christian : avant que je vous quitte, dites-moi quand je reverrai cette créature d’air et de feu, cette péri orientale qui s’introduit dans les appartements par le trou des serrures, et qui en sort par les croisées, cette houri aux yeux noirs venue du paradis de Mahomet ; quand, dis-je, la reverrai-je ? — Quand Votre Grâce tiendra le bâton de lord lieutenant du royaume, » dit Christian, et il sortit.

Après son départ, Buckingham demeura quelques moments plongé dans une grave méditation. « Devais-je agir ainsi ? » se demanda-t-il en discutant la chose avec lui-même ; « ou plutôt avais-je le choix d’agir autrement ? Ne dois-je pas courir au palais, et révéler à Charles la trahison qui l’assiège ? J’irai de par le ciel !… Ici, Jerningham ; ma voiture, avec la rapidité d’un éclair !… Je vais me jeter à ses pieds, et lui dire toutes les folies que j’ai rêvées avec ce Christian ! Et puis il me rira au nez, et me repoussera !… Non, j’ai déjà une fois aujourd’hui fléchi le genou devant lui, et il a rejeté ma demande un peu lestement. Être rebuté une seule fois en un jour, c’est bien assez pour Buckingham. »

Après s’être livré à ces réflexions, il s’assit et dressa en toute hâte une liste de jeunes nobles, de gens de qualité, et d’autres, leurs très-ignobles compagnons, qu’il supposait devoir consentir à le prendre pour chef en cas d’une insurrection populaire. Il l’avait presque terminée, lorsque Jerningham revint annoncer que la voiture serait prête dans un instant, et apporter l’épée, le chapeau et le manteau de son maître.

« Que le cocher remise, dit le duc, mais se tienne prêt à sortir au premier signal. Envoyez chez toutes les personnes dont les noms se trouvent sur cette liste ; dites que je suis indisposé, et que je désire qu’elles acceptent une petite collation. Que cette commission soit exécutée sur-le-champ, et ne regardez pas à la dépense. »

Les préparatifs de la fête furent bientôt faits ; et les convives invités, gens qui pour la plupart avaient toujours le temps de répondre à l’appel du plaisir, quoique plus sourds parfois à celui du devoir, ne tardèrent pas à se réunir. La plupart étaient des jeunes gens d’une haute naissance ; avec eux se trouvaient, comme c’est l’ordinaire en de pareilles réunions, beaucoup d’hommes de différentes classes, qui par leurs talents, ou leur impudence, leur esprit ou leur amour du jeu, étaient devenus les compagnons de ces grands seigneurs élégants : le duc de Buckingham était le patron général des gens de cette espèce, et en cette occasion l’assemblée fut très nombreuse.

Rien ne manqua de ce qui pouvait selon l’usage rendre la fête joyeuse et animée : les vins, la musique et les jeux de hasard. Mais tout cela était alors assaisonné de ces vives et spirituelles saillies que les hommes d’aujourd’hui seraient incapables de prodiguer aussi abondamment dans la conversation, et de ces propos licencieux que le goût du siècle présent condamne avec une juste sévérité.

Le duc lui-même prouva l’empire absolu qu’il possédait sur son caractère versatile, en ne cessant de badiner, de rire et de plaisanter, tandis que son oreille saisissait avec le plus vif empressement les sous les plus éloignés qui pouvaient indiquer le commencement de la tentative révolutionnaire de Christian. Il en entendit plusieurs de temps à autre, mais qui tous mouraient presque aussitôt, sans qu’il en résultât aucune des conséquences que Buckingham en attendait.

Enfin et lorsque la soirée s’avançait, Jerningham annonça M. Chiffinch venant de la cour, et ce digne personnage entra presque en même temps.

« D’étranges choses sont arrivées, milord duc, dit-il à Buckingham, Sa Majesté vous prie de passer tout de suite au palais. — Vous m’alarmez, » répliqua Buckingham en se levant. « J’espère pourtant qu’il n’est rien arrivé de fâcheux ; j’espère que Sa Majesté se porte bien. — Parfaitement bien ; elle désire voir Votre Grâce à l’instant même. — L’ordre est subit. Vous voyez que je traite ce soir de joyeux amis, et que je ne suis guère en état de paraître devant le roi, Chiffinch. — Votre Grâce me paraît être en fort bon état pour se présenter, et vous savez que Sa Majesté ne manque pas d’indulgence. — C’est vrai, » répliqua le duc tourmenté d’inquiétude relativement au motif de cet ordre inattendu ; « c’est vrai. Sa Majesté est fort indulgente ; je vais demander ma voiture. — La mienne est en bas ; si Votre Grâce veut bien s’en servir. »

Privé de tout moyen d’évasion, Buckingham prit sur la table un verre qu’il but, et pria ses amis de rester dans son hôtel aussi long-temps qu’ils pourraient s’y amuser. Il espérait, leur dit-il, pouvoir revenir presque immédiatement ; sinon, il prendrait congé d’eux avec son toast accoutumé : « Puissent tous ceux de nous qui ne seront pas pendus dans l’intervalle se retrouver encore ici le premier lundi du mois prochain ! »

Ce toast ordinaire du duc avait rapport au caractère de plusieurs des personnes qu’il recevait ; mais il ne le porta point cette fois sans réfléchir à son propre destin, dans le cas où Christian l’aurait trahi. Il se hâta d’ajouter quelque chose à sa toilette, et monta dans la voiture de Chiffinch pour se rendre à White-Hall.



  1. Petite glande au milieu du cerveau, où quelques physiologistes placent le siège de l’âme. a. m.
  2. Jeu de mots sur well, qui veut dire bien. a. m.
  3. Christian, en anglais, signifie Chrétien : ces deux mots viennent du latin Christianus. a. m.