Peveril du Pic/Chapitre 43

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 522-532).


CHAPITRE XLIII.

CONVENTICULE.


Il vint parmi eux, comme un esprit nouvellement évoqué, leur dire les terribles jugements et la colère qui les menaçaient.
Le Réformateur.


L’étonnement de Julien à l’apparition inattendue de Bridgenorth fut aussitôt remplacé par la crainte que lui inspirait le caractère violent de son père ; car il avait toute raison de croire qu’il s’emporterait contre un homme qu’il ne pouvait, lui, s’empêcher de respecter, tant à cause de ses qualités personnelles, que parce qu’il était le père d’Alice. La manière dont se présenta Bridgenorth n’était cependant pas faite pour éveiller le ressentiment. Son visage était calme, son pas lent et mesuré ; ses yeux indiquaient néanmoins une inquiétude vive et profonde, mais sans aucune expression de colère ni de triomphe. « Sir Geoffrey, dit-il, vous êtes le bienvenu dans cet asile hospitalier, aussi bienvenu que vous l’auriez été jadis lorsque nous sous appelions voisins et amis. — Ventrebleu ! » répliqua le vieux cavalier, « si j’avais su que cette maison t’appartînt, homme, j’aurais mieux aimé que le sang de mon cœur coulât dans le ruisseau, que de permettre à mon pied de franchir le seuil de ta porte… pour y chercher un asile du moins. — Je vous pardonne votre haine invétérée, à cause de vos préventions, dit le major Bridgenorth. — Gardez votre pardon jusqu’à ce qu’on vous ait pardonné à vous-même. Par saint George ! j’ai juré que si jamais je mettais les pieds hors de cette prison maudite où l’on m’a envoyé, grâce à vous principalement, monsieur Bridgenorth, vous me paieriez les loyers de ce mauvais logement. Je ne frapperai personne dans sa maison ; mais si vous voulez bien ordonner à ce drôle de me rapporter mon arme, et faire avec moi un tour dans cette cour ténébreuse qui est ici en bas, vous verrez bientôt quelle chance peut avoir un traître contre un homme fidèle, et un puritain contre Peveril du Pic. »

Bridgenorth sourit avec beaucoup de sang-froid. « Lorsque j’étais plus jeune et que j’avais le sang plus chaud, répliqua-t-il, j’ai refusé votre cartel, sir Geoffrey ; il n’est guère probable que je l’accepte à présent que chacun de nous incline vers la tombe. Je n’ai pas épargné mon sang autrefois, et je ne l’épargnerai pas maintenant lorsque le besoin de mon pays l’exigera. — C’est-à-dire, quand l’occasion se présentera de trahir le roi. — Allons, mon père, dit Julien, écoutons au moins M. Bridgenorth : nous avons reçu asile dans sa maison ; et quoique nous le voyions maintenant à Londres, nous devons nous souvenir qu’il n’a point comparu aujourd’hui contre nous, lorsque peut-être son témoignage aurait donné une fâcheuse tournure à notre procès. — Vous avez raison, jeune homme, dit Bridgenorth ; et l’on devrait voir une preuve de ma sincère bienveillance dans mon défaut de comparution à Westminster, lorsque quelques mots de ma bouche auraient suffi pour éteindre à jamais la longue descendance des Peveril du Pic. Il ne me fallait que dix minutes pour aller à Westminster-Hall assurer votre condamnation. Mais aurais-je pu le faire, sachant comme je le sais à présent, que c’est à toi, Julien Peveril, que je dois la délivrance de ma fille, de ma chère Alice, souvenir unique de sa pauvre mère ; que tu l’as soustraite aux pièges que l’enfer et l’infamie avaient ouverts sous ses pas ? — Elle est, j’espère, en sûreté, » dit Julien avec chaleur, oubliant presque la présence de son père ; « elle est, je l’espère, en sûreté, et sous votre propre garde ? — Pas sous la mienne, » répondit le malheureux père, « mais sous celle d’une personne en la protection de qui, après celle du ciel, je mets le plus de confiance. — En êtes-vous sûr, en êtes-vous bien sûr ? répéta Julien avec vivacité : « je l’ai trouvée entre les mains d’une femme à qui elle avait été confiée, et qui cependant… — Était la plus vile de son sexe. Mais celui qui l’avait choisie s’était trompé sur son caractère. — Dites plutôt que c’est vous-même qui vous êtes trompé sur celui de votre agent. Rappelez-vous qu’en nous séparant à Moultrassie-House, je vous ai prévenu que ce Ganlesse… qui… — Je vous entends : vous aviez grandement raison de m’en parler comme d’un homme sage à la manière du monde. Mais il a expié sa faute en tirant Alice des périls qui l’avaient assaillie après s’être séparée de vous ; et d’ailleurs je n’ai pas jugé convenable de lui confier une seconde fois ce que j’ai de plus cher. — Je rends grâce au ciel que vos yeux soient en partie ouverts. — Ce jour les ouvrira tout à fait ou les fermera pour jamais. »

Durant ce dialogue, dont les paroles furent échangées entre les deux interlocuteurs avec rapidité, sans songer que d’autres personnes étaient présentes, sir Geoffrey écoutait avec surprise et intérêt, cherchant à saisir quelque chose qui le lui rendît intelligible ; mais voyant qu’il ne réussissait nullement à comprendre ce dont il s’agissait, il s’écria tout à coup : Sang et tonnerre ! Julien, que signifie tout ce babillage ? Qu’as-tu à faire avec ce drôle, sinon de le bâtonner, à moins que tu ne croies qu’il serait indigne de toi de battre un maraud si vieux ? — Mon père, dit Julien, vous ne connaissez pas M. Bridgenorth, car je suis certain qu’autrement vous lui rendriez justice. Je lui ai de nombreuses obligations ; et je suis sûr que, quand vous viendrez à les connaître… — J’espère mourir avant ce moment arrivé, » répliqua sir Geoffrey ; et continuant avec une rage toujours croissante : « J’espère, dit-il, qu’avec la protection du ciel je serai dans le tombeau de mes ancêtres avant d’apprendre que mon fils, mon fils unique, la dernière espérance de mon ancienne maison, le dernier reste du nom de Peveril, a consenti à recevoir des services de l’homme que sur la terre je suis le plus forcé de haïr, si je n’étais pas encore plus forcé de le mépriser. Enfant dégénéré ! » répéta-t-il avec la dernière véhémence, « vous rougissez sans répondre ! Parlez, et désavouez une telle bassesse, ou, par le Dieu de mes pères !… »

Le nain s’avança tout à coup, et s’écria : « Silence ! » d’une voix en même temps si discordante et si impérieuse, qu’elle parut surnaturelle ; « homme de péché et d’orgueil, reprit-il, silence ! ne prends pas le saint nom de Dieu à témoin de ton impie ressentiment. »

Ce reproche adressé d’un ton si ferme et si décidé, et l’enthousiasme avec lequel il parlait, donnèrent pour le moment au nain méprisé un ascendant manifeste sur le fier esprit de son gigantesque homonyme. Sir Geoffrey Peveril le regarda un instant d’un air étonné et timide, comme il aurait regardé une apparition surnaturelle, puis murmura : « Mais connaissez-vous la cause de mon ressentiment ? — Non, répondit le nain, non ; je sais seulement qu’aucune cause ne peut justifier le serment que vous alliez faire. Homme ingrat ! vous avez été aujourd’hui soustrait à la colère dévorante des méchants par un concours merveilleux de circonstances. Et c’est aujourd’hui que vous osez vous livrer à de tels ressentiments. — Je reçois un juste reproche, dit sir Geoffrey Peveril, et par l’intermédiaire d’un être singulier ; la sauterelle, comme dit le livre de prières, est devenue un fardeau pour moi. Julien, je vous reparlerai sur ce sujet un autre jour ; quant à vous, monsieur Bridgenorth, je désire ne plus avoir d’autre communication avec vous, ni pacifique ni hostile. Le temps passe vite, et je voudrais seulement retourner dans ma famille. Faites-nous rendre nos armes, ouvrez-nous les portes, et laissez-nous partir, sans de nouvelles altercations qui ne pourraient que nous troubler l’esprit et aigrir notre colère. — Sir Geoffrey Peveril, dit Bridgenorth, je ne désire troubler ni votre esprit ni le mien ; mais quant à vous laisser partir si promptement, c’est chose un peu difficile, car votre départ ne saurait s’accorder avec l’œuvre que j’ai en main. — Comment, monsieur ! s’écria le nain, voulez-vous faire entendre que nous devrons rester ici bon gré mal gré ? Si je n’étais tenu d’y demeurer par ordre d’un être qui a plein droit de commander à ce pauvre microcosme, je vous montrerais que serrures et verrous ne sauraient retenir un homme tel que moi… — En effets dit sir Geoffrey, je pense qu’au besoin le petit homme pourrait s’évader par le trou de la serrure. »

La figure de Bridgenorth s’épanouit presque jusqu’à un sourire aux paroles fanfaronnes du héros pygmée et au commentaire méprisant de sir Geoffrey Peveril ; mais une telle expression ne demeurait jamais deux minutes de suite sur sa physionomie, et il répondit en ces termes : « Messieurs, il faut vous résigner. Croyez-moi, on ne veut vous faire aucun mal ; au contraire, en restant ici vous assurerez votre salut qui autrement pourrait courir de grands dangers. Ce sera votre faute si vous perdez un seul cheveu de votre tête. Mais j’ai la force pour moi ; et quelque chose qui vous puisse arriver, si pour vous y soustraire vous tentez de recourir à la violence, alors ne vous en prenez qu’à vous. Si vous hésitez à m’en croire, je permettrai à M. Julien Peveril de m’accompagner, et il verra que je suis amplement muni des moyens de repousser toute voie de fait. — Trahison ! trahison ! » s’écria le vieux chevalier ; « trahison contre Dieu et le roi Charles ! Oh ! si j’avais seulement pour une demi-heure l’épée dont j’ai eu la sottise de me dessaisir ! — Modérez-vous, mon père, je vous en conjure, dit Julien. Je vais suivre M. Bridgenorth, puisqu’il m’y invite. Je reconnaîtrai par moi-même s’il y a du danger, et de quelle nature ce danger peut être. Il est possible que je le décide à s’abstenir des mesures violentes, s’il est vrai qu’il pense à y recourir. D’ailleurs soyez sûr que votre fils se conduira au besoin comme il le doit. — Comme il vous plaira, Julien, dit son père ; je mets ma confiance en vous. Mais si vous la trahissez, la malédiction d’un père vous poursuivra éternellement. »

Alors Bridgenorth fit signe à Julien de le suivre, et ils sortirent par la petite porte par laquelle il était entré.

Cette issue conduisait dans un vestibule ou une espèce d’antichambre, à laquelle semblait aboutir d’autres corridors. Julien suivit Bridgenorth dans un de ces passages, marchant en silence et avec précaution, pour obéir à l’injonction que son guide lui en avait faite par signe. Avançant ainsi, il ne tarda pas à entendre des sons semblables à ceux d’une voix d’homme se livrant à une déclamation vive et emphatique. Marchant toujours d’un pas lent et léger, Bridgenorth le fit passer par une porte qui terminait le corridor ; et lorsqu’enfin il entra dans une petite galerie fermée par un rideau, la voix, qui semblait être celle d’un prédicateur, devint alors assez distincte pour qu’il en saisit les paroles.

Julien ne douta plus dès lors qu’il ne fut dans un de ces conventicules qui, quoique en contravention avec les lois existantes, continuaient encore à se tenir régulièrement dans différentes parties de Londres et dans les faubourgs. Soit prudence ou timidité, le gouvernement tolérait plusieurs de ces réunions, parce qu’elles étaient fréquentées par des gens modérés dans leurs opinions politiques, quoique dissidents de l’Église par principe de conscience. Mais quelques-unes où se rassemblaient les sociétés plus rigides et plus exaltées des indépendants, des anabaptistes, et d’autres sectaires dont le sombre enthousiasme avait tant contribué à renverser le trône du dernier roi, étaient recherchées, supprimées et dispersées aussitôt qu’on les pouvait découvrir.

Julien reconnut bientôt que l’assemblée où il venait ainsi d’être introduit secrètement était de cette dernière classe, et, à en juger par la violence du prédicateur, d’opinions tout à fait exagérées, il en fut encore plus entièrement convaincu, lorsque, à un signe de Bridgenorth, il leva avec précaution un coin du rideau qui était tendu sur le devant de la galerie, et, sans être vu lui-même, put ainsi examiner l’auditoire et considérer le prédicateur.

Deux cents personnes environ étaient réunies dans une vaste salle garnie de bancs, et paraissaient s’occuper de l’exercice d’un culte. Toutes étaient du sexe masculin, et bien armées de piques, de mousquets, d’épées et de pistolets. La plupart avaient l’air de soldats vétérans qui avaient passé le milieu de la vie, mais qui semblaient conserver encore assez de force pour suppléer à l’agilité de la jeunesse. Ils étaient debout ou assis, dans différentes attitudes, qui toutes dénotaient une attention profonde ; et appuyés sur leurs piques ou leurs mousquets, ils tenaient leurs yeux constamment fixés sur le prédicateur, qui termina une violente déclamation en déployant du haut de la chaire une bannière où l’on voyait un lion avec cette devise : Vicit Leo ex tribu Judœ[1].

L’éloquence mystique et fougueuse du prédicateur, vieillard à cheveux gris, à qui son zèle semblait rendre la voix et la véhémence que l’âge lui avait ôtées, convenait admirablement au goût de ses auditeurs, mais ne pourrait être reproduite dans ces pages sans inconvenance et sans scandale. Il menaça le gouvernement d’Angleterre de tous les jugements rendus contre les princes de Moab et d’Assyrie ; il conjura les saints d’être forts, de se lever et d’agir, et promit ces miracles qui, dans les campagnes de Josué et de ses successeurs, les vaillants juges d’Israël, avaient suppléé à tout contre les Ammonites, les Madianites et les Philistins. Il termina par des allusions aux figures emblématiques de l’Apocalypse, et par une prédiction de la fin prochaine du monde, avec l’énumération de tous les signes effrayants qui en devaient être les avant-coureurs.

Julien, tourmenté d’inquiétude, en eut bientôt entendu assez pour se convaincre que l’assemblée se terminerait probablement par une insurrection ouverte, comme celle des hommes de la cinquième monarchie, sous Venner, au commencement du règne de Charles, et ne pensa qu’avec effroi que probablement Bridgenorth était engagé dans une entreprise si criminelle et si désespérée. S’il avait pu conserver quelques doutes sur l’issue de cette délibération, ils se seraient dissipés lorsque le prédicateur exhorta son auditoire à renoncer aux espérances qu’on pouvait avoir conçues jusqu’alors de sauver la nation en faisant exécuter les lois d’Angleterre. Ce n’était, dit-il, qu’un désir charnel d’assistance terrestre, c’était courir chercher du secours en Égypte : ce que la jalousie de leur divin chef regarderait comme une fuite vers un autre rocher et vers une bannière différente de celle qui venait d’être déployée à leurs yeux… Et il agita solennellement la bannière du Lion sur leurs têtes, comme le seul étendard sous lequel ils dussent chercher vie et salut. Il se mit ensuite à protester encore que tout recours à la justice ordinaire était aussi inutile que coupable.

« L’événement qui s’est passé aujourd’hui à Westminster, dit-il, peut nous apprendre que l’homme de White-Hall ressemble à l’homme qui fut son père. » Et il débita une longue tirade contre les vices de la cour, en assurant que Tophet[2] était ordonné depuis long-temps, et que le roi l’échauffait.

Le prédicateur commençait une description de la théocratie, qu’il ne craignait pas de représenter comme devant bientôt s’établir, lorsque Bridgenorth, qui semblait avoir quelque temps oublié la présence de Julien, tandis qu’il écoutait avidement, d’un air grave et pénétré, les paroles de l’orateur, parut soudain revenir à lui, et prenant Peveril par la main, le fit sortir de la galerie, dont il ferma soigneusement la porte, pour le conduire dans un appartement voisin.

Quand ils y arrivèrent, il prévint toutes les questions de Julien en lui demandant d’un ton sévère, mais d’un air de triomphe, « s’il était probable que les hommes qu’il avait vus feraient leur devoir avec négligence, et s’il ne serait pas dangereux de chercher à sortir par force d’une maison dont toutes les issues étaient gardées par des gens tels que ceux qu’il venait de voir, tous soldats dès leur enfance. — Au nom du ciel ! » répliqua Julien, sans répondre à la question de Bridgenorth, « pour quel projet désespéré avez-vous réuni tant de fanatiques décidés à tout risquer ? Je sais bien que vous avez des opinions religieuses toutes particulières, mais prenez garde de ne pas vous tromper vous-même : aucun motif de religion ne peut sanctionner la rébellion ou le meurtre ; et telles sont cependant les conséquences naturelles et nécessaires de la doctrine que nous venons d’entendre débiter aux oreilles de ces hommes violents et enthousiastes. — Mon fils, » dit Bridgenorth avec calme ; « aux jours de ma jeunesse, je pensais comme vous. Je croyais qu’il me suffisait de payer ma dîme de cumin ou d’anis, d’accomplir les pauvres petites observances morales de l’ancienne loi ; je pensais amasser de précieux trésors, et ils n’avaient pas plus de valeur que les cosses de pois laissées dans l’auge des pourceaux. Grâce au ciel, les écailles sont tombées de mes yeux… et après avoir erré quarante ans dans le désert de Sinaï, je suis enfin arrivé dans la terre promise ; la corruption de ma nature humaine m’a quitté : j’ai secoué mon enveloppe immonde, et je puis maintenant avec quelque confiance mettre la main à la charrue, certain qu’il n’est resté en moi aucune faiblesse que je puisse apercevoir en portant mes regards en arrière. Les sillons, » ajouta-t-il en fronçant les sourcils, tandis que ses grands yeux étaient remplis d’un feu sombre, « doivent être longs et profonds, et arrosés du sang des forts. »

Il y eut, dans le ton et les manières de Bridgenorth, lorsqu’il prononça ces singulières paroles, un changement qui convainquit Julien que l’esprit du major, qui avait si long-temps flotté entre son bon sens naturel et l’enthousiasme insensé de l’époque, avait enfin cédé au fanatisme ; et, sentant aussitôt dans quelle dangereuse position cet infortuné, l’innocente et belle Alice, et son propre père, se trouveraient probablement placés, pour ne rien dire du danger auquel une insurrection soudaine exposerait tout le royaume, il reconnut en même temps qu’il n’y avait aucune chance de convaincre par le raisonnement un homme qui opposerait sa conviction spirituelle à tous les arguments qu’on pourrait lui présenter pour le détourner de ses projets insensés. Parler à sa sensibilité semblait une ressource plus propre à l’émouvoir. Julien conjura donc Bridgenorth de réfléchir combien l’honneur et la sûreté de sa fille étaient intéressés à ce qu’il s’abstînt de la démarche dangereuse qu’il méditait. « Si vous succombez, dit-il, ne se trouvera-t-elle pas au pouvoir et sous la tutelle de son oncle, qui, vous l’avouez, s’est rendu coupable de la plus grossière méprise à l’égard de la femme qu’il lui avait choisie pour protectrice, et qui, je le crois pour de bonnes raisons, a fait ce choix infâme en connaissance de cause ? — Jeune homme, répondit Bridgenorth, vous me réduisez à la situation du pauvre oiseau aux ailes de qui un joyeux enfant attache une ficelle, pour ramener à terre, quand bon lui semble, le pauvre petit qui se débat vainement. Sachez donc, puisque vous voulez jouer ce rôle cruel, et me faire descendre de contemplations plus hautes, que celle aux mains de qui j’ai confié Alice, et qui a désormais plein pouvoir de diriger sa conduite et de décider de son destin, en dépit de Christian et de tout autre, est… je ne vous dirai pas qui elle est ; et vous moins que personne ne devez craindre pour la sûreté de ma fille. »

En ce moment, une porte latérale s’ouvrit, et Christian lui-même entra dans l’appartement. Il tressaillit et rougit en voyant Julien Peveril ; puis se tournant vers Bridgenorth avec un air d’indifférence affectée, il lui demanda : « Saül est-il parmi les prophètes ? un Peveril est-il parmi les saints ? — Non, mon frère, répliqua Bridgenorth, son temps n’est pas plus arrivé que le tien ; tu es trop enfoncé dans tes ambitieuses intrigues de l’âge mûr, et lui dans les passions orageuses de la jeunesse, pour entendre la voix calme qui vous appelle tous deux. Mais vous l’entendrez, je l’espère du moins, et je le demande au ciel. — Monsieur Ganlesse, ou Christian, ou de quelque nom qu’il vous plaise d’être appelé, dit Julien, quels que soient les motifs qui vous guident dans cette périlleuse affaire, vous, du moins, vous n’êtes pas conduit par l’idée que l’ordre immédiat du ciel vous commande d’en venir contre l’État à des hostilités ouvertes. Laissant donc de côté, pour le moment, tous les sujets de discussion que nous pouvons avoir ensemble, je vous conjure, comme homme de bon sens et de jugement, de vous joindre à moi pour dissuader monsieur Bridgenorth de la fatale entreprise qu’il médite actuellement. — Jeune homme, » répliqua Christian avec beaucoup de calme, « quand nous nous rencontrâmes dans l’Ouest, je voulus me faire de vous un ami ; mais vous rejetâtes mes avances. Vous pouviez pourtant, même alors, m’avoir assez vu pour être persuadé que je n’étais pas capable de me lancer trop témérairement dans une entreprise désespérée. Quant à celle qui nous occupe maintenant, mon frère Bridgenorth y apporte la simplicité, sinon l’innocence, d’une colombe ; et moi, j’y mets la subtilité du serpent. Il a la conduite des saints qui sont inspirés par l’esprit ; et je puis joindre à leurs efforts de puissants auxiliaires, qui ont pour instigateurs le monde, le diable et la chair. — Et pouvez-vous, » dit Julien, en regardant Bridgenorth, « acquiescer à une pareille union ? — Je ne m’unis point avec eux, dit Bridgenorth ; mais je ne puis sans crime rejeter le secours que la Providence envoie à ses serviteurs. Nous ne sommes, nous, qu’en bien petit nombre, quoique déterminés ; ceux dont les faucilles viennent nous aider à couper la moisson doivent être les bienvenus ; quand l’ouvrage sera fini, ils seront convertis ou dispersés. Avez-vous été à York-Place, frère ? Y avez-vous vu cet Épicure chancelant ? Il nous faut sa dernière résolution, et cela avant une heure. »

Christian regarda Julien, comme si sa présence l’empêchait de répondre ; sur quoi Bridgenorth se levant prit le jeune homme par le bras, et le conduisit de cet appartement à celui où ils avaient laissé son père. Il lui assura, chemin faisant, que des gardes vigilants et résolus étaient postés à toutes les issues de la maison par lesquelles il était possible de s’évader, et qu’il ferait bien d’engager son père à rester tranquillement prisonnier durant quelques heures.

Julien ne répondit pas, et le major se retira aussitôt, le laissant seul avec son père et le petit Hudson. À leurs questions il ne put que répondre brièvement qu’il craignait qu’ils n’eussent été attirés dans un piège, puisqu’ils étaient dans la maison avec deux cents fanatiques au moins, complètement armés, et paraissant prêts à tenter quelque entreprise désespérée. Se trouvant eux-mêmes désarmés, ils ne pouvaient recourir à la force ouverte ; et quelque fâcheux qu’il fût de rester dans une pareille position, il semblait difficile, vu la solidité des fermetures de la porte et des fenêtres, de chercher à s’évader secrètement sans être aussitôt découvert.

Le vaillant nain avait seul des espérances qu’il chercha vainement à faire partager à ses compagnons d’infortune. « La belle dont les yeux pareils aux astres jumeaux de Léda, dit-il, (car le petit homme était grand admirateur du langage élevé), ne l’avait pas invité, lui le plus dévoué et non le moins favorisé peut-être de ses serviteurs, à entrer dans cette maison comme dans un port assuré, pour qu’il ne vînt qu’y faire naufrage ; » et il assura généreusement à ses amis que dans sa sûreté ils trouveraient aussi la leur.

Sir Geoffrey, peu satisfait de cette promesse, exprima son désespoir de ne pouvoir aller jusqu’à White-Hall, où il espérait trouver assez de braves cavaliers pour étouffer avec leur secours tout l’essaim de guêpes dans le guêpier ; tandis que Julien pensait que le meilleur service qu’il pourrait rendre à Bridgenorth serait de découvrir son complot à temps, et, s’il était possible de l’inviter alors à mettre sa personne en sûreté.

Mais nous devons les laisser en ce moment méditer leurs plans à loisir. Comme ils dépendaient tous de leur évasion préalable hors du lieu où ils étaient retenus, l’exécution n’en paraissait guère assurée.



  1. Le lion de Juda a vaincu. a. m.
  2. Tuerie près de Jérusalem, ou brasier pour les sacrifices faits à Moloch. Isaïe. a. m.