Peveril du Pic/Chapitre 39

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 477-490).


CHAPITRE XXXIX.

MYSTIFICATION.


Ah ! tête changeante ! cœur volage !
Les Progrès du mécontentement.


Aucun événement n’est plus ordinaire dans les histoires du genre de la nôtre que l’enlèvement de l’héroïne, car c’est dans son destin que tout l’intérêt est supposé dépendre ; mais celui d’Alice Bridgenorth eut cela de particulier que le duc de Buckingham l’ordonna plutôt par esprit de contradiction que par un véritable amour. De même qu’il était allé lui faire une première visite chez la Chiffinch, excité par le désir d’être le rival de son souverain bien plus que par l’impression que la beauté d’Alice pouvait avoir produite sur son cœur ; de même il avait soudainement conçu le projet de l’enlever au moyen de ses agents, moins parce qu’il désirait jouir chez lui de sa société, que pour intriguer Christian, le roi, Chiffinch et tous les autres intéressés. Cela est si vrai, que Sa Grâce avait été plus surprise que charmée du succès de l’entreprise qui avait amené Alice dans sa demeure ; quoique probablement il se serait mis dans une épouvantable colère, s’il eût appris qu’elle avait échoué.

Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis qu’il était rentré chez lui, et malgré les avertissements réitérés de Jerningham, il n’avait pu encore se déterminer à sortir de sa nonchalance habituelle pour rendre visite à sa belle prisonnière ; et quand il s’y décida, ce ne fut qu’avec la répugnance intérieure d’un homme que la nouveauté seule peut arracher à l’indolence.

« Je ne conçois pas comment j’ai pu m’embarrasser de cette drôlesse, disait-il, et me condamner à entendre toutes les rapsodies hystériques d’une Phillis de campagne dont la tête est farcie des leçons de sa grand’mère sur la vertu et la Bible, lorsque les faveurs des femmes les plus jolies et les mieux élevées de la ville me coûteraient moins de peine. C’est dommage qu’on ne puisse monter sur le char de triomphe du vainqueur sans avoir à se vanter d’une victoire ; et pourtant c’est ce que font la plupart de nos galants modernes, mais ce qui ne conviendrait pas à Buckingham. Eh bien donc, je la verrai, ne serait-ce que pour en débarrasser mon hôtel. Mais la Portsmouth ne souffrira point qu’elle soit mise en liberté si près de Charles, tant elle craint qu’une nouvelle beauté n’impose des lois au vieux pécheur ! Que ferai-je donc de cette petite ? Je ne me soucie guère de la garder ici, et elle est trop riche pour être envoyée à Clifden comme femme de charge : voilà de quoi réfléchir. »

Il demanda alors un costume propre à faire ressortir les avantages personnels qu’il tenait de la nature, attention qu’il crut se devoir à lui-même ; car, du reste, il allait présenter ses hommages à la belle captive avec aussi peu d’ardeur qu’on en apporte à se battre en duel, quand on n’est guidé par aucun autre intérêt que celui de maintenir sa réputation d’homme d’honneur.

Les appartements destinés à l’usage des favorites qui venaient de temps à autre habiter la maison Buckingham, et qui étaient la plupart soumises, en ce qui concernait la liberté, aux règles d’un couvent, étaient séparés des autres corps de logis. Il vivait dans un siècle où ce qu’on appelait galanterie justifiait les actes les plus atroces de perfidie et de violence ; on peut citer pour preuve la catastrophe d’une malheureuse actrice dont la beauté avait attiré l’attention du dernier de Vere, comte d’Oxford. Comme par sa vertu elle mettait ses séductions en défaut, il la trompa par un mariage simulé, et fut récompensé d’un succès qui occasionna cependant la mort de sa victime, par les applaudissements unanimes des hommes d’esprits et des galants qui encombraient les antichambres de Charles.

Buckingham avait réuni dans l’intérieur de son palais ducal tout ce qui pouvait faciliter des exploits de ce genre ; et l’appartement vers lequel il se dirigeait alors offrait tour à tour mille douceurs aux femmes qui ne demandaient pas mieux que de l’habiter, et mille moyens de contrainte pour retenir celles qui n’y demeuraient que par force.

Comme il servait alors à ce dernier usage, la clef en fut remise au duc par une vieille dame à capuchon et à lunettes, qui était assise et lisait attentivement un livre de dévotion dans le vestibule séparant du reste de la maison cette partie consacrée à la débauche, qu’on appelait d’ordinaire le couvent. Cette duègne expérimentée remplissait en ces occasions le rôle de maîtresse des cérémonies, et était la fidèle dépositaire de plus d’intrigues que n’en connaissent une demi-douzaine de femmes vouées à son respectable métier.

« Une aussi douce linotte, » dit-elle en ouvrant la porte extérieure, « que toutes celles qui chantèrent jamais en cage ! — J’avais peur qu’elle n’eût passé son temps à pleurer plutôt qu’à chanter, Dowlas. — Hier encore, ou, pour dire toute la vérité, milord, ce matin même, nous n’entendions que gémissements ; mais l’air de la maison de Votre noble Grâce est favorable aux oiseaux chanteurs, et aujourd’hui il y a beaucoup de mieux. — Le changement est prompt, bonne dame, et il me paraît étrange qu’avant même que je l’aie jamais vue, cette petite trembleuse se soit si vite résignée à son sort. — Ah ! c’est que Votre Grâce possède une vertu magique dont l’influence pénètre à travers les murailles ; comme le dit la sainte Écriture, Exode, chap. I et VII : « Elle fend les murs et les portes. » — Vous êtes trop partiale, dame Dowlas. — Je ne dis que l’exacte vérité, et je veux être rejetée du troupeau des bonnes brebis si je ne pense pas que l’extérieur même de la petite s’est amélioré depuis qu’elle habite l’hôtel de Votre Grâce. Il me semble qu’elle a une taille plus aérienne, une démarche plus légère, une tournure plus vive. Je ne puis rien assurer, sinon qu’il y a du changement : d’ailleurs, hélas ! Votre Grâce sait que je suis aussi vieille que fidèle, et que ma vue commence à s’affaiblir. — Surtout quand vous lavez vos yeux avec du vin des Canaries, bonne dame, » répliqua le duc, qui savait que la tempérance n’était pas une des vertus cardinales que la vieille pratiquait le plus souvent.

« Avec du vin des Canaries, dites-vous, milord ? Est-ce bien avec du vin des Canaries que Votre Grâce suppose que je me lave les yeux ? » s’écria la matrone offensée. « Je suis fâchée que Votre Grâce ne me connaisse pas mieux. — Je vous demande pardon, dame Dowlas, » dit le duc, en repoussant dédaigneusement la main que, dans l’ardeur de sa justification, dame Dowlas avait posée sur la manche de son habit ; « je vous demande pardon, je me suis convaincu, en vous approchant de plus près, que mon accusation n’était pas fondée… C’est de l’eau-de-vie que j’aurais dû dire, non du vin des Canaries. »

En parlant ainsi, il entra dans l’appartement intérieur, qui était meublé avec une voluptueuse magnificence.

« La dame dit pourtant vrai, » pensa en lui-même l’orgueilleux propriétaire de cette splendide maison. « Une Phillis campagnarde peut bien se réconcilier avec une prison comme celle-ci, sans même qu’il faille l’appeau d’un habile oiseleur pour l’y attirer. Mais où donc est cette rurale beauté ? Est-il possible que comme un commandant désespéré, elle se soit réfugiée dans la chambre à coucher, la citadelle de la place, sans même essayer de défendre les ouvrages extérieurs ? »

Tout en faisant cette réflexion, il traversait une antichambre et une petite salle à manger meublées avec un goût exquis, et décorées d’excellents tableaux de l’école vénitienne. Venait ensuite un salon dont l’ameublement offrait encore une élégance plus recherchée. Les fenêtres étaient artistement garnies de verres peints, dont les couleurs étaient si vives et si riches, que les rayons du soleil, pénétrant au milieu du jour à travers ces vitraux, imitaient les plus riches teintes du coucher de cet astre, et, suivant la célèbre expression du poète, « apprenaient à la lumière à contrefaire l’obscurité. »

Les caprices et les goûts de Buckingham avaient été trop complètement, trop souvent, et trop aisément satisfaits, pour qu’il pût, en général, être sensible à ces plaisirs mêmes que l’unique affaire de toute sa vie avait été de poursuivre. Le voluptueux rassasié est comme l’épicurien blasé pour qui la simple absence de l’appétit devient à la longue une punition suffisante d’en avoir fait l’objet principal de ses jouissances et de ses pensées. Cependant la nouveauté a toujours quelque charme, et l’incertitude encore davantage.

Ses doutes sur la manière dont il allait être reçu, le changement d’humeur qu’on disait s’être opéré dans sa prisonnière, la curiosité de savoir comment une jeune personne, telle qu’on lui avait dépeint Alice Bridgenorth, se conduirait dans les circonstances au milieu desquelles elle se trouvait placée si inopinément, réussirent à exciter alors dans Buckingham un sentiment extraordinaire. Il s’en fallait beaucoup qu’il éprouvât cette sensation d’inquiétude avec laquelle tout homme, même de l’esprit le plus grossier, arrive en présence de la femme à qui il souhaite de plaire, et bien moins encore les sentiments plus raffinés d’amour, de respect, de désir et de crainte avec lesquels un amant plus délicat approche de l’objet aimé. Il avait été, pour me servir d’un mot français fort expressif, trop complètement blasé, même dès sa première jeunesse, pour ressentir l’empressement instinctif de l’un, et surtout le plaisir plus sentimental de l’autre. Ce qui aggrave encore cet état de satiété et de dégoût, c’est que le voluptueux ne peut renoncer aux jouissances dont il est rassasié ; il est forcé de continuer, soit par égard pour sa réputation, soit par la simple force de l’habitude, à braver les peines, les fatigues, et les dangers d’une poursuite qu’il a réellement peu d’intérêt à terminer heureusement.

Buckingham crut donc devoir à sa réputation, comme héros toujours heureux d’intrigues amoureuses, de présenter ses hommages à Alice Bridgenorth avec un empressement feint ; et, au moment d’ouvrir la porte du salon, il s’arrêta pour réfléchir si c’était le ton de la galanterie ou celui de la passion qu’il lui convenait de prendre dans cette circonstance. Ce délai suffit pour qu’il entendît quelques sons d’un luth touché avec un talent exquis, et accompagné des accents plus mélodieux encore d’une voix de femme qui, sans exécuter précisément aucun air, semblait prendre plaisir à rivaliser avec le son argentin de l’instrument.

« Une créature si bien élevée, et qu’on dit être si sensée, pensa le duc, ne manquerait pas, toute campagnarde qu’elle est, de rire des tendres déclamations d’un Orondate ; c’est la verve de Dorimont qui convient ici : elle fut jadis la tienne, Buckingham. Et puis ce rôle est plus facile. »

Cette détermination une fois prise, il entra dans le salon, avec l’aisance gracieuse qui caractérisait les gais courtisans parmi lesquels il fleurissait, et il s’approcha de la belle captive, qu’il trouva assise près d’une table couverte de livres et de musique. À gauche, était une large fenêtre entr’ouverte, dont les verres de couleur n’admettaient qu’un jour douteux dans ce magnifique appartement, qui, tendu des plus riches tapisseries des Gobelins, et orné de superbes porcelaines de Chine, ainsi que de glaces superbes, semblait être un boudoir décoré par un prince pour recevoir sa fiancée.

Le splendide costume de la jeune personne correspondait au luxe de l’appartement qu’elle habitait, et tenait de ce goût oriental que la fameuse Roxelane avait alors mis à la mode. Une jambe bien faite et un pied mignon, qui sortaient d’un large pantalon de satin bleu richement brodé, étaient les seules parties de son corps que l’on pût voir distinctement : tout le reste était recouvert de la tête aux pieds, par un long voile de gaze d’argent qui, comme un léger brouillard répandu sur un joli paysage, permettait de conjecturer quels charmes il cachait, et portait même l’imagination à se les exagérer. Les autres parties de son habillement qu’on pouvait apercevoir étaient, comme le voile et le pantalon, dans le goût oriental ; un riche turban, un cafetan magnifique étaient plutôt indiqués que vus distinctement à travers les plis du voile. Tout dans cette parure annonçait au moins de la coquetterie de la part d’une belle qui devait s’être attendue, d’après les lieux où elle était logée, à un visiteur de quelque prétention : aussi Buckingham ne put-il s’empêcher de rire intérieurement du conte que Christian avait osé lui faire sur l’extrême simplicité et l’innocence de sa nièce.

Il s’approcha cavalièrement de la jeune personne, et lui parlant avec l’air d’un homme qui est persuadé que s’il veut bien reconnaître sa faute, cette condescendance doit suffire pour la faire pardonner : « Belle Alice, dit-il, je sens combien j’ai d’excuses à vous faire pour le zèle indiscret de mes gens, qui, vous voyant abandonnée et sans protection pendant une malheureuse querelle, ont pris sur eux de vous amener dans la maison d’un homme qui exposerait sa vie plutôt que de vous donner un moment d’inquiétude. Est-ce ma faute si ces mêmes gens ont jugé nécessaire d’intervenir pour vous sauver, ou si, connaissant l’intérêt que je devais prendre à vous, ils vous ont retenue ici jusqu’à ce que je pusse venir en personne recevoir vos ordres ? — Vous n’avez pas été fort empressée me rendre visite, roi lord. Il y a deux jours que je suis prisonnière, négligée, abandonnée à des soins mercenaires. — Que dites-vous ? ma belle ; négligée ; par le ciel ! si le plus ancien de mes serviteurs vous avait manqué le moins du monde, je le chasserais à l’instant de ma maison. — Je ne me plains pas qu’aucun de vos gens ait manqué de politesse à mon égard, milord ; mais il eût été convenable, je crois, que le duc lui-même fût venu m’expliquer plus tôt pourquoi il a eu la hardiesse de me retenir comme une prisonnière d’état. — Ah ! la divine Alice peut-elle penser que, si le temps et la distance, ces deux plus cruels ennemis des tendres passions, me l’eussent permis, l’instant où vous avez passé le seuil de la porte de votre vassal n’en eût aussi vu à vos pieds le maître qui vous est tout dévoué, et qui n’a plus pensé qu’à vos charmes depuis cette matinée fatale où pour la première fois ils frappèrent ses regards chez la Chiffinch. — Alors j’en conclus, milord, que vous avez été absent et que vous n’avez pris aucune part à la contrainte qu’on a exercée envers moi ? — Absent par ordre du roi, ma belle, et occupé à remplir mes devoirs, » répondit Buckingham sans hésitation. « Que pouvais-je faire ? À l’instant où vous quittiez la maison de Chiffinch, Sa Majesté m’ordonna de monter à cheval, et si promptement que je n’eus pas le temps de changer mes brodequins de satin pour des bottes de voyage. Si mon absence vous a causé quelque désagrément, blâmez-en le zèle inconsidéré de ceux qui, me voyant partir de Londres, presque anéanti à l’idée que je me séparais de vous, maladroits sans doute, mais bien intentionnés, voulurent contribuer de leurs efforts à sauver leur maître du désespoir, en retenant du moins la belle Alice dans cet hôtel. À qui, en effet, vous auraient-ils confiée ? Celui que vous aviez choisi pour protecteur est en prison, ou en fuite ; votre père ne se trouve pas à Londres, et votre oncle est parti pour le Nord. On connaissait votre juste aversion pour la maison de Chiffinch : quel asile plus convenable vous restait-il, que le palais de votre très-soumis esclave, où vous commanderez toujours en reine ? — En reine emprisonnée. Je ne désire pas une royauté pareille. — Hélas ! comme vous feignez de ne pas me comprendre ! » dit le duc mettant un genou en terre ; « et quel droit avez-vous de vous plaindre de quelques heures d’une douce captivité, vous qui destinez tant de malheureux à un éternel esclavage ? Soyez miséricordieuse une fois, et écartez ce voile jaloux ; car ce sont toujours les plus cruelles divinités qui rendent leurs oracles dans de ténébreuses retraites. Souffrez au moins que ma main téméraire… — J’épargnerai à Votre Grâce cette peine indigne d’elle, « interrompit la jeune personne avec hauteur, et se levant, elle jeta derrière ses épaules le voile qui la couvrait, en disant : « Regardez-moi, milord duc, et voyez si ce sont bien là les charmes qui ont produit sur Votre Grâce une impression si puissante. »

Buckingham regarda, et fut tellement frappé de surprise, qu’il se releva brusquement et demeura quelques secondes comme pétrifié. La femme qui se tenait debout devant lui n’avait ni la taille ni la séduisante tournure d’Alice Bridgenorth ; et quoique parfaitement bien faite, elle était si mince et si petite, qu’elle ressemblait presque à un enfant. Ses vêtements consistaient en trois ou quatre vestes de satin, disposées l’une sur l’autre, richement brodées, et de différentes couleurs, ou plutôt de diverses nuances d’une même couleur, comme pour éviter les contrastes. Elles s’ouvraient par-devant de manière à laisser voir le cou et une partie de la gorge, qui d’ailleurs était presque cachée par une collerette de la plus fine dentelle ; par-dessus elle portait une espèce de manteau garni des plus riches fourrures. Un turban petit, mais magnifique, négligemment placé sur sa tête, laissait échapper en abondance de belles tresses de cheveux noirs que Cléopâtre aurait enviées. Le goût et la splendeur de ce costume oriental s’accordait avec le teint de la jeune personne, dont la couleur était assez foncée pour qu’elle pût être prise pour une Indienne.

Ses traits étaient animés d’une vivacité si expressive, qu’on remarquait à peine ce qui leur manquait en beauté régulière ; et des yeux aussi brillants que des diamants, des dents aussi blanches que des perles, n’échappèrent pas au duc de Buckingham, connaisseur achevé en attraits féminins. En un mot, la fille bizarre et singulière, qui apparaissait si soudainement à ses regards, avait une de ces figures qu’on ne peut voir sans qu’elles laissent une impression qu’on se rappelle long-temps après qu’on a cessé de les voir, et pour lesquelles on est tenté d’inventer cent histoires, afin de complaire à l’imagination, en supposant que leur singularité provient des différentes sortes d’émotions qu’elles semblent exprimer. Chacun doit avoir gardé le souvenir de certaines physionomies de ce genre, qui, par une séduisante et gracieuse originalité d’expression, restent plus long-temps dans la mémoire et captivent mieux l’imagination que les beautés régulières.

« Milord duc, dit la jeune fille, il me semble que mon voile a produit sur Votre Grâce un effet vraiment magique. Hélas ! qu’est donc devenue la princesse captive dont le moindre signe devait être un ordre pour un vassal aussi éminent que vous, milord ? Elle court grand risque, je crois, d’être mise à la porte, comme une seconde Cendrillon, pour aller chercher fortune parmi les laquais et les porteurs. — Je suis stupéfié ! répliqua le duc. Ce coquin de Jerningham ? J’aurai le sang de ce misérable ! — N’en voulez pas à Jerningham pour toute cette affaire, dit l’inconnue, niais prenez-vous-en plutôt à votre malheureuse absence. Pendant que vous couriez la poste vers le Nord en brodequins de satin, pour régler les affaires du roi, la véritable et légitime princesse, milord duc, passait ici son temps à gémir et à pleurer sur la triste solitude à laquelle votre éloignement la condamnait. Elle se désola inutilement pendant deux jours ; le troisième, une enchanteresse africaine vint changer la scène pour elle, et la personne pour Votre Grâce. Il me semble, milord, que cette aventure ne vous fera guère d’honneur, quand quelque troubadour fidèle célébrera les galants exploits du second duc de Buckingham. — Mordu jusqu’au sang et bafoué par-dessus le marché ! s’écria le duc ; la drôlesse a des dispositions pour la satire, de par tout ce qui est piquant ? Mais écoutez-moi, belle comtesse, comment avez-vous osé être complice d’un tour semblable ? — Osé, milord ! faites cette question à d’autres, et non à une femme qui ne craint rien. — En vérité, je le crois, car ton front est bronzé par la nature. Mais écoutez-moi encore, mademoiselle : quel est votre nom ? quelle est votre condition ? — Ma condition ? Je vous l’ai déjà dit : je suis sorcière de profession, enfant de la Mauritanie ; et je me nomme Zarah. — Mais il me semble que cette figure, cette taille, ces yeux… Ne vous-êtes-vous donc pas déjà fait passer pour une fée danseuse ? Vous étiez quelque chose comme cela, il y a quelques jours. — Vous pouvez avoir vu ma sœur, ma sœur jumelle, mais non moi, milord. — Vraiment ! Alors votre double, si ce n’était pas vous, était possédée d’un démon muet, comme vous l’êtes d’un démon bavard. J’ai encore dans l’idée que vous ne faites qu’un avec elle, et que Satan, toujours si puissant sur votre sexe, vous a donné, lors de notre première rencontre, la puissance de retenir votre langue. — Croyez ce que bon vous semblera, milord, votre croyance ne changera rien à la vérité. Et maintenant, milord, je vais vous dire adieu. Avez-vous des commissions pour la Mauritanie ? — Attendez un peu, ma princesse, et rappelez-vous que vous êtes venue ici occuper volontairement la place d’une autre ; qu’ainsi vous avez encouru telle peine qu’il me plaira de vous infliger. Personne ne peut braver impunément Buckingham. — Je ne suis nullement pressée de partir, si Votre Grâce a des ordres à me donner. — Eh quoi ! vous n’êtes effrayée ni de mon ressentiment ni de mon amour, belle Zarah ? — Ni de l’un ni de l’autre. Par ce gant ! il faudrait que votre ressentiment fût une passion bien petite, pour qu’il tombât sur un être aussi faible que moi ; et quant à votre amour, ô mon Dieu ! mon Dieu ! — Et pourquoi ces ô mon Dieu ? pourquoi cet air de dédain ? petite ; croyez-vous que Buckingham ne puisse aimer, et qu’il n’ait jamais obtenu de retour ? — Il a pu se croire aimé, mais par quelques frivoles créatures, par des femmes à qui une méchante tirade de comédie pouvait faire tourner la tête, dont le cerveau n’était rempli que de souliers à talons rouges et de brodequins de satin, et qui ne pourraient jamais résister à l’argument d’une jarretière ou d’un crachat. — Et n’y a-t-il point dans votre climat de belles aussi fragiles ? très-dédaigneuse princesse. — Il y en a certainement ; mais on les estime à l’égal des perroquets et des singes, être sans âme ni sentiment, sans tête ni cœur. Notre proximité du soleil a purifié nos passions en leur donnant plus de force. Les glaces de votre froid climat serviront de marteaux pour convertir en socs de charrue des barres de fer rouge, avant que la futilité et la sottise de votre prétendue galanterie fassent une impression d’un moment sur un cœur comme le mien. — Vous parlez en femme qui sait ce qu’est une passion. Asseyez-vous, belle dame, et ne m’en voulez pas si je vous retiens encore. Qui pourrait consentir à se séparer d’une langue aussi mélodieuse, ou d’un œil dont l’éloquence est si expressive ? Vous avez donc connu ce que c’est que l’amour ? — Je le connais, n’importe que ce soit par expérience ou sur le dire des autres ; mais je le connais, et je sais qu’aimer comme j’aimerais, ce serait ne pas céder un iota à l’avarice, pas un pouce à la vanité, ne pas sacrifier le moindre sentiment à l’intérêt ni à l’ambition, mais tout donner, tout, à la fidélité du cœur et à une affection réciproque. — Et combien y a-t-il, selon vous, de femmes capables de ressentir une passion si désintéressée ? — Des milliers de plus qu’il n’y a d’hommes qui le méritent. Hélas ! combien de fois voyez-vous la femme pâle, misérable et dégradée suivre encore avec une patience infatigable les pas d’un odieux tyran, et endurer toutes ses injustices avec la soumission d’un épagneul fidèle, qui, maltraité, prise cependant un regard de son maître, le faquin le plus bourru qui dégrada jamais l’humanité, plus que tous les plaisirs que pourrait lui procurer le monde ? Songez à ce que serait une pareille femme pour un homme qui mériterait et paierait de retour son affection. — Peut-être l’inverse ; et quant à votre comparaison, je n’y trouve aucune justesse. Je ne puis accuser mon épagneul de perfidie ; mais pour mes maîtresses, à parler franchement, il faudrait toujours que je fusse diablement pressé pour avoir l’honneur d’en changer avant qu’elles me quittassent. — Et elles agissent comme vous le méritez, milord ; car qu’êtes-vous ?… Voyons, ne froncez pas les sourcils : il faut bien que vous entendiez une fois la vérité. La nature s’est conduite généreusement à votre égard, en vous accordant les grâces extérieures, et l’éducation ne vous a été guère moins favorable. Vous êtes noble, c’est le hasard de la naissance ; beau, c’est le caprice de la nature ; généreux, parce que donner est plus facile que refuser : bien mis, c’est fort honorable… pour votre tailleur ; habituellement gai, parce que vous avez jeunesse et santé ; brave, parce qu’il serait dégradant pour vous de ne pas l’être, et spirituel, parce que vous ne pouvez vous empêcher de l’être. »

Le duc lança un coup d’œil à une des larges glaces du salon. « Noble, beau, généreux, bien mis, gai, brave et spirituel ! s’écria-t-il. En vérité, vous m’en accordez là, madame, beaucoup plus que je n’ose en demander, et bien assez certainement pour réussir, du moins sous certains rapports, auprès des femmes. — Je ne vous ai accordé ni tête ni cœur, » reprit Zarah avec calme… « Allons, ne rougissez pas comme si vous aviez peur de moi. Je ne dis pas que la nature ait pu vous les refuser, mais la folie a troublé l’une, et l’égoïsme a perverti l’autre. L’homme qui, suivant moi, est digne de ce nom, est celui dont les pensées et les efforts ont les autres pour but, plutôt que lui-même ; dont la résolution se fonde toujours sur des principes équitables, et qui n’abandonne pas un projet tant que le ciel et la terre lui offrent un moyen de l’accomplir : c’est celui qui jamais n’ira chercher un avantage indirect par une route bonne en apparence, ni prendre une mauvaise voie pour atteindre un but réellement bon. Voilà l’homme pour qui un cœur de femme battrait durant sa vie et se briserait à sa mort. »

Elle parlait avec tant d’énergie que ses yeux étincelaient ; et la rougeur de ses joues répondait à la véhémence de ses sentiments.

« Vous parlez, dit le duc, comme si vous aviez vous-même un cœur capable de payer tribut aux perfections que vous décrivez si chaudement. — Et ne l’ai-je donc pas ? » dit-elle en posant la main sur son sein. « Ici bat un cœur qui me justifierait dans tout ce que j’ai dit, à la vie et à la mort. — S’il était en mon pouvoir, » répliqua le duc qui commençait à s’intéresser à la belle inconnue plus qu’il ne l’aurait d’abord cru possible, « s’il était en mon pouvoir de mériter un attachement si fidèle, il me semble que je ferais tous mes efforts pour le dignement récompenser. — Vos richesses, vos titres, votre réputation de galanterie, tout ce que vous possédez enfin, seraient trop peu pour mériter une si sincère affection. — Allons, belle dame, » dit le duc un peu piqué, « ne soyez pas tout à fait si dédaigneuse. Croyez que si votre amour est aussi pur que l’or contrôlé, un pauvre diable comme moi peut encore vous offrir de l’argent en échange. La quantité doit compenser la qualité. — Mais je ne porte pas ma tendresse au marché ; c’est pourquoi, milord, je n’ai aucun besoin des viles monnaies que vous m’offrez en échange. — Comment puis-je le savoir ? ma toute belle. C’est ici le royaume de Paphos ; vous l’avez envahi, vous savez mieux que moi dans quelle intention ; mais dans aucune, je crois, qui soit en rapport avec cet air de cruauté que vous affectez maintenant. Allons, allons, des yeux qui sont si éloquents peuvent briller de plaisir aussi bien que s’enflammer de mépris et de colère. Vous êtes ici une épave sur le domaine de Cupidon, et je dois vous saisir au nom de cette divinité. — Gardez-vous de me toucher, milord ; ne m’approchez pas si vous désirez savoir pourquoi je suis ici ; Votre Grâce peut se supposer un Salomon, s’il lui plaît ; mais je ne suis pas une princesse voyageuse venant de climats lointains pour flatter votre orgueil ou admirer votre gloire. — Un défi ! de par Jupiter ? — Méprise de votre part, milord. Je ne suis pas venue sans prendre les précautions suffisantes pour ma retraite. — Vous parlez bravement. Mais jamais une forteresse ne vante plus ses ressources que lorsque la garnison songe à se rendre. Voici comment j’ouvre la première parallèle. »

Ils avaient jusqu’alors été séparés l’un de l’autre par une longue table étroite qui, placée dans l’embrasure de la grande fenêtre dont nous avons parlé, avait jusque-là servi comme de barrière entre la dame et le hardi soupirant. Le duc, tout en parlant, se mit en devoir de l’écarter ; mais, attentive à tous ses mouvements, elle s’élança aussitôt par la croisée qui était entr’ouverte.

Buckingham jeta un cri de frayeur et de surprise, ne doutant pas d’abord qu’elle ne se fût précipitée d’une hauteur d’au moins quatorze pieds ; car la fenêtre n’était pas à une moindre distance du sol. Mais quand il s’approcha pour regarder en dehors, il reconnut avec étonnement qu’elle était descendue avec autant d’agilité que de succès.

L’extérieur de cette immense maison était décoré d’une multitude de sculptures présentant ce mélange d’architecture gothique et grecque qui caractérise le siècle d’Élisabeth et de ses successeurs ; et quoique l’exploit dût paraître surprenant, les saillies de ces ornements présentaient des points d’appui suffisants à une créature si légère et si vive, même pour une descente rapide.

Très-mortifié de l’aventure et brûlant de curiosité, Buckingham conçut d’abord l’idée de suivre la fugitive par la route dangereuse qu’elle avait prise ; et dans cette intention il était déjà monté sur l’appui de la croisée, et il examinait où il pourrait ensuite poser le pied sans danger, quand d’un bosquet voisin où l’inconnue avait disparu, il l’entendit chanter un couplet d’une chanson comique, alors à la mode, et faite sur un amant désespéré qui avait résolu de se jeter du haut d’un rocher.

Mais quand il se vit plus près,
Regardant le précipice
Si profond pour qui s’y glisse,
Il changea ses beaux projets.
Il pensa dans sa sagesse
Qu’un amant que l’on délaisse
Peut former d’autres amours ;

Mais qu’un cou rompu par détresse
Est un cou rompu pour toujours.

Le duc ne put s’empêcher de rire, quoique bien malgré lui, du rapport que ces vers avaient avec sa ridicule situation, et rentrant dans l’appartement, il renonça à une tentative qui aurait pu être aussi périlleuse qu’elle était grotesque. Il appela ses gens, et se contenta d’épier lui-même le petit bosquet, ne pouvant se résoudre à croire qu’une femme, qui s’était pour ainsi dire jetée à sa tête, voulût réellement le mortifier par une pareille retraite.

Cette question fut résolue en un instant. Une forme humaine enveloppée d’un manteau et portant un chapeau rabattu qu’ombrageait une plume noire, sortit du bosquet et se perdit bientôt au milieu des ruines, des décombres et des matériaux de construction qui encombraient de tous côtés, comme nous l’avons déjà dit, l’emplacement du domaine de York-House.

Les domestiques du duc, qui étaient accourus à ses cris d’impatience, furent aussitôt envoyés dans toutes les directions à la recherche de cette sirène invisible. Leur maître, toujours ardent et impétueux dans ses nouveaux désirs, surtout quand sa vanité était piquée, stimulait leur diligence par des promesses, des menaces et des ordres. Mais tout fut inutile. On ne trouva de la soi-disant princesse de Mauritanie que son turban et son voile, qu’elle avait laissés dans le bosquet, ainsi que ses pantoufles de satin, sans doute pour prendre des vêtements moins remarquables.

Voyant que toutes ses recherches étaient vaines, le duc de Buckingham, à l’exemple des enfants gâtés de tout âge et de toute condition, donna un libre cours à sa colère, et jura dans sa fureur de se venger de la visiteuse, qu’il accabla de mille épithètes outrageantes, parmi lesquelles l’élégante expression de drôlesse fut le plus souvent répétée.

Jerningham même, qui connaissait parfaitement l’humeur inégale de son maître, et qui possédait le talent de s’en faire écouter, quelle que fût la violence de ses emportements ; Jerningham n’osa pas se présenter devant lui en cette occasion ; et s’enfermant avec la vieille abbesse, lui assura, en partageant avec elle une bouteille de ratafia, qu’il craignait fort que, si Sa Grâce n’apprenait pas à réfréner l’impétuosité de son caractère, les chaînes, l’obscurité, la paille et Bedlam, ne vissent finir la carrière de ce duc de Buckingham si accompli et tant admiré.