Peveril du Pic/Chapitre 38

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 467-477).


CHAPITRE XXXVIII.

DISSIMULATION.


Ne parlez pas de délicatesse, quand nous courons la chance d’un naufrage, dit le capitaine, tandis que les dames s’apitoyaient en voyant le dauphin expirant s’agiter sur le pont. Quand nous coulons à fond, ces messieurs soupent à nos dépens ; nous dînons aux leurs, quand nous réussissons à les tirer de l’eau. Les sages applaudissent lorsqu’on mange les mangeurs, et le diable rit quand on trompe les trompeurs.
Le Voyage sur mer.


Il n’y eut rien dans les manières du duc à l’égard de Christian qui pût faire soupçonner à ce dernier personnage, si expérimenté qu’il fût dans toutes les intrigues possibles du monde, que Buckingham aurait mieux aimé dans un pareil moment voir le diable que lui-même ; si ce n’est que la courtoisie extraordinaire du duc envers une si vieille connaissance aurait pu exciter quelque soupçon.

Après s’être tiré, non sans peine, de la région vague des compliments généraux, qui ont autant de rapport aux affaires que le Limbo Patrum en a, suivant Milton, à la terre sensible et matérielle, Christian demanda à sa Grâce de Buckingham, toujours avec cette brusque franchise qui d’ordinaire voilait un caractère profond et artificieux, s’il y avait long-temps qu’il n’avait vu Chiffinch ou sa femme.

« Ni l’un ni l’autre depuis quelque temps, répondit Buckingham ; n’avez-vous pas vous-même passé chez eux ? Je croyais que vous auriez mis plus de zèle à suivre votre grand projet. — J’ai frappé deux fois à leur porte, mais sans pouvoir parvenir à voir le couple important. Je commence à craindre qu’il ne biaise avec moi. — Ce dont, par le firmament et ses étoiles ! vous ne tarderiez guère à vous venger. Je connais vos principes puritains sur ce point. La vengeance doit bien être aussi douce qu’on le dit, lorsque tant d’hommes graves et sages sont prêts à échanger contre elle toutes les douceurs que le plaisir offre aux pauvres pécheurs de ce monde. — Milord, permis à vous de plaisanter, mais encore… — Mais encore vous sauriez bien vous venger de Chiffinch et de sa petite femme si commode. Cependant l’entreprise peut être difficile : Chiffinch a tant de moyens d’obliger son maître ; sa petite épouse est une espèce d’écran si utile, elle a de petites manières à elle si séduisantes, que, sur ma foi ! à votre place, je ne voudrais pas m’y frotter. Le grand mal, après tout, qu’ils vous aient refusé leur porte ! nous en faisons tout autant parfois à nos meilleurs amis, aussi bien qu’à des créanciers et à des importuns. — Si Votre Grâce est en train de plaisanter ainsi sans motifs, vous connaissez ma vieille vertu de patience, je puis attendre que votre bon plaisir soit de parler plus sérieusement. — Sérieusement ! et pourquoi non ? Je voudrais seulement savoir quelle peut être l’affaire sérieuse qui vous amène. — Bref, milord, comme Chiffinch a refusé de me voir, et que même je me suis présenté plusieurs fois à la porte de Votre Grâce, je crains ou que notre plan n’ait échoué, ou qu’on ne veuille se passer de moi pour conduire cette affaire à son terme. » Christian prononça ces mots avec beaucoup d’emphase.

« Il y aurait extravagance aussi bien que trahison, répliqua le duc, à exclure du butin l’ingénieur qui a conduit l’attaque. Mais écoutez-moi, Christian : je suis fâché d’avoir à vous annoncer de mauvaises nouvelles sans pouvoir vous y préparer ; puisque vous insistez pour tout apprendre, et que vous n’êtes pas honteux de soupçonner vos meilleurs amis, ils vont parler : votre nièce a quitté la maison de Chiffinch avant-hier au matin. »

Christian recula comme s’il eût reçu un coup violent, et le sang lui monta au visage avec tant d’impétuosité que le duc crut qu’il était frappé d’apoplexie. Mais appelant à son secours cet empire qu’il savait prendre sur lui-même dans les circonstances les plus critiques, il dit d’une voix dont le calme contrastait singulièrement avec l’altération de ses traits : « Dois-je en conclure que cette jeune fille, en renonçant à la protection du toit sous lequel je l’avais placée, a trouvé un abri sous celui de votre Grâce ? — Monsieur, cette supposition fait à ma galanterie plus d’honneur qu’elle n’en mérite. — Oh ! milord duc, je ne suis pas homme, moi, à m’en laisser imposer par ce jargon de cour. Je sais de quoi est capable Votre Grâce, et je n’ignore pas que, pour satisfaire un caprice d’un moment, vous ne balanceriez pas à renoncer aux projets qui vous ont déjà coûté tant de peine. Supposons que le tour ait été joué : riez à votre aise des précautions par lesquelles je voulais servir les intérêts de Votre Grâce et ceux de tant d’autres ; mais dites au moins jusqu’où est allée votre folie, et avisons au moyen d’en prévenir les suites. — Sur ma parole ! Christian, » dit le duc en riant, « vous êtes le plus accommodant des oncles et des tuteurs. Que votre nièce passe par autant d’aventures que la fiancée du roi de Garbe, dans Boccace, peu vous importe : pure ou souillée, elle servira toujours de marchepied à votre fortune. »

Un proverbe indien dit que le dard du mépris perce même l’écaille de la tortue ; mais la chose arrive surtout lorsque la conscience dit que le sarcasme est justement mérité. Christian, blessé du reproche de Buckingham, prit un air à la fois hautain et menaçant, tout à fait inconvenant dans sa position qui, de même que celle de Shylock[1], semblait lui commander la patience. « Vous êtes un misérable, un homme indigne, milord, s’écria-t-il, et je vous proclamerai comme tel, à moins que vous ne me fassiez réparation de cette grave insulte. — Et moi, qui proclamerai-je que vous êtes, répliqua le duc de Buckingham, pour expliquer l’attention que daigne vous accorder un homme de mon rang ? De quel nom dois-je appeler la petite intrigue qui a donné lieu à cette mésintelligence inattendue ? »

Christian garda le silence, suffoqué par la rage ou accablé par sa conviction intérieure.

« Allons, allons ! Christian, » dit le duc en riant, « nous nous connaissons trop bien l’un l’autre, pour pouvoir nous quereller sans péril. Nous détester, chercher réciproquement à nous nuire, à la bonne heure ; c’est l’usage des cours : mais faire connaître qui nous sommes, ah ! fi ! — Je n’en suis venu là, dit Christian, que poussé à bout par Votre Grâce. Vous savez, milord, que j’ai servi en Angleterre ainsi que sur le continent, et vous n’aurez pas la témérité de croire que j’endurerai jamais un affront que le sang peut effacer. — Au contraire, » répliqua le duc, toujours d’un air poli, mais ironique, « je puis dire en toute assurance que la vie d’une douzaine de vos amis vous semblerait peu de chose, Christian, si leur existence pouvait porter préjudice, je ne dirai pas à votre honneur, mais à vos intérêts. Fi donc, mon cher ! il a long-temps que nous nous connaissons. Je ne vous ai jamais cru lâche, et je suis content de voir que je puis tirer de votre âme froide et calme quelques étincelles de chaleur. Je vais maintenant, si vous le désirez, vous donner des nouvelles de la jeune personne, à qui je vous conjure de croire que je m’intéresse véritablement. — Je vous écoute, milord duc. Mais le pli de votre lèvre supérieure et le mouvement de vos sourcils ne m’échappent pas. Votre Grâce connaît le proverbe français qui dit : « Rira bien qui rira le dernier. » Allons, je vous écoute. — Le ciel en soit loué ! car l’affaire exige de la promptitude, je vous en réponds, et ne prête aucunement à rire. Apprenez donc la pure vérité, que je pourrais vous garantir sur ma vie, ma fortune et mon honneur, s’il convenait à un homme tel que moi de donner aucune garantie des choses qu’il assure. Avant hier au matin, je rencontrai inopinément le roi chez Chiffinch. J’y étais allé pour perdre une heure et savoir où en était votre projet. Je fus témoin d’une scène singulière. Votre nièce épouvanta Chiffinch, c’est la Chiffinch femelle que je veux dire, brava le roi à son nez, et décampa en triomphe sous la garde d’un jeune gaillard qui ne se distingue absolument par rien, sinon par un extérieur assez prévenant et par l’avantage d’une impudence tout à fait imperturbable. Vraiment, je puis à peine m’empêcher de rire, quand je pense comme nous fûmes bafoués, le roi et moi ; car je ne nierai pas avoir voulu plaisanter un instant avec la belle Indamore. Mais, corbleu ! le jeune drôle nous l’a soufflé en face, aussi lestement que Drawcansir[2] fait table nette au festin des deux rois de Brentfort. Il y avait dans la retraite lente du galant une dignité que je veux tâcher d’enseigner à Mohun[3] : elle ira admirablement à son rôle. — Voilà qui est incompréhensible, milord duc, » dit Christian, qui avait alors recouvré tout son sang-froid ordinaire ; « vous ne pouvez vous attendre à ce que je croie un pareil conte. Qui aurait pu être assez hardi pour emmener ainsi ma nièce, lorsqu’un auguste personnage était présent ? Et quel est ce jeune homme, étranger comme il lui devait être, avec qui elle aurait, elle si sage et si prudente, consenti à partir d’une telle manière ? Milord, je ne puis croire ce conte-là. — Un de vos prêtres, mon très-dévot Christian, se bornerait à vous répondre : Meurs, infidèle dans ton incrédulité ; mais je ne suis qu’un pauvre pécheur de ce monde, et je vous communiquerai le peu de renseignements que j’ai recueillis. Le nom du jeune drôle, à ce que j’ai pu savoir, est Julien, fils de sir Geoffrey, que les hommes appellent Peveril du Pic. — Peveril du diable, qui nous l’envoie sans doute ! » s’écria Christian avec chaleur. « Je connais ce gaillard, et je le crois capable d’une tentative hardie et désespérée. Mais comment a-t-il pu s’introduire en présence du roi ? Ou l’enfer le favorise, ou le ciel se mêle des choses d’ici-bas plus que je ne pensais. Dans ce cas, que Dieu nous pardonne, à nous qui croyions qu’il ne s’occupait aucunement de nous ! — Amen, très-dévot Christian ; je suis charmé de voir qu’il vous reste encore quelque teinte de grâce qui vous fasse parler ainsi. Mais Empson, la Chiffinch femelle, et une demi-douzaine d’autres personnes, ont vu le berger entrer et partir. Interrogez, je vous prie, ces témoins avec votre sagesse habituelle, si vous ne croyez pas pouvoir mieux employer votre temps en courant sur les traces des fugitifs. Je crois qu’il s’est introduit comme faisant partie d’une troupe de masques ou de danseurs. Rowley, vous le savez, est toujours accessible pour quiconque peut contribuer à le divertir. C’est ainsi que s’est faufilé ce terrible héros, comme Samson parmi les Philistins, pour faire écrouler nos beaux projets sur nos têtes. — Je vous crois, milord ; je ne puis que vous croire ; et je vous pardonne, puisque telle est votre nature, de plaisanter de tout ce qui est ruine et destructions Mais quelle route ont-ils prise ? — Celle du comté de Derby, je présume ; car elle parlait de retourner se mettre sous la protection de son père, et de laisser là la vôtre, maître Christian. Il s’était passé chez la Chiffinch des choses qui lui donnaient lieu de soupçonner que vous n’aviez pas agi envers la fille d’une manière qui dût être approuvée par le père. — Alors, Dieu soit loué ! elle ne sait pas que son père est à Londres, et ils auront gagné le château de Martindale ou le manoir de Moultrassie : dans l’un de ces cas comme dans l’autre, ils sont en mon pouvoir. Il faut cependant que je les suive de près. Je vais retourner tout de suite dans le comté de Derby. Je suis perdu si elle voit son père avant que toutes ces bévues soient réparées. Adieu ! milord. Je vous pardonne la part que je vous soupçonne d’avoir prise au renversement de nos projets : ce n’est pas le moment des reproches mutuels. — Vous dites vrai, maître Christian, et je vous souhaite un plein succès. Puis-je vous aider d’homme, de chevaux ou d’argent ? — Je remercie Votre Grâce, » dit Christian ; et il sortit en toute hâte.

Le duc écouta le bruit de ses pas tandis qu’il descendait l’escalier, et losrqu’il ne les entendit plus, il cria à Jerningham qui entrait : Victoria ! Victoria ! magna est veritas, et prœvalebit[4] ! Si j’avais dit à ce vilain un seul mot de mensonge, il est si familier avec toutes les régions de la fausseté, toute sa vie n’a été qu’une imposture si absolue, que j’aurais été découvert en un instant ; mais je lui ai dit la vérité, et c’était le seul moyen de le tromper. Victoria ! mon cher Jerningham, je suis plus fier d’en avoir imposé à Christian, que je ne le serais d’en faire accroire à un ministre d’état. — Votre Grâce estime donc bien haut sa prudence ? dit le confident. — Oui, ou du moins son astuce, l’astuce qui, dans les intrigues de cour, l’emporte souvent sur la prudence, comme dans la rade d’Yarmouth une barque de pêcheur devance une frégate. Il ne reviendra pas à Londres, si je puis l’en empêcher, avant que toutes ces manœuvres soient finies. »

Comme Sa Grâce parlait, le colonel qu’il avait plusieurs fois demandé fut annoncé par un gentilhomme de sa chambre. « Il n’a point rencontré Christian, n’est-ce pas ? » dit le duc avec vivacité. — Non, milord, répondit le domestique ; le colonel est venu par l’escalier du vieux jardin. — Je m’en doutais, répliqua le duc. C’est un hibou qui ne prendra point sa volée en plein jour, tant qu’il aura un buisson pour s’y cacher. Le voilà qui arrive à la dérobée par un passage tortueux et voûté, par une allée en ruine, créature presque d’aussi mauvais augure que l’oiseau de sinistre présage auquel il ressemble. »

Le colonel, à qui l’on ne paraissait donner d’autre nom que le titre qui appartenait à son grade militaire, entra alors dans l’appartement. C’était un homme grand et robuste ; il paraissait avoir passé le milieu de la vie, et sa figure, si son front n’eût été couvert d’un sombre nuage, aurait pu passer pour belle. Tandis que le duc lui parlait, ses grands yeux sérieux se baissaient vers la terre, soit par humilité, soit par tout autre motif ; mais pour répondre, il les levait en fixant sur lui le regard perçant d’un observateur attentif. Son costume était fort simple, et se rapprochait plus de celui des puritains que des cavaliers de l’époque : un large chapeau noir, semblable au sombrero espagnol, un grand manteau également noir, et une longue rapière, lui donnaient assez l’air castillan, air auquel ajoutaient encore la gravité ainsi que la raideur de son maintien. — Eh bien ! colonel, dit le duc, nous avons été long-temps sans nous voir : comment vos affaires ont-elles été ? — Comme celles de tous les gens actifs dans les temps d’inaction, répondit le colonel ; ou comme un bon brigantin qui demeure à sec dans une crique fangeuse, où ses flancs et ses planches finissent par se fendre et se disjoindre. — Eh bien ! colonel, j’ai déjà fait usage de votre valeur, et je veux y recourir encore, pourvu que je voie le navire bientôt radoubé et capable de fendre les flots. — D’où je conclus que Votre Grâce a quelque voyage à ordonner. — Non ; mais il y en a un qu’il faudrait interrompre. — Ce n’est qu’une autre chanson sur le même air. Eh bien ! milord, j’écoute. — Oh ! après tout, il ne s’agit que d’une bagatelle : vous connaissez Ned Christian ? — Oui vraiment, milord ; il y a long-temps que nous nous connaissons tous les deux. — Il va se rendre dans le comté de Derby, pour y chercher certaine nièce qu’il n’y trouvera que difficilement. Or je compte sur votre vieille amitié pour l’empêcher de revenir à Londres. Partez avec lui, ou rejoignez-le ; cajolez-le, ou attaquez-le comme il vous plaira ; pourvu seulement que vous l’écartiez de Londres pendant une quinzaine ; ensuite peu m’importe qu’il y revienne. — Car alors, je suppose, on pourra retrouver la demoiselle, si on juge qu’elle vaille encore la peine qu’on la cherche. — Vous pouvez croire qu’elle mérite bien que vous la cherchiez pour vous-même, colonel : je vous promets qu’elle porte des milliers de livres pendus à son jupon. Une telle femme vous épargnerait la peine de vivre aux dépens du public. — Milord ! je vends mon sang et mon épée, mais non mon honneur, » répondit l’homme d’un ton brusque. « Si je me marie jamais, mon lit pourra être pauvre, mais il sera honnête. — Alors votre femme sera la seule chose honnête que vous posséderez, colonel… du moins depuis que je vous connais. — Oui, en vérité. Votre Grâce peut dire sur ce point tout ce qu’il lui plaira. Ce sont principalement vos affaires qui m’ont occupé depuis un certain temps ; et si elles étaient moins rigoureusement honnêtes que je ne l’aurais souhaité, celui qui ordonnait était aussi blâmable que celui qui exécutait. Mais quant à épouser une maîtresse renvoyée, il n’existe personne, sauf Votre Grâce que je suis tenu de respecter, qui osât m’en faire la proposition. »

Le duc se mit à rire aux éclats. « Sur ma foi ! c’est précisément, dit-il, le langage de mon vieux Pistol :

Serai-je un Pandarus, tant que je tiens ce fer.
Non, non, que tout plutôt s’en aille à Lucifer !

— Mon éducation a été trop simple pour que je puisse comprendre des bouts de vers de comédie, milord, » dit le colonel d’un air bourru. « Votre Grâce a-t-elle d’autres ordres à me donner ? — Aucun… Ah ! j’ai entendu dire que vous avez publié un récit sur la conspiration ? — Et pourquoi non, milord ? J’espère que je suis un témoin aussi digne de foi que tous ceux qui jusqu’à présent ont comparu. — Vraiment, j’en suis tout à fait convaincu ; et il aurait été bien triste, quand il y avait tant à gagner en faisant le mal, qu’un aussi bon protestant que vous n’eût pas eu sa part de profit. — Je suis venu pour prendre les ordres de Votre Grâce, et non pour servir de sujet à ses plaisanteries. — Bien parlé, très-brave et très-immaculé colonel ! Comme vous allez être à mon service pour un mois, et à paie entière, je vous prie d’accepter cette bourse pour votre équipement et vos dépenses imprévues : vous recevrez de temps à autre mes instructions. — Elles seront ponctuellement remplies, milord, car je connais les devoirs d’un officier subalterne. Je vous souhaite le bonjour. »

À ces mots, il empocha la bourse sans affecter la moindre hésitation ni montrer la moindre reconnaissance, mais simplement comme ayant conclu la partie essentielle d’une affaire régulièrement traitée, et il sortit de l’appartement avec la même gravité sombre qui le distinguait à son arrivée. « Pour le coup, voilà un coquin selon mon cœur, » dit le duc lorsque le colonel fut parti : « voleur dès son berceau, assassin depuis qu’il a su tenir un couteau, profond hypocrite en religion, hypocrite pire et plus profond en honneur, gredin qui vendrait son âme au diable pour accomplir un crime, et qui couperait la gorge à son frère, si, ce forfait une fois commis, il osait lui donner son véritable nom. Eh bien ! pourquoi restez-vous ébahi, mon cher monsieur Jerningham ? Pourquoi me regarder ainsi que vous regarderiez quelque monstre des Indes, après avoir payé votre schelling pour le voir, et en tâchant d’ouvrir, pour toute la valeur de votre argent, vos grands yeux ronds comme des verres de lunettes ? Clignez-les, vos yeux, mon ami ; ne les usez pas, et priez votre langue de m’expliquer ce mystère. — Sur ma parole, milord duc, répondit Jerningham, puisque vous me forcez de parler, je ne puisque vous dire que plus je vis avec Votre Grâce, plus il m’est difficile d’approfondir les motifs de ses actions. D’autres font des plans dans l’espoir de se procurer plaisir ou profit en les exécutant : mais Votre Grâce se délecte à empêcher la réussite de ses propres desseins, lorsqu’il s’agit de les accomplir ; comme un enfant (pardonnez-moi d’oser ainsi parler) qui brise ses jouets favoris, ou comme un homme qui mettrait le feu à sa maison à demi construite. — Et pourquoi non, s’il veut se chauffer les mains à la flamme ? — Très-bien, milord ; mais ne s’expose-t-il pas à se brûler les doigts ? Milord, c’est une de vos plus nobles qualités que de consentir parfois à entendre la vérité sans vous en fâcher ; mais en fût-il autrement, je ne pourrais en cette occasion m’empêcher de vous la dire à tout risque. — Eh bien, parle : je suis disposé à l’entendre, » dit le duc, en se jetant sur un fauteuil et en maniant son cure-dent d’un air d’indifférence et d’impassibilité gracieuse. « J’aime à savoir ce que des pots de terre comme toi pensent de nous, qui sommes des vases de la plus pure porcelaine[5]. — Au nom du ciel, milord, permettez-moi de vous demander à quel mérite vous prétendez, et quel utile résultat vous vous proposez en embrouillant toutes les affaires qui vous concernent à un degré tel, qu’elles ressemblent au chaos du poëme de ce vieil aveugle tête-ronde[6], dont Votre Grâce est si enchantée ? Pour commencer par le roi : en dépit de sa bonne humeur, il sera courroucé de vous avoir pour rival. — Sa Majesté m’en a défié. — Vous avez anéanti toutes vos espérances quant à l’île, en vous brouillant avec Christian… — Je n’y attache pas maintenant plus d’importance qu’à un farthing[7]. — Ce Christian lui-même, que vous avez insulté, et dans la famille duquel vous songez à introduire le déshonneur, était pour vous un adhérent habile, un agent sagace, plein de sang-froid ; et vous le perdez aussi. — Pauvre Jerningham ! Christian n’en dirait pas moins de toi, j’en suis sûr, si tu étais congédié demain. C’est l’erreur commune de vous autres, instruments de nos volontés, de vous croire indispensables. Quant à sa famille, ce qui ne fut jamais honorable ne peut être déshonoré par une alliance quelconque avec ma maison. — Je ne parle pas de Chiffinch, qui sera offensé pourtant, quand il saura pourquoi et par qui son plan a été détruit et la jeune personne enlevée… Je ne vous parle ni de lui ni de sa femme. — Et vous faites bien ; car quand même ils mériteraient qu’on me parlât d’eux, la duchesse de Portsmouth a mis leur disgrâce au nombre de ses conditions. — Puis ce limier de colonel, comme il se nomme, Votre Grâce ne peut le mettre en quête pour le service qu’elle en attend, sans lui faire une indignité dont il ne manquera pas de se souvenir ; et soyez sûr qu’il vous sautera à la gorge, dès qu’il en trouvera l’occasion. — Je veillerai à ce qu’il ne la trouve pas ; d’ailleurs toutes vos craintes sont puériles, Jerningham. Battez vigoureusement votre chien, si vous voulez qu’il vous obéisse. Faites toujours voir à vos agents que vous savez les connaître et les apprécier. Un coquin qu’il faudrait traiter en homme d’honneur finirait par être incapable de s’acquitter de sa besogne. Assez donc d’avis et de censures, Jerningham : nous différons en tous points. Si nous étions tous deux ingénieurs, vous passeriez votre vie à regarder le rouet d’une vieille femme qui file une once de chanvre par jour ; moi, je serais continuellement au milieu des machines les plus compliquées, réglant les poids et les contre-poids, compensant les pesanteurs, inventant des ressorts et des roues, dirigeant et conduisant des centaines de forces combinées. — Et votre fortune pendant ce temps-là ? Passez-moi cette dernière observation, milord. — Ma fortune est trop vaste pour ne pas résister à une petite blessure. Tu sais d’ailleurs que j’ai en réserve mille recettes pour les égratignures et les contusions qu’elle reçoit de temps à autre en graissant ma machine. — Votre Grâce ne veut-elle pas parler de la poudre de projection du docteur Wilderhead ? — Allons donc ! C’est un charlatan, un charlatan fieffé. — Ou du plan du procureur Drowndland pour dessécher les marais ? — C’est un escroc, videlicet un homme de loi. — Ou de la vente des bois du laird de Lackpelf, dans les montagnes ? — C’est un Écossais, videlicet un escroc et un mendiant. — Ou de ces rues qu’on perce ici près autour de votre hôtel ? — L’architecte est un imbécile et le plan une sottise. Je suis malade de voir ces décombres, et je remplacerai bientôt nos vieilles allées, nos bosquets et nos plates-bandes, par un jardin à l’italienne et par un nouveau palais. — Ce serait, milord, anéantir votre fortune, au lieu de la réparer. — Lourdaud, esprit bouché que tu es, tu as oublié le plus beau de tous mes projets, les pêcheries de la mer du Sud. Les fonds que j’y ai mis rapportent déjà cinquante pour cent. Cours à la Bourse, et dis au vieux Manassès de m’acheter encore pour vingt mille livres d’actions. Pardonne-moi, Plutus, si j’oubliais d’offrir un sacrifice sur ton autel, et si néanmoins j’osais attendre tes faveurs ! Cours la poste, Jerningham, comme s’il y allait de ta vie ; de ta vie, entends-tu ? de ta vie, te dis-je ! »

Les mains et les yeux levés au ciel, Jerningham sortit de l’appartement ; et le duc, sans songer davantage à ses intrigues anciennes ou nouvelles, à l’amitié récente qu’il avait formée, à l’inimitié qu’il avait provoquée, à la beauté qu’il avait enlevée à ses protecteurs naturels et à son amant, ni au monarque avec lequel il osait se mettre en rivalité, s’assit pour calculer des chances avec tout le zèle de Demoivre, s’ennuya de cette besogne au bout d’une demi-heure, et refusa de voir l’agent zélé qu’il avait employé à la Bourse, parce qu’il était extrêmement occupé à composer une nouvelle satire.



  1. Personnage du Marchand de Venise, de Shakspeare. a. m.
  2. Personnage d’un drame anglais intitulé la Réputation. a. m.
  3. Acteur distingué de ce temps-là. a. m.
  4. Victoire ! victoire ! Grande est la vérité, elle prévaudra. a. m.
  5. Allusion à un passage de Dryden. a. m.
  6. Le Paradis perdu de Milton. a. m.
  7. Un liard. a. m.