Peveril du Pic/Chapitre 18

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 227-241).


CHAPITRE XVIII.

LE VOYAGE.


Maintenant dites-moi, mon cher frère, qui de nous deux trouvera un messager fidèle à envoyer dans la joyeuse Angleterre ?
Ballade du roi Estmère.


La première rencontre que fit Julien au château fut celle du jeune comte, qui le reçut avec sa bonté et sa gaieté ordinaires.

« Soyez trois fois le bien venu, chevalier des dames, dit le comte, vous qui parcourez galamment et à votre gré nos domaines pour mener à fin d’amoureuses aventures, tandis que nous sommes condamné à siéger dans nos appartements royaux, aussi ennuyé et aussi immobile que si Notre Majesté était sculptée en bois sur la poupe de quelque bâtiment contrebandier de notre île, et baptisée le Roi Arthur de Ramsey. — S’il en était ainsi, reprit Julien, vous auriez le plaisir de parcourir les mers, et de rencontrer mainte aventure. — Oui ; mais il se pourrait qu’un vent contraire ou quelque bâtiment de la douane me retînt dans le port, ou bien, si vous l’aimez mieux, que quelque tempête me fît échouer sur un banc de sable. Supposez ma personne royale dans la plus ennuyeuse des situations, et vous n’aurez pas encore une idée de la mienne. — Je vois avec plaisir du moins que vous n’avez eu aucune occupation désagréable, dit Julien ; je suppose que les alarmes de ce matin se sont dissipées ? — Tout à fait, répondit le comte, et, après les plus exactes informations, nous n’avons trouvé aucune raison de croire à l’insurrection prétendue. Quant à Bridgenorth, il paraît certain qu’il est dans l’île ; mais des affaires particulières assez importantes semblent être le seul motif de son séjour ici, et je ne me soucie nullement de le faire arrêter sans avoir la preuve que ses amis ou lui s’occupent de complots. Je crois, en vérité, que nous avons pris l’alarme trop promptement. Ma mère parle de vous consulter à ce sujet, et je ne me permettrai pas de devancer la communication solennelle qu’elle doit vous faire. Elle sera en partie apologétique, je suppose ; car nous commençons à voir que notre retraite a été peu conforme à la dignité royale, et que nous avons, comme le coupable, pris la fuite sans que personne songeât à nous poursuivre. Cette idée afflige ma mère, qui, comme reine douairière, reine régente, héroïne, et femme surtout, serait extrêmement mortifiée de penser que sa retraite précipitée ici l’expose à être tournée en ridicule par les insulaires : elle est donc déconcertée et de fort mauvaise humeur. Quant à moi, pendant votre absence je n’ai eu d’autre amusement que les grimaces et les gestes bizarres de la muette Fenella, qui est plus revêche, et partant plus absurde que vous ne l’avez jamais vue. Morris prétend que c’est parce que vous l’avez poussée du haut en bas de l’escalier du rocher. Julien, qu’est-ce que cela veut dire ? — Le rapport de Morris est inexact, répondit Julien ; je n’ai fait que l’enlever et la placer vers le haut de l’escalier pour me débarrasser de son importunité. Par je ne sais quel caprice, elle avait résolu de m’empêcher de sortir du château, et elle y mettait tant d’obstination que je n’ai eu que ce seul moyen de me délivrer d’elle. — Elle avait supposé sans doute que votre départ dans un moment si critique était dangereux pour notre garnison, dit le comte. Cette crainte de sa part prouve combien elle prend d’intérêt à la sûreté de ma mère, et combien elle fait cas de votre valeur. Mais, Dieu merci ! voici enfin la cloche du dîner. Je voudrais que les philosophes qui prétendent que les moments donnés à la bonne chère sont perdus pussent imaginer quelque passe-temps à moitié aussi agréable. »

Le repas que le jeune comte avait ainsi désiré comme un moyen de faire passer plus vite les heures qu’il trouvait si lentes, fut bientôt terminé, aussitôt du moins que le permit la gravité de l’étiquette et du cérémonial qui régnaient dans la maison de la comtesse. Accompagnée des dames de sa suite, elle se retira dès qu’on eut desservi, et laissa les deux amis seuls. Le vin n’avait en ce moment de charmes ni pour l’un ni pour l’autre : le comte était découragé par l’ennui, et fatigué de son genre de vie monotone et solitaire ; d’un autre côté, les événements du jour offraient à Peveril trop de sujets de réflexions pour lui permettre de donner à la conversation un tour amusant ou intéressant. Après s’être passé réciproquement la bouteille en silence, ils se retirèrent chacun dans une des embrasures des croisées de la salle à manger : les murs avaient une telle épaisseur, que ces embrasures étaient assez profondes pour former comme de petites chambres séparées. Le comte de Derby s’assit et se mit à feuilleter quelques nouvelles publications envoyées de Londres ; mais ses fréquents bâillements prouvaient combien cette lecture lui offrait peu d’intérêt, et ses regards, souvent distraits, s’en détournaient pour se porter sur la vaste étendue de la mer, qui ne présentait en ce moment d’autre variété que le vol d’une nuée de mouettes ou de quelque cormoran solitaire.

Peveril, de son côté, tenait également un pamphlet à la main, mais sans le lire, sans même y jeter les yeux par contenance. Son esprit était entièrement occupé de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Alice et son père ; et il s’efforçait vainement de s’expliquer pourquoi la fille, à laquelle il commençait à croire qu’il était cher, avait formé tout à coup le désir de leur éternelle séparation, tandis que le père, dont il avait tant redouté l’opposition, semblait voir son amour avec indulgence. Tout ce qu’il put en conclure, c’est que le major Bridgenorth avait en vue quelque projet dans lequel il était au pouvoir de Julien de lui nuire ou de le servir ; et que, d’un autre côté, la conduite et les discours d’Alice devaient lui donner tout sujet de craindre qu’il ne pût se concilier la faveur du major qu’au prix d’une déviation quelconque de ses principes. Mais toutes les inductions qu’il s’efforça de tirer ne purent lui faire deviner quel genre de service Bridgenorth semblait attendre de lui. Bien qu’Alice eût parlé de trahison, il ne pouvait s’imaginer que son père osât lui proposer d’entrer dans un complot qui compromettrait la sûreté de la comtesse, ou qui mettrait en danger le petit royaume de Man. C’était là une action tellement infâme qu’il ne pouvait croire que qui ce fût vînt la lui proposer sans être préparé à lui rendre raison sur-le-champ, l’épée à la main, d’une insulte si grave faite à son honneur. Un semblable procédé était à tous égards incompatible avec la conduite du major ; d’ailleurs, il était trop calme, trop réfléchi pour se permettre de faire un affront sanglant au fils de son ancien voisin, au fils de celle à qui, de son propre aveu, il avait tant d’obligations.

Tandis que Peveril s’efforçait en vain de tirer des insinuations du père et de celles de la fille des conséquences à peu près probables, et qu’il tâchait de concilier son amour avec son honneur et sa conscience, il sentit qu’on le tirait doucement par son manteau. Il laissa retomber ses bras, qu’il avait tenus croisés sur sa poitrine pendant le cours de ses réflexions ; et détournant les yeux de la vague perspective des côtes de la mer, sur laquelle ils s’étaient machinalement fixés, il aperçut près de lui la petite sourde et muette, le lutin Fenella ; elle était assise sur un petit carreau ou tabouret, et se tenait là depuis quelque temps, attendant sans doute qu’il s’aperçût de sa présence ; mais ennuyée de n’être point remarquée, elle avait à la fin sollicité son attention, comme nous l’avons déjà dit. Tiré brusquement de sa rêverie par le mouvement de Fenella, Julien baissa les regards vers elle, et ne put voir sans intérêt cette créature singulière et disgraciée.

Ses longs cheveux détachés flottaient sur ses épaules, et, retombant jusqu’à terre, enveloppaient non seulement son visage, mais encore sa taille fine et svelte. À travers ce voile épais on apercevait son teint brun, ses traits mignons et réguliers, et l’éclat de ses grands yeux noirs : toute sa contenance offrait l’air suppliant d’une personne qui doute de l’accueil qu’elle va recevoir d’un ami qu’elle estime, et auquel elle est sur le point d’avouer une faute ou de demander un pardon. En un mot, sa physionomie était alors si expressive que, bien qu’elle fût familière à Julien, il crut la voir pour la première fois. La mobilité bizarre et fantasque de ses traits avait fait place à un air tendre et mélancolique, qui était secondé par l’expression de ses beaux yeux humides de larmes. Croyant que l’air extraordinaire de Fenella provenait du souvenir de la querelle qu’ils avaient eue ensemble le matin, Peveril chercha à lui rendre sa gaieté habituelle en lui faisant comprendre qu’il n’en conservait aucun souvenir désagréable. Il lui sourit avec amitié, prit sa main dans l’une des siennes, tandis qu’avec la familiarité d’un homme qui la connaissait depuis son enfance, il passait l’autre dans les longues tresses de ses cheveux noirs. Elle baissa la tête comme si elle eût été honteuse à la fois et flattée de cette caresse. Il la continuait, lorsque tout à coup, sous le voile que formait la riche et abondante chevelure, il sentit son autre main, qui tenait encore celle de Fenella, effleurée par les lèvres de la petite muette, et mouillée d’une larme.

À l’instant, et pour la première fois de sa vie, il éprouva la crainte que ces témoignages de simple amitié ne fussent mal interprétés par une jeune fille étrangère aux ressources ordinaires du langage. Il retira sa main, changea d’attitude, et lui demanda, par un signe que l’habitude leur avait rendu familier, si elle lui apportait quelque message de la part de la comtesse. La contenance de Fenella changea aussitôt. Elle tressaillit, reprit sa première posture sur le tabouret avec la rapidité de l’éclair, et, relevant ses beaux cheveux, les arrangea gracieusement sur sa tête. Lorsqu’elle leva les yeux sur Julien, ses joues brunes étaient encore couvertes du coloris de la pudeur ; mais l’expression languissante et mélancolique de ses regards avait fait place à cette vivacité singulière qui leur était habituelle, et qui dans ce moment parut s’animer davantage. Elle répondit à la question de Julien en posant la main sur son cœur, geste par lequel elle désignait toujours la comtesse ; puis se levant et se dirigeant vers l’appartement de sa maîtresse, elle fit signe à Julien de la suivre. Il y avait peu de distance de la salle à manger à celle où le conduisait son guide muet ; mais en la parcourant, Julien souffrit de la crainte pénible que cette jeune infortunée n’eût mal interprété la constante bienveillance qu’il avait montrée à son égard, et n’eût conçu pour lui un sentiment plus tendre que celui de l’amitié. Le malheur dans lequel une telle passion pouvait plonger une pauvre créature déjà tant à plaindre et maîtrisée par une ardente sensibilité, lui paraissait tellement déplorable qu’il s’efforça d’en écarter la pensée, et forma la résolution de se conduire désormais à l’égard de Fenella de manière à réprimer un sentiment dangereux et inutile ; si en effet elle était assez malheureuse pour l’avoir conçu.

La comtesse était occupée à écrire, et plusieurs lettres étaient ouvertes devant elle, lorsque Julien entra dans l’appartement. Elle le reçut avec sa bonté ordinaire, puis l’ayant engagé à s’asseoir, elle fit signe à la muette de reprendre son aiguille. Fenella s’assit à l’instant devant un métier à broder ; et, sans le mouvement de ses doigts agiles, elle aurait pu passer pour une statue, tant sa tête et ses yeux étaient fixés attentivement sur son ouvrage ! Sa surdité la rendait le témoin le moins inoffensif des conversations les plus confidentielles ; aussi la comtesse commença-t-elle à parler à Peveril comme s’ils eussent été absolument seuls.

« Julien, lui dit-elle, je n’ai pas dessein de me plaindre à vous des sentiments et de la conduite de Derby. Il est votre ami, il est mon fils. Il a un excellent cœur, de la vivacité, des talents, et pourtant… — Chère lady, répondit Peveril, pourquoi vous créer des tourments, en arrêtant votre pensée sur des défauts qui proviennent bien plus du changement des temps et des mœurs, que d’aucun vice né dans le cœur de mon noble ami ? Attendez que l’occasion de remplir son devoir se présente à lui, soit en paix soit en guerre, et punissez-moi s’il ne se comporte pas alors comme l’exige sa haute naissance. — C’est bien, répondit la comtesse ; mais quand donc le sentiment de ce devoir sera-t-il enfin plus puissant que l’attrait des plaisirs futiles et communs dans lesquels s’écoulent ses heures oisives ? Le caractère de son père était d’une autre trempe : combien de fois n’ai-je pas été forcée de le supplier de s’épargner, de ne pas s’acquitter avec une exactitude aussi sévère des nobles devoirs imposés par son rang, et de prendre le repos nécessaire pour réparer sa santé et ses forces morales ! — Très-chère lady, reprit Peveril, vous devez convenir que les devoirs auxquels les circonstances appelaient votre honorable époux étaient d’une nature plus pressante que ceux que votre fils est destiné à remplir. — Je ne conviens pas de cela, dit la comtesse, la roue semble de nouveau se mettre en mouvement, et l’époque actuelle peut ramener des scènes semblables à celles dont ma jeunesse a été témoin. Peu m’importe : elles ne trouveront pas Charlotte de la Trémouille dépourvue de courage, malgré le poids des années qui l’accable. C’est à ce sujet que je voulais vous parler, mon jeune ami. Dès le moment où je vous aperçus, depuis l’instant où je lus votre valeur s’annoncer dans vos regards enfantins ; le jour où, semblable à un fantôme, j’apparus dans le château de votre père, je me plus à vous considérer comme le véritable fils des Stanley et des Peveril. Je me flatte que l’éducation que vous avez reçue dans cette maison a répondu à l’estime que j’ai conçue pour vous… Paix, je ne veux point de remercîments… j’ai à vous demander, en retour de mon amitié, un service qui n’est peut-être pas sans danger pour vous, mais que personne, si ce n’est vous, ne peut rendre à ma famille dans les circonstances actuelles. — Vous avez été toujours pour moi une bonne, une noble maîtresse, une tendre protectrice, et je pourrais dire une mère, répondit Peveril. Vous avez le droit de commander à quiconque porte le nom des Stanley, et le sang qui coule dans mes veines vous appartient tout entier. — Les avis que je reçois d’Angleterre, dit la comtesse, ressemblent bien plus aux rêves d’un homme malade qu’aux informations régulières que j’aurais dû attendre de correspondants tels que les miens. Leur langage est comme celui de ces hommes qui marchent et parlent en dormant, et dont les paroles sans suite ne donnent aucune idée exacte de ce qui se passe dans leurs songes. On a, dit-on, découvert un complot, réel ou supposé, tramé par les catholiques. Ce complot s’étend fort loin ; il a jeté dans les esprits une terreur bien plus difficile à calmer que celle du 5 novembre. Les détails à ce sujet sont incroyables ; ils ne sont attestés que par le témoignage de misérables, vil rebut de la société, et cependant le peuple anglais les accueille avec la crédulité la plus stupide. — C’est un étrange égarement que de vouloir une révolution, sans un motif bien puissant, répondit Julien. — Bien que catholique, répondit la comtesse, je ne suis pas bigote, cousin. Je crains depuis long-temps que le zèle louable des prêtres pour augmenter le nombre de nos prosélytes n’attire sur eux les soupçons de la nation anglaise. Leurs efforts ont redoublé d’énergie depuis que le duc d’York s’est déclaré en faveur de la foi catholique ; et le même événement a augmenté la haine et la jalousie des protestants. Je crains de plus qu’on ait raison de soupçonner que le duc ne soit meilleur catholique que bon Anglais, et qu’il n’ait été entraîné par la bigoterie, comme son frère par son avarice et son avidité prodigue, à s’engager avec la France dans des relations préjudiciables à l’Angleterre. Mais les contes grossiers et ridicules de conspiration et de meurtre, de ravages à feu et à sang, les armées imaginaires, les prétendus massacres, forment une collection de mensonges telle qu’elle semblait de nature à être rejetée même du vulgaire, malgré son goût pour l’horrible et le merveilleux. Cependant ils sont accueillis comme des vérités par les deux chambres du parlement ; et aucun des membres n’a garde de les mettre en doute, de peur de s’exposer au titre odieux d’ami des papistes sanguinaires et à l’accusation de favoriser leurs plans cruels et diaboliques. — Mais que disent de ces bruits absurdes ceux qu’ils paraissent concerner ? demanda Julien. Que disent les catholiques anglais, corps considérable et riche, et qui compte tant de nobles noms ? — Leurs cœurs sont paralysés au dedans d’eux-mêmes, ils sont comme des moutons rassemblés dans une tuerie, et parmi lesquels le boucher va choisir ceux qu’il veut égorger. Je vois par ces dépêches brèves et obscures, que je tiens d’une personne digne de foi, qu’ils ne font que hâter leur ruine et la nôtre, tant l’abattement est général, tant le désespoir est universel ! — Mais le roi, dit Peveril, le roi et les protestants royalistes, que disent-ils de l’orage qui s’approche ? — Charles, avec la prudence qui est habituelle à son caractère égoïste, cède à l’orage ; il souffrira que la corde et la hache fixent le destin des hommes les plus innocents de son royaume, plutôt que de consacrer une heure de ses plaisirs à tenter de les sauver. Quant aux royalistes, ou ils sont tombés dans le délire qui s’est emparé des protestants en général, ou ils gardent la neutralité, n’osant montrer de l’intérêt pour les malheureux catholiques, de peur d’être confondus avec eux et d’être mis au nombre des conspirateurs. Dans le fait, je ne puis les blâmer : il est difficile d’espérer que la pure compassion, ou, ce qui est encore plus rare, l’amour de la justice, soit assez puissant pour engager les hommes à s’exposer à la fureur d’un peuple entier ; car, dans l’état actuel d’agitation générale, quiconque ose douter de la moindre des absurdes invraisemblances accumulées par ces infâmes délateurs, est poursuivi à l’instant comme soupçonné de vouloir étouffer la découverte du complot. C’est réellement une tempête effroyable, et, quelque éloignés que nous soyons de la région où gronde la foudre, nous devons nous attendre à en être bientôt frappés. — Lord Derby m’a déjà dit quelque chose de tout cela, reprit Julien ; il a même ajouté qu’il se trouvait maintenant dans cette île des agents qui y sont venus dans le but d’exciter une insurrection. — Oui, » répondit la comtesse, et ses yeux lançaient des éclairs tandis qu’elle parlait ; « si on avait écouté mon avis, ces hommes eussent été pris et arrêtés sur le fait ; on les aurait traités de manière à faire comprendre aux autres quelle conduite ils ont à tenir dans cette principauté indépendante. Mais mon fils, qui est ordinairement si coupable de négligence pour les affaires de son royaume, a jugé à propos d’en prendre l’administration dans ce moment de crise. — J’ai appris avec plaisir, madame, répondit Peveril, que les mesures de précaution qu’il a employées ont eu l’effet de déjouer complètement la conspiration. — Pour le moment, Julien ; mais ces mesures auraient dû être de nature à faire trembler le plus téméraire à la seule idée d’enfreindre de nouveau nos droits. Le plan de Derby est dangereux, et cependant il a quelque chose de chevaleresque qui me plaît et m’empêche de le désapprouver. — Quel est ce plan ? madame, en quoi puis-je y coopérer, ou comment puis-je en détourner les dangers ? — Son dessein, dit la comtesse, est de partir à l’instant pour Londres. Il est, dit-il, non seulement le chef féodal d’une petite île, mais aussi un des nobles pairs d’Angleterre ; et à ce titre, il ne doit pas rester ici dans une lâche tranquillité, lorsque son nom et celui de sa mère sont calomniés devant son roi et ses concitoyens. Il ira prendre sa place, dit-il, dans la chambre des pairs, et y demander publiquement justice de l’insulte faite à sa maison par des dénonciateurs intéressés et parjures. — Cette résolution est noble et digne de mon ami, reprit Julien. Je partirai avec lui, je partagerai son destin, quel qu’il puisse être. — Hélas ! jeune insensé, reprit la comtesse, autant vaudrait demander de la compassion à un lion affamé que de la justice à un peuple furieux et prévenu. Il ressemble au fou qui, dans un violent accès de frénésie, assassine sans remords son meilleur et son plus fidèle ami, et qui ne s’étonne et ne s’afflige de sa cruauté que quand il est revenu de son délire. — Pardonnez-moi, chère lady, repartit Julien, mais cela est impossible. Le peuple anglais est généreux, et ne peut se laisser égarer d’une manière si étrange. Quelles que soient les préventions du vulgaire, les deux chambres du parlement ne sauraient en être tout à fait imbues : elles se rappelleront leur propre dignité. — Hélas ! cousin, » s’écria la comtesse en soupirant, « les Anglais même du plus haut rang se souviennent-ils de quelque chose quand la fureur de l’esprit de parti les possède ? Ceux mêmes qui ont trop de bon sens pour ajouter foi aux faussetés incroyables qui abusent la multitude se garderont bien de les démentir, si le parti politique auquel ils sont attachés peut gagner un avantage momentané à laisser ces calomnies s’accréditer. C’est pourtant parmi de tels hommes que votre parent a trouvé des partisans et des compagnons. Dédaignant les vieux amis de sa maison, parce que leur gravité cérémonieuse contraste avec la frivolité du siècle, il n’a recherché que le versatile Shaftersbury, le léger Buckingham, gens qui n’hésiteraient pas à tout sacrifier à la divinité populaire du jour, si un tel sacrifice pouvait leur rendre la divinité propice. Pardonnez les larmes d’une mère, mon jeune cousin, mais je vois de nouveau l’échafaud s’élever à Bolton. Si Derby va à Londres, tandis que ces limiers altérés de sang sont à la recherche de leur proie, suspect comme il est, et comme je l’ai rendu par ma foi religieuse et par ma conduite dans cette île, il mourra de la mort de son père. Et cependant, quel autre parti prendre ? — Souffrez que je parte pour Londres, madame, » dit Peveril ému du trouble de sa protectrice. « Vous avez daigné quelquefois compter sur mon jugement. J’agirai pour le mieux, je me concerterai avec ceux que vous me désignerez, avec eux seulement ; et j’ose me flatter que bientôt je vous apprendrai que cette illusion, quelque forte qu’elle puisse être, est sur le point de se dissiper. Si l’état des choses devient pire, je vous avertirai du danger qui pourrait menacer ou le comte ou vous-même, et peut-être serai-je assez heureux pour vous indiquer les moyens de le détourner. »

La comtesse l’écoutait avec une expression indiquant combien son anxiété maternelle, qui la disposait à accepter l’offre généreuse de Julien, luttait contre le noble désintéressement de son cœur.

« Pensez à ce que vous demandez, Julien, » répondit-elle avec un soupir ; « puis-je exposer la vie du fils de mon amie à des périls que je redoute pour le mien ? Non jamais ! — Mais, madame, répliqua Julien, je ne cours pas les mêmes risques ; je suis inconnu à Londres ; mon rang, quoiqu’il ne soit pas obscur dans mon pays, est ailleurs trop ignoré pour qu’il me fasse remarquer dans le vaste assemblage de ce que la capitale offre de plus noble et de plus riche ; je ne crois pas que mon nom ait été prononcé même indirectement par les conspirateurs prétendus : de plus, je suis protestant, et l’on ne peut m’accuser d’aucune relation directe ou indirecte avec l’Église de Rome. Je n’ai de liaison qu’avec les gens qui, s’ils ne veulent ou s’ils ne peuvent me servir d’appui, ne sauraient du moins être dangereux pour moi. En un mot je n’ai rien à craindre là ou le comte aurait, lui, de grands périls à redouter. — Hélas ! dit la comtesse, tous ces raisonnements que vous dicte la générosité peuvent être vrais, mais il n’y a qu’une mère, et une mère veuve qui les puisse écouter. Je vais, dans mon égoïsme, jusqu’à me dire que ma cousine, à tout événement, peut compter sur la protection d’un mari dévoué. Tels sont les arguments de l’intérêt personnel, auquel nous ne rougissons pas de soumettre nos sentiments les plus louables. — Ne parlez pas ainsi, madame ; ne me regardez que comme le frère cadet du comte. Vous avez toujours rempli à mon égard les devoirs d’une mère, et vous avez droit à ma reconnaissance filiale, à mes services, fallût-il courir un risque dix fois plus grand que celui d’un voyage à Londres. Je vais donc partir sur-le-champ, et je cours en prévenir le comte. — Un instant, Julien, s’écria la comtesse ; si vous devez entreprendre ce voyage pour nous (et je ne me sens point, hélas ! assez de générosité pour refuser votre noble proposition), il faut que vous partiez seul, sans en informer Derby. Je le connais : la légèreté de son esprit ne s’allie point au vil égoïsme ; et, pour le monde entier, il ne souffrirait pas que vous quittassiez l’île sans lui. S’il partait avec vous, votre dévouement serait inutile, vous ne feriez que partager sa ruine : de même qu’un nageur, en cherchant à sauver un homme qui se noie, est entraîné lui-même à sa perte, si le malheureux qu’il veut secourir le saisit et s’accroche à lui. — Je ferai ce qu’il vous plaira, madame ; mais je serai prêt à partir dans une demi-heure. — Cette nuit donc, » dit la comtesse après un instant de silence ; « cette nuit, je prendrai des mesures secrètes pour que vous mettiez à exécution votre généreux projet sans qu’il puisse en résulter rien de fâcheux pour vous ; car je veux prévenir les soupçons qui ne manqueraient pas de s’élever aussitôt contre vous, si l’on apprenait que vous avez quitté cette île et sa souveraine papiste, à une heure aussi indue. Vous ferez peut-être bien de prendre à Londres un nom supposé. — Pardonnez-moi, madame, mais je ne ferai rien qui puisse attirer l’attention sur moi sans nécessité. Prendre un nom supposé, ou recourir à tout autre déguisement, au lieu de vivre d’une manière extrêmement retirée, serait, je crois, une conduite aussi imprudente que peu digne de moi ; car il me serait peut-être difficile de lui attribuer un motif raisonnable, propre à justifier la pureté de mes intentions, si j’y étais forcé. — Je crois que vous avez raison, » répondit la comtesse après un moment de réflexion. « Vous vous proposez sans doute de passer par le Derbyshire, et de faire une visite au château de Martindale ? — Je le désirerais certainement, madame, répondit Peveril, si le temps et les circonstances me le permettaient. — Vous devez vous-même en être juge ; la célérité est certainement nécessaire ; cependant vous exciterez moins le doute et le soupçon, en arrivant du château de votre père à Londres, que si vous vous y rendiez directement sans faire une visite à votre famille. Au surplus, laissez-vous guider en cela, comme en tout, par votre propre sagesse. Allez, mon cher fils (car vous m’êtes aussi cher qu’un fils), allez, et disposez tout pour votre voyage. Je vais de mon côté préparer quelques dépêches, et vous donner l’argent qui vous sera nécessaire. Point d’objections à cet égard : ne suis-je pas votre mère, et ne devez-vous pas m’obéir comme un fils ? Ne me contestez donc pas le droit de pourvoir à vos dépenses. Ce n’est pas encore tout : comme je dois me fier à votre zèle et à votre prudence pour agir dans nos intérêts selon la circonstance, je vous donnerai des lettres de recommandation pour nos parents et nos amis, que je prierai et auxquels j’enjoindrai de vous accorder tous les secours dont vous pourrez avoir besoin, soit pour votre propre sûreté, soit pour la réussite de ce que vous entreprendrez en notre faveur. »

Peveril ne s’opposa pas davantage à un arrangement que la situation modeste de ses finances rendait presque indispensable, à moins qu’il ne recourût à son père. La comtesse lui remit plusieurs lettres de change tirées sur un négociant de la cité, et montant ensemble à deux cents livres sterling. Puis elle le congédia, en l’avertissant que, dans une heure, elle le ferait rappeler.

Les préparatifs de son voyage n’étaient pas de nature à le distraire des pensées qui l’assiégeaient. Il s’aperçut qu’une conversation d’une demi-heure avait de nouveau complètement changé ses projets pour l’avenir. Il venait d’offrir à la comtesse de Derby un service qu’elle avait bien mérité par sa constante affection pour lui ; mais, en l’acceptant, elle le forçait à se séparer d’Alice Bridgenorth, au moment où l’aveu mutuel de leur amour la lui rendait plus chère que jamais. Son imagination la lui représentait telle qu’il l’avait vue le matin même, dans l’instant où il la pressait sur son cœur ; il croyait entendre sa voix lui demander s’il était bien vrai qu’il pût la quitter au moment d’une crise que tout semblait annoncer comme prochaine. Mais Julien, quoique jeune, avait un profond sentiment de ses devoirs, et ne balançait jamais à les accomplir. Repoussant donc courageusement la séduisante vision qui s’offrait à lui, il prit la plume et écrivit à Alice la lettre suivante, pour lui faire connaître sa situation, autant qu’il le pouvait sans compromettre les intérêts de la comtesse.

« Je vous quitte, chère Alice, et, quoiqu’en agissant ainsi je ne fasse qu’obéir aux ordres que vous m’avez donnés, je ne prétends pas que vous me sachiez gré d’une telle soumission, puisque, sans les raisons impérieuses qui sont venues à l’appui de vos ordres, je ne me serais pas senti la force de les exécuter. Mais des affaires de famille d’une grande importance me forcent à m’absenter de cette île, et j’ai lieu de craindre que ce ne soit pour plus d’une semaine. Mes pensées, mes espérances, mes désirs se porteront sans cesse vers l’heureux moment qui me ramènera à Black-Fort et dans son aimable vallée. Permettez-moi d’espérer que les vôtres auront quelquefois pour objet celui qui jamais n’aurait pu se résoudre à s’exiler loin de vous, si la voix de l’honneur et du devoir ne le lui eût commandé. Ni vous ni votre père n’avez à craindre que je veuille vous engager à entretenir avec moi une correspondance particulière. Je ne vous aimerais pas autant que je vous aime sans la candeur et la franchise de votre caractère, et je ne demande pas que vous cachiez au major Bridgenorth une syllabe de ce que je vous écris. Sur toute autre matière, il ne peut lui-même désirer plus ardemment que moi le bien de notre patrie commune. Nous pouvons différer d’avis sur les moyens de l’obtenir ; mais, en principe, je suis persuadé qu’un seul et même esprit nous anime tous deux ; et je ne dois pas refuser d’écouter la voix de son expérience et de sa sagesse, quand même elle ne pourrait parvenir à me convaincre. Adieu, Alice, adieu ! Que de choses je pourrais ajouter à ce triste mot ! mais où trouver des expressions pour peindre l’amertume que je sens en l’écrivant ! Et pourtant, je l’écrirais encore bien des fois pour prolonger le dernier entretien que je dois avoir avec vous d’ici à quelque temps. Ma seule consolation est de penser que mon absence ne sera pas assez longue pour vous donner le temps d’oublier celui qui ne vous oubliera jamais. »

Il tint sa lettre entre ses mains pendant quelques minutes avant de la cacheter, examinant en lui-même s’il ne s’était pas exprimé touchant le major, de manière à laisser entrevoir qu’il fût disposé à devenir l’un de ses prosélytes ; ce que, dans sa conscience, il reconnaissait comme tout à fait incompatible avec l’honneur. D’un autre côté, cependant, il n’avait aucun droit de conclure de tout ce qu’avait dit Bridgenorth que leurs opinions fussent diamétralement opposées et inconciliables ; car, quoique fils de cavalier, quoique élevé dans la famille de la comtesse de Derby, il était lui-même, par principe, ennemi des prérogatives de la naissance ou du rang, et ami de la liberté du peuple. Ces considérations firent taire en lui les scrupules du point d’honneur, bien que sa conscience lui murmurât tout bas que le langage conciliateur de sa lettre eût été dicté principalement par la crainte qu’en son absence le major ne fût tenté de faire changer de résidence à sa fille et de l’éloigner assez pour qu’il ne pût la revoir aisément.

Après avoir cacheté sa lettre et l’avoir mise à l’adresse de mistress Debbitch, il sonna son domestique, et lui ordonna de la porter dans une maison du village de Rushin, où l’on déposait les paquets et les messages destinés à la famille de Black-Fort. L’ayant fait monter à cheval sur-le-champ, il se débarrassa ainsi d’un homme qui eût été en quelque sorte l’espion de tous ses mouvements. Alors il quitta son habillement ordinaire pour se revêtir d’un habit de voyage ; puis il prépara sa valise, et prit pour armes un excellent sabre à deux tranchants et une bonne paire de pistolets, qu’il eut soin de charger à doubles balles. Ces dispositions faites, il mit dans sa bourse vingt pièces d’or, serra dans un portefeuille les traités que lui avait données la comtesse, et attendit ses derniers ordres pour partir.

L’espérance et l’enthousiasme de la jeunesse, refroidis un moment par l’effet des circonstances pénibles et douteuses dans lesquelles il se trouvait placé, autant que par l’idée de la privation à laquelle il allait être condamné, reprirent alors toute leur énergie. Son imagination, se détournant des prévisions funestes, lui fit voir qu’il allait entrer dans la vie active au moment d’une crise où les talents et le courage devaient presque à coup sûr faire la fortune de celui qui en donnerait des preuves. Pouvait-il débuter sur le bruyant théâtre de la société d’une manière plus honorable que comme représentant, comme défenseur de l’une des plus nobles maisons de l’Angleterre ? Et, s’il parvenait à remplir une telle mission avec la résolution et la prudence nécessaires à sa réussite, combien ne pouvait-il pas se présenter de circonstances où sa méditation serait utile à Bridgenorth, et qui lui fourniraient ainsi le moyen d’acquérir honorablement des droits à la reconnaissance du major et à la main de sa fille ?

Au milieu de ces riantes idées, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Oui, Alice, je veux te conquérir noblement ! » À peine ces mots s’étaient-ils échappés de ses lèvres qu’il crut entendre à la porte de son appartement, que le domestique avait laissée entr’ouverte, un profond soupir. Au même instant on frappa doucement. « Entrez, » dit Julien un peu honteux de son exclamation, et effrayé de l’idée qu’il avait pu être entendu par quelque écouteur aux portes. « Entrez, » répéta-t-il ; mais, au lieu de le faire, on frappa plus fort. Julien impatienté ouvrit la porte, et Fenella parut devant lui.

Les yeux encore rouges de larmes qu’elle paraissait avoir versées récemment, et avec l’air d’un abattement profond, la petite muette, posant la main sur son cœur, lui fit du doigt le signe qu’elle employait ordinairement pour l’avertir que la comtesse désirait le voir ; puis elle se retourna, comme pour le conduire à l’appartement de lady Derby. Tandis qu’il la suivait à travers les passages sombres et voûtés qui servaient de communication entre les diverses parties du château, il remarqua, non sans surprise, que la démarche vive et légère de Fenella s’était changée en une marche lente et pénible, qu’elle accompagnait de gémissements inarticulés et sourds, avec d’autant moins de retenue qu’elle était hors d’état de juger jusqu’à quel point on pouvait les entendre. Il vit aussi qu’elle se tordait les mains, et qu’elle donnait tous les signes d’une extrême affliction.

Peveril eut un moment une pensée qui le fit involontairement frissonner, malgré toute la force de sa raison. Né au Pic et élevé à l’île de Man, il connaissait la plupart des légendes superstitieuses, et particulièrement la croyance populaire qui attribuait à la puissante famille des Stanley un démon familier, ou Banshie, du sexe féminin, lequel avait coutume, disait-on, de pleurer et de gémir lorsqu’il devait mourir quelque personne de distinction appartenant à la famille. Pendant un moment, Julien eut peine à repousser l’idée que celle qui marchait devant lui une lampe à la main, semblable à une ombre plaintive, ne fût le génie de la race de sa mère qui venait lui annoncer son destin. Une autre réflexion naquit aussitôt de la première, et il se dit que, si le soupçon qu’il avait conçu à l’égard de Fenella était fondé, son funeste attachement pour lui ne pouvait, comme celui de l’esprit prophétique de la famille, présager que malheur et désolation.