Typographie de P.-G. Delisle (p. 39-47).

SOUVENIR.



Dante, pourquoi dis-tu qu’il n’est pire misère
Qu’un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t’a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?

En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l’oublier du moment qu’il fait nuit ?
Est-ce bien toi grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l’as dit ?

Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m’éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur,
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.

Alfred de Musset.

Je ne sais trop qui écrivit un jour, ces paroles empreintes d’une mélancolie suave :

« Comme on s’attache aux choses qui nous entourent, et comme la vue d’une pelouse, d’une allée de forêt, d’un coin de bois, rappelle au cœur toute une gamme de souvenirs gais ou tristes ! »

Je bénis Dieu de pouvoir reconstituer dans ma mémoire, ces collines, ces prés souriants, ces pampres qui se jouaient sur la véranda,


« Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux remplis de causeries, »


ces étapes fréquentes sous le grand pin, d’où nous regardions tous deux couler les flots du grand fleuve, sans songer qu’avec l’onde fugitive, s’évanouissaient aussi les enivrements de notre bonheur.

Il est bien loin ce temps-là qui m’a fait vieux ; mais je puis refouler l’infortune des âges, et retrouver l’endroit perdu des brumes du temps qui n’est plus, où mon cœur sentit s’oublier les heures.

Nous avons tous pénétré dans une forêt.

Nous en avons sondé les mystérieuses profondeurs.

Que ne dit pas la forêt, ce temple majestueux où s’est retiré le silence, pour qu’on aille à lui comme à Dieu dans son sanctuaire !

Il existe dans le silence de la forêt une analogie frappante avec le souvenir de l’âme, cette autre forêt aux feuilles jaunies, aux branches desséchées, aux tiges flétries.

Le silence de la forêt a quelque chose de la grandeur de Dieu.

La voix des arbres est tantôt douce, tantôt sévère, tantôt formidable comme le tumulte.

On revient de la forêt comme on revient de la prière, plus consolé, moins fatigué du poids de la vie.

L’homme qui tombe de lassitude va chercher dans la forêt, la pierre où il aime reposer sa tête brûlante.

Quand il s’est couché là, sous la sombre verdure, sa pensée flotte mollement comme un rêve à travers l’immensité des solitudes.

Il va dans le silence des bois, froissant ici un lit de feuilles qui jonchent la terre humide, là un rameau qui vient de perdre sa sève.

Il s’arrête ailleurs en face d’un arbre géant qui s’est effondré sur lui-même.

Le chant d’une fauvette, le murmure d’une source, une harmonie éolienne, puis le silence… le silence immuable comme la Divinité…

S’il est malheureux, orageusement balloté par les vagues de l’amertume, l’homme veut se souvenir.

Il y a là sous les cendres d’antan une étincelle qui lui garde un éblouissement, une flamme qui promet de l’embraser.

Laissez moi, laissez moi m’enfoncer à jamais dans les régions silencieuses de mon âme.

J’y cherche le souvenir, comme j’ai cherché le silence de la forêt, quand la foule jetait sa clameur et m’empêchait d’entendre.

Je veux les revoir ces illusions dorées qui gisent au milieu des décombres de mon cœur !

À moi ces espérances dernières que j’ai vues se tordre dans une convulsion suprême, contre les étreintes de ma mauvaise fortune !

À moi cet amour mémorable, l’idée de ma vie, cette femme que j’ai dû voir tournoyer dans l’abîme des événements fatidiques sans pouvoir m’attacher à ses pas !

C’est sur cette pierre que je veux me reposer de mes peines, et chanter avec le poète :

« À cette heure, en ce lieu,
Un jour je fus aimé, j’aimais, elle était belle,
J’enfouis ce trésor dans mon âme immortelle
Et je l’emporte à Dieu. »


Je la vois encore avec ses lèvres qui ne s’entr’ouvraient que pour sourire, ou pour pardonner.

Comme je les aimais ses grands yeux noirs, tout pleins d’affection.

Le matin sans qu’elle s’en doutât, je la suivais du regard, perdue dans son grand peignoir, ses cheveux déroulés, sa main active à travers un tourbillon de poussière qu’elle chassait au dehors.

Le soir, nous allions à la prière, à l’église du village.

La prière, nous la faisions pour remercier Dieu de la part de bonheur qu’il nous avait faite dans la journée.

Ensuite, c’étaient les promenades sans fin, les rêveries de l’âme, les beaux projets que je lui communiquais sans rire, et qu’elle écoutait avec tant de douceur.

Je la boudais quelquefois, mais pas longtemps. Elle ne m’en voulait pas.

Elle m’a dit une fois que j’étais jaloux. Je pris feu. Ma vieille dignité se révolta. Le portrait du mari ombrageux se dressa devant moi ; j’eus honte et je jurai que je n’étais pas si vilain.

Je crois qu’elle avait un peu raison. Je l’aimais tant ! Et les amoureux sont toujours un peu défiants, un peu jaloux, quoi !

Nous revenions à la maison… la maison dont je conserverai un impérissable souvenir, et nous faisions de la musique.

Elle au piano, moi à ses côtés ! Ça n’était pas Thalberg, ça n’était pas Liszt ; mieux que ça, c’était elle.

Je ne dis pas qu’elle jouait d’une manière irréprochable ; mais, c’est si charmant l’amour, qu’elle pouvait me faire accepter avec plaisir, je crois, la plus rude série de mauvaises croches.

N’importe : elle eût été artiste si elle l’eût voulu, et grande artiste, car elle en avait l’âme.

Tout cela n’est plus ; mais la forêt et ses mystères, c’est-à-dire mon âme et ses souvenirs ne périront pas, et je veux avant de finir, redire ces vers d’Alfred de Musset qui chantent dans ma tête :


« Jamais ce souvenir ne peut m’être arraché :
Comme le matelot brisé par la tempête
Je m’y tiens attaché. »