Typographie de P.-G. Delisle (p. 25-35).

DEUX RÊVES.



Je n’aime pas les rêves, moi ; ils me font peur, surtout les plus beaux.

Celui-là m’avait transporté dans les régions les plus pures.

Ma sœur était tombée malade le matin ; mais avec la nuit, l’indisposition avait semblé perdre de sa gravité.

Je les laissai seules, elle, et ma mère au chevet, pour aller prendre quelque repos.

Je me vis aussitôt sommeillant paisiblement, sur les bords solitaires d’une mer sans limites.

L’onde était calme. Pas un souffle n’en effleurait la surface.

Quelques grands hêtres profilaient çà et là des ombres silencieuses qui semblaient demander à l’abîme les secrets de sa profondeur.

Un oiseau de passage dont l’aile glissait rapide, semait en fuyant, comme un souvenir de lui-même, sur le cristal de cette glace immense.

Un beau grand soleil, au fond du firmament bleu, sans nuages… Voilà tout…

Une nacelle avait émergé soudain de toute cette poésie. J’essayais d’en préciser les formes, lorsqu’une musique suave, divine, belle comme je n’en avais jamais entendue, vint frapper doucement mon oreille.

C’était l’harmonieux effet d’une combinaison de guitares, de harpes et de mandolines.

L’esquif léger s’approchait toujours. Les figures de quelques êtres incomparables commençaient à se dessiner.

Je les voyais bien maintenant.

Ils étaient six, revêtus d’habits étincelants.

Je pouvais distinguer leurs traits qui semblaient participer de la beauté des anges.

J’étais dans le ravissement.

La barque allait toucher le rivage quand ma mère vint m’éveiller…

« Frédéric, si tu veux recueillir les derniers soupirs de ta sœur, il est temps… après, Emma ne sera plus… »

Je descendis à la hâte. Il était deux heures. Elle mourut à l’aurore.

Je fus épouvanté de ce rêve d’ivresse qui avait coïncidé avec d’intolérables souffrances.

Je pleurai longtemps, amèrement, la perte d’un être que j’avais tendrement chéri.


Il y a de cela quelques années. Je faisais mon Droit dans l’une des universités les plus célèbres de…, ne relevant que d’un labeur incessant pour subvenir moi-même aux plus vulgaires nécessités de la vie.

Mais il y avait là, tout près, un cœur qui battait pour le mien, une pensée intime qui demandait à Dieu de me bénir, une aspiration sincère à côtoyer avec moi les rives tantôt fleuries, tantôt arides de l’existence. Cela me soutenait dans les moments de douloureuse amertume où j’allais tomber de lassitude, le cœur en larmes, le courage prêt à défaillir.

Elle m’aimait, et sa parole vibrante, qui débordait d’affection, m’enveloppait toujours d’un nouveau rayonnement.

Et la vie me revenait plus magnifique, plus ensoleillée que jamais.

Rosita était une brune radieuse. Il m’est impossible de décrire convenablement les excellences caractéristiques qui constituaient l’individualité de cette fleur.

Son sourire était fin, délicat, railleur à point, pouvant revêtir les nuances les plus insaisissables.

C’était sa royauté, aurait dit Marchal.

Son œil noir quand il vous fixait vous remuait profondément.

Une exquise sensibilité lui fournissait une intuition complète des choses dans leurs rapports les plus étroits.

Comme il faisait bon vivre près de Rosita !

Elle m’aimait, moi, triste déshérité de la fortune, n’ayant à lui donner en retour qu’une affection généreuse.

Elle me disait : « Sois religieux, aime-moi bien ; moi je prierai de mon côté. Le succès couronnera tes efforts, et nous serons heureux. » Et jamais nous ne descendions plus bas dans les abîmes de la réflexion.

Des partis sérieux, considérables, très graves, disait le monde, recherchaient avec avidité une ombre de cette tendresse que Rosita m’accordait avec profusion.

L’intérêt sordide, froid et calculateur, inaccessible aux délicatesses du cœur, indiquait ici quatre arpents bien plantés, un manoir formidable, là-bas un pilon doré, ailleurs quelques cents deniers à bonne enseigne…

Elle riait de tout, revenait à moi, et dissipait d’un mot toutes mes appréhensions pour caresser des projets dont elle adorait la hardiesse.

C’était sous le Grand Pin qu’elle me racontait dans sa candeur toutes les folies d’un monde qui ne comprenait rien à notre félicité.

Il était là le beau grand arbre, drapé dans sa majesté, debout sur les bords de cet océan de poésie rurale, où nous venions si souvent tous deux…

Le grand pin, ce confident séculaire de tant d’épanchements, ce témoin de tant d’amours, de tant d’illusions, de tant de tristesses, de tant de larmes qui tombaient mélancoliquement à ses pieds…

Le bruissement de son feuillage était doux comme le langage de deux âmes qui s’entendent.

Il s’inclinait à peine au souffle qui passait comme s’il avait eu peur de remuer les confidences dont il était chargé.

Tout en bas, le grand fleuve roulait ses ondes impétueuses : aux bords, des paysages féeriques qui semblaient solliciter le plaisir de se fixer en une aquarelle…

Tout cela, c’était le bonheur aussi parfait qu’il se pouvait atteindre dans un amour chaste et pur, s’épanouissant librement sous l’œil de Dieu.

Un soir, je m’étais couché heureux, souriant à l’image aimée qui me faisait vivre.

À quelques pas, il y avait grand bal. Des raisons importantes m’avaient forcé de décliner une invitation d’y prendre part.

Rosita s’y trouvait ; mais elle m’avait répété qu’elle m’aimait — que m’importait !

J’entendis les derniers accords d’une harmonie qui emportait ma bien aimée dans les tourbillons d’une danse entraînante.

Je pouvais à travers mes persiennes, voir défiler les couples enivrés.

Rosita m’apparut resplendissante, une fleur aux cheveux, l’œil fascinateur, avec un sourire d’ange.

Je dormis en paix, rêvant du plus délicieux avenir.

Mes études légales étaient terminées. Je venais d’être nommé attaché d’ambassade. Le succès s’épanouissait sur mes pas.

J’allais toucher au but de mes efforts.

Un ami vint m’éveiller en sursaut : « Frédéric, pauvre Frédéric… »

Cette parole fut comme un coup de foudre. Je compris tout. Rosita avait donné sa main. L’on fêtait les fiançailles.

J’avais le vertige.

La tête me tournait.

Je partis la même nuit sans que jamais on ait su là-bas ce qu’il est advenu de moi.

Si j’existe, je le dois à Rosita qui m’a toujours dit de ne jamais abandonner l’idée religieuse.

Mais je n’ai jamais aimé depuis, et voilà trente ans que ces événements se sont déroulés.

Et je n’aime pas les beaux rêves !