Typographie de P.-G. Delisle (p. 5-22).

INTRODUCTION.



Dans une notice qui précède les œuvres de Charles Baudelaire, le célèbre Théophile Gautier écrivait :

« À quelle existence triste, précaire et misérable, et nous ne parlons pas ici des embarras d’argent, se voue celui qui s’engage dans cette voie douloureuse qu’on nomme la carrière des lettres ! Il peut dès ce moment se considérer comme retranché du nombre des humains : l’action chez lui s’arrête ; il ne vit plus ; il est le spectateur de la vie. Toute sensation lui devient motif d’analyse. Involontairement il se dédouble et, faute d’autre sujet, devient l’espion de lui-même. S’il manque de cadavre, il s’étend sur la dalle de marbre noir, et, par un prodige fréquent en littérature, il enfonce le scalpel dans son propre cœur. Et quelles luttes acharnées avec l’Idée, ce Protée insaisissable qui prend toutes les formes pour se dérober à votre étreinte, et qui ne rend son oracle que lorsqu’on l’a contrainte à se montrer sous son véritable aspect ! Cette Idée, quand on la tient effarée et palpitante sous son genou vainqueur, il faut la relever, la vêtir, lui mettre cette robe de style si difficile à tisser, à teindre, à disposer en plis sévères ou gracieux. À ce jeu longtemps soutenu, les nerfs s’irritent, le cerveau s’enflamme, la sensibilité s’exacerbe ; et la névrose arrive avec ses inquiétudes bizarres, ses insomnies hallucinées, ses souffrances indéfinissables, ses caprices morbides, ses dépravations fantasques, ses engouements et ses répugnances sans motif, ses énergies folles et ses prostrations énervées, sa recherche d’excitants et son dégoût pour toute nourriture saine. Nous ne chargeons pas le tableau ; plus d’une mort récente en garantit l’exactitude. Encore n’avons-nous là en vue que les poètes ayant du talent, visités par la gloire et qui, du moins, ont succombé sur le sein de leur idéal. Que serait-ce si nous descendions dans ces limbes où vagissent, avec les ombres des petits enfants, les vocations mort-nées, les tentatives avortées, les larves d’idées qui n’ont trouvé ni ailes ni formes, car le désir n’est pas la puissance, l’amour n’est pas la possession. La foi ne suffit pas : il faut le don. En littérature comme en théologie, les œuvres ne sont rien sans la Grâce. »

Ces pensées, que le mouvement littéraire d’une grande nation inspirait à un poète illustre, surgissent également en présence des moindres manifestations de notre littérature.

Nos poètes, nos prosateurs, nos artistes, tous ces enfants de notre pays qui ont accompli les rudes labeurs de la pensée, savent ce qu’il en coûte de tortures morales, d’angoisses de l’âme, de serrements du cœur, pour arriver à l’enfantement pénible de l’Idée et la revêtir ensuite de ces délicatesses de la forme qui constituent son unique garantie d’existence.

Ceux qui ont lancé des volumes, savent que de douloureuses élaborations intellectuelles, ne leur ont pas ouvert pour tout cela les portes d’un eldorado.

Hélas l’homme de lettre enfantera-t-il toujours dans la douleur ?

On dirait que le fruit de l’intelligence, parce qu’il est plus beau, plus grand, plus noble que le produit de la matière, parce qu’il prime toutes les puissances de la création, parce qu’il laisse loin derrière lui toutes les merveilles dont l’émanation directe n’est pas de l’âme, a besoin de naître et grandir dans la souffrance.

Le tribut fatal de peine qu’il doit à la nature est en raison de la grandeur de son origine !

Les rigueurs inexorables de la vie réelle pèsent plus lourdement il me semble sur l’ouvrier de la pensée.

La multitude le voit et passe.

Que lui importent à elle, les stances harmonieuses d’une idylle, la musique d’une page bien écrite, l’expression raffinée d’un beau sentiment !… À quoi bon les plaintes de cet ostracisé des fastes sociaux, de ce banni des régions de la fortune !

La multitude le voit et passe… et, sauf quelque rare privilégié qu’un fugitif succès de vogue pourrait peut-être accidentellement rémunérer, l’homme de lettres roulera à jamais son éternel rocher de Sisyphe.

Que reste-t-il au malheureux que des aptitudes réelles ou des efforts illusoires inclinent à tenter la sombre carrière des lettres ? l’amour du Beau, l’amour de l’Art pour lui-même, l’amour de l’Idéal !

En France, l’écrivain peut compter sur une critique saine, éclairée, impartiale qui sera pour lui la récompense du travail, ou qui l’avertira sagement que son âme n’a pas été créée pour les sublimes efflorescences de la pensée.

Dans notre pays, la critique des choses de la pensée est à peu près nulle. La musique, la peinture, l’architecture tâtonnent sans guide à travers des méandres obscurs.

Les beaux-arts il est vrai n’ont encore fait entendre que de plaintifs vagissements, à part quelques rares exceptions qui ont dû s’envoler vers des sphères plus chaudes pour trouver le complet épanouissement d’elles-mêmes !

Quelques hommes de talent se sont érigés en tribunal littéraire ; mais, comme dans toutes les grandes œuvres qui commencent, les débuts sont lents et difficiles, et les résultats de la création de l’Académie de notre pays, ne sont pas encore bien tangibles.

Un grand journal, qu’un homme d’une initiative peu commune fondait il y a quelques années, a contribué à grouper ensemble un remarquable noyau d’hommes de lettres. L’action de ces travailleurs de la plume, s’est fait sentir déjà par tout le pays. Leur œuvre se poursuit plus belle et plus florissante que jamais.

L’Université Laval, avec ses concours, a, elle aussi, fait beaucoup pour la littérature de notre pays.

En dehors de ces trois sources, la plus désespérante apathie règne à l’endroit d’une production littéraire.

Les élucubrations les plus stériles s’étalent au milieu des œuvres marquées au bon coin, sans que l’on se préoccupe nullement de tirer celles-ci d’une déplorable et humiliante confusion.

Qui dira à tel écrivailleur qu’il n’est pas fait pour tenir une plume, que c’est un gâcheur dans le métier, qu’il ferait mieux un défricheur ?

Qui viendra prendre par la main, pour lui ouvrir les portes du Temple des Lettres, ce timide favori des Muses dont les premiers élans indiquent que ses essors futurs seront extraordinaires ?

Pendant les dix ou douze dernières années qui viennent de s’écouler, trois jeunes poètes de notre Canada ont fait un début remarquable. Quelques curieux, passionnés pour la découverte de nouveaux astres, ont aperçu au fond de notre firmament littéraire, ces météores dont ils ont signalé l’éclat.

La foule a passé outre sans lever la tête !

Le découragement est entré dans ces âmes pleines de poésie. Gingras a brisé sa lyre et vit en bon prêtre dans l’obscure retraite d’une paroisse dont il dirige les âmes pieuses ; Évanturel mange à l’étranger le pain que son talent aurait dû lui donner ici ; Prendergast, le mélancolique auteur des beaux vers du « Soir d’Automne » est allé demander à d’autres latitudes les encouragements que lui refusait son pays.

Et pourtant, tout ce qui porte le sceau de l’intelligence est beau !

Il est noble de n’être pas uniquement un peuple à cannelle et à chandelle. Encore, si le mercantilisme était chez nous une aptitude, et s’il nous avait irrémédiablement rivés à l’évolution progressive de la matière ! mais, il est bien reconnu que nous ne sommes pas un peuple-marchand, et que nous sommes plutôt doués d’une supériorité intellectuelle… Encourageons donc notre littérature !

Je connais plus d’un jeune littérateur qui dissimule précieusement dans le coin le plus caché de sa mansarde, de ces petites pièces fugitives d’une incroyable saveur ou d’une âpre amertume, selon les heures de joie ou de spleen qui les ont vu naître. Mon Dieu ! Pourquoi mettre au jour ces bons petits chefs-d’œuvre qui dorment déjà si bien dans un oubli qui du moins ne leur est pas hostile !

Il est de ces jeunes poètes à l’habit râpé, à l’escarcelle béante, dont le dernier gage maternel est allé pleurer tristement sur les poudreuses tablettes d’un mont-de-piété, qui font entendre des accents dont les rochers seraient remués. Qu’il y ait donc une charité littéraire ! qu’elle recueille ces infortunés ! qu’elle les réchauffe, qu’elle les vête, et la patrie comptera de nouvelles gloires !

L’industriel qui se fait habile, sort de son obscurité, reçoit le prix de ses efforts, et devient un facteur puissant de la prospérité publique. Seul, l’homme de lettres sera-t-il sans cesse condamné à s’éteindre dans les réduits glacés de l’indifférence ?

Que la société prenne garde ! Elle pourrait avoir à déplorer les funestes entraînements qui perdront cette âme dont elle n’aura pas voulu soulager la détresse — Lamennais a dit : « Quand, malgré ses efforts pour satisfaire aux besoins de la vie par des moyens licites, l’homme n’y peut parvenir, il lutte encore pour rester vertueux, il lutte plus ou moins longtemps ; puis sa tête s’aliène, il se retourne contre la vertu même, et se rue sur elle, et la foule aux pieds, et la traîne dans le ruisseau avec colère comme un agent provocateur. »

Quand passe un homme que les tourments de la pensée, et les tiraillements de l’indigence assaillent tour-à-tour, ces vers de « la chanson des Gueux » me bourdonnent involontairement dans la tête :

« On ne sait pas pourquoi cet homme prit naissance.
Et pourquoi mourut-il ? On ne l’a pas connu.
Il vint nu dans ce monde, et, pour comble de chance,
Partit comme il était venu.

La gaîté, le chagrin, l’espérance, la crainte,
Ensemble ou tour à tour ont fait battre son cœur.
Ses lèvres n’ignoraient le rire ni la plainte.
Son œil fut sincère et moqueur.

Il mangeait, il buvait, il dormait ; puis, morose,
Recommençait encor dormir, boire et manger ;
Et chaque jour c’était toujours la même chose,
La même chose pour changer.

Il fit le bien, et vit que c’était des chimères.
Il fit le mal ; le mal le laissa sans remords.
Il avait des amis ; amitiés éphémères !
Des ennemis ; mais ils sont morts.

Il aima. Son amour d’une autre fut suivie,
Et de plusieurs. Sur tout le dégoût vint s’asseoir.
Et cet homme a passé comme passe la vie :
Entrez, sortez, et puis bonsoir. »

Je me présente aujourd’hui devant mon pays avec quelques pâles bluettes écloses sous l’action bienfaisante d’un rayon de soleil, d’un souffle parfumé, d’un clair de lune, d’une étincelle d’amour tombée sur mon âme en des heures où la tristesse l’envahissait.

Ces fantaisies ont été publiées pour la plupart dans quelques journaux et revues, sous le pseudonyme de Frédéric Vatel. Après les avoir groupées en fascicule, je les soumettais à l’appréciation de l’Académie Royale du Canada. La section des Lettres Françaises qui avait à juger mes essais daignait leur accorder un sourire d’encouragement, et la narration intitulée : « Minuit moins Trois » méritait les honneurs d’une lecture publique en sa séance solennelle de 1884. Un accueil aussi bienveillant et partant de si haut, était assurément de nature à me faire persévérer dans la carrière que j’avais adoptée.

Les gens que la tourmente des affaires emporte de par le monde, passeront probablement sans soupçonner l’existence de ce pauvre petit volume qui ne saurait apporter de nouvelles combinaisons à l’agiotage.

Je ne m’adresse pas à eux.

Mon livre est l’œuvre d’un jeune homme. Il va droit à la jeunesse, à la belle jeunesse exubérante de sève, d’enthousiasme, d’aspirations folles… d’extases poétiques, de passions sublimes… L’idée-mère de ces pages, c’est l’idée qui porte la jeunesse jusqu’aux sphères embaumées de l’amour ! ce beau sentiment aujourd’hui si avarié, si contaminé par les flots envahissants d’une littérature sensuelle.

Pendant le voyage de la vie, l’amour sauvera la jeunesse des désespoirs cuisants, des amertumes brûlantes, des déceptions de toutes sortes, mais à condition qu’il s’épanouisse chaste et pur sous le regard de celui qui a dit : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est Amour. »

Si mon livre, quelque médiocre qu’il soit, fait tomber une larme, s’il élève une pensée jusqu’à Dieu, s’il ferme une plaie, s’il relève un courage abattu, j’aurai fait une bonne action.

Qui sait, un poète y trouvera peut-être le germe d’une inspiration féconde qui lui fera créer une grande œuvre — je me glorifierai d’avoir été la cause obscure, mais heureuse de ce nouveau rayonnement…

Le frêle brin d’herbe que le poids d’un insecte peut ployer, a sa mission dans le monde, comme la planète aux majestueuses proportions, qui parcourt avec ses satellites l’orbe tracé par le doigt de son créateur.


Georges Lemay.