Petites Misères de la vie conjugale/2/09


LES ATTENTIONS PERDUES.


Mettez-vous à la place d’une pauvre femme, de beauté contestable, — qui doit à la pesanteur de sa dot un mari longtemps attendu, — qui se donne des peines infinies et qui dépense beaucoup d’argent pour être à son avantage et suivre les modes, — qui se dévoue à tenir richement et avec économie une maison assez lourde à mener, — qui par religion, et par nécessité peut-être, n’aime que son mari, — qui n’a pas d’autre étude que le bonheur de ce précieux mari, — qui joint, pour tout exprimer, le sentiment maternel au sentiment de ses devoirs. Cette circonlocution soulignée est la paraphrase du mot amour dans le langage des prudes.

Y êtes-vous ? Eh bien ! ce mari trop aimé a dit par hasard, en dînant chez son ami monsieur de Fischtaminel, qu’il aimait les champignons à l’italienne.

Si vous avez observé quelque peu la nature féminine dans ce qu’elle a de bon, de beau, de grand, vous savez qu’il n’existe pas pour une femme aimante de plus grand petit plaisir que celui de voir l’être aimé gobant les mets préférés par lui. Cela tient à l’idée fondamentale sur laquelle repose l’affection des femmes : être la source de tous les plaisirs de l’être aimé, petits et grands. L’amour anime tout dans la vie, et l’amour conjugal a plus particulièrement le droit de descendre dans les infiniment petits.

Caroline a pour deux ou trois jours de recherches avant de savoir comment les Italiens accommodent les champignons. Elle découvre un abbé corse qui lui dit que chez Biffi, rue Richelieu, non-seulement elle saura comment s’arrangent les champignons à l’italienne, mais qu’elle aura même des champignons milanais. Notre Caroline pieuse remercie l’abbé Serpolini, et se promet de lui envoyer en remerciements un bréviaire.

Le cuisinier de Caroline va chez Biffi, revient de chez Biffi, montre à madame la comtesse des champignons larges comme les oreilles du cocher.

— Ah ! bon ! dit-elle, et il vous a bien expliqué comment on les accommode ?

— Ce n’est rien du tout, pour nous autres ! a répondu le cuisinier.

Règle générale, les cuisiniers savent tout, en fait de cuisine, excepté comment un cuisinier peut voler.

Le soir, au second service, toutes les fibres de Caroline tressaillent de plaisir en voyant une certaine timbale que sert le valet de chambre. Elle a véritablement attendu ce dîner, comme elle avait attendu monsieur.

Mais entre attendre avec incertitude et s’attendre à un plaisir certain, il existe pour les âmes d’élite, et tous les physiologistes comprennent parmi les âmes d’élite une femme qui adore un mari, il existe entre ces deux modes de l’attente la différence qu’il y a entre une belle nuit et une belle journée.

On présente au cher Adolphe la timbale, il y plonge insouciamment la cuiller, et il se sert, sans apercevoir l’excessive émotion de Caroline, quelques-unes de ces rouelles grasses, dadouillettes, que pendant longtemps les touristes qui viennent à Milan ne savent pas reconnaître, et qu’ils prennent pour un mollusque quelconque.

— Eh bien ! Adolphe ?

— Eh bien ! ma chère ?

— Tu ne les reconnais pas ?

— Quoi ?

— Tes champignons à l’italienne.

— Ça, des champignons ? je croyais… Eh ! oui, ma foi, c’est des champignons…

— À l’italienne !

— Ça !… c’est de vieux champignons conservés, à la milanaise… je les exècre.

— Qu’est-ce donc que tu aimes ?

— Des fungi trifolati.

Remarquons, à la honte d’une époque qui numérote tout, qui met en bocal toute la création, qui classe en ce moment cent cinquante mille espèces d’insectes et les nomme en us, de façon à ce que, dans tous les pays, un Silbermanus soit le même individu pour tous les savants qui recroquevillent ou decroquevillent des pattes d’insectes avec des pinces, qu’il nous manque une nomenclature pour la chimie culinaire qui permette à tous les cuisiniers du globe de faire exactement leurs plats. On devrait convenir diplomatiquement que la langue française serait la langue de la cuisine, comme les savants ont adopté le latin pour la botanique et l’entomologie, à moins qu’on ne veuille absolument les imiter, et avoir réellement le latin de cuisine.

— Hé ! ma chère, reprend Adolphe en voyant jaunir et s’allonger le visage de sa chaste épouse, en France nous appelons ce plat, des champignons à l’italienne, à la provençale, à la bordelaise. Les champignons se coupent menu, sont frits dans l’huile avec quelques ingrédients dont le nom m’échappe. On y met une pointe d’ail, je crois…

On parle de désastres, de petites misères !… ceci, voyez-vous, est au cœur d’une femme ce qu’est pour un enfant de huit ans la douleur d’une dent arrachée. Ab uno disce omnes, ce qui veut dire : Et d’une ! cherchez les autres dans vos souvenirs ; car nous avons pris cette description culinaire comme prototype de celles qui désolent les femmes aimantes et mal aimées.