Petites Misères de la vie conjugale/2/08


PARTIE REMISE.


Cette misère doit arriver assez souvent et assez diversement dans l’existence des femmes mariées pour que ce fait personnel devienne le type du genre.

La Caroline dont il est ici question est fort pieuse, elle aime beaucoup son mari, le mari prétend même qu’il est beaucoup trop aimé d’elle ; mais c’est une fatuité maritale, si toutefois ce n’est pas une provocation : il ne se plaint qu’aux plus jeunes amies de sa femme.

Quand la conscience catholique est en jeu, tout devient excessivement grave. Madame de *** a dit à sa jeune amie, madame de Fischtaminel, qu’elle avait été forcée de faire à son directeur une confession extraordinaire, et d’accomplir des pénitences, son confesseur ayant décidé qu’elle s’était trouvée en état de péché mortel. Cette dame, qui tous les matins entend une messe, est une femme de trente-six ans, maigre et légèrement couperosée. Elle a de grands yeux noirs veloutés, une lèvre supérieure bistrée ; néanmoins, elle a la voix douce, des manières douces, la démarche noble, elle est femme de qualité.

Madame de Fischtaminel, de qui madame de *** a fait son amie (presque toutes les femmes pieuses protégent une femme dite légère en donnant à cette amitié le prétexte d’une conversion à faire), madame de Fischtaminel prétend que ces avantages sont, chez cette Caroline du Genre Pieux, une conquête de la religion sur un caractère assez violent de naissance.

Ces détails sont nécessaires pour poser la petite misère dans toute son horreur.

L’Adolphe avait été forcé de quitter sa femme pour deux mois, en avril, précisément après les quarante jours de carême que Caroline observe rigoureusement. Dans les premiers jours de juin, madame attendait donc monsieur, elle l’attendait donc de jour en jour. Elle atteignit, d’espoirs en espoirs,

Conçus dès le matin et déçus tous les soirs,


jusqu’au dimanche, jour où le pressentiment, monté au paroxisme, lui fit croire que le mari désiré viendrait de bonne heure.

Quand une femme pieuse attend son mari, que ce mari manque au ménage depuis près de quatre mois, elle se livre à des toilettes infiniment plus minutieuses que celles d’une jeune fille attendant son premier promis.

Cette vertueuse Caroline fut si complétement absorbée dans ces préparatifs entièrement personnels, qu’elle oublia d’aller à la messe de huit heures. Elle s’était proposé d’entendre une messe basse, mais elle trembla de perdre les délices du premier regard si son cher Adolphe arrivait de grand matin. Sa femme de chambre, qui laissait respectueusement madame dans le cabinet de toilette où les femmes pieuses et couperosées ne laissent entrer personne, pas même leur mari, surtout quand elles sont maigres, sa femme de chambre l’entendit plus de trois fois s’écriant : ─ Si c’est monsieur, avertissez-moi.

Un bruit de voiture ayant fait trembler les meubles, Caroline prit un ton doux pour cacher la violence de son émotion légitime.

— Oh ! c’est lui ! Courez, Justine ! dites-lui que je l’attends ici. Caroline se laissa tomber sur une bergère, elle tremblait trop sur ses jambes.

Cette voiture était celle d’un boucher.

Ce fut dans cette anxiété que coula, comme une anguille dans sa vase, la messe de huit heures. La toilette de madame fut reprise, car madame en était à se vêtir. La femme de chambre avait déjà reçu par le nez, lancée du cabinet de toilette, une chemise de simple batiste magnifique, à simple ourlet, semblable à celle qu’elle donnait depuis trois mois.

— À quoi pensez-vous donc, Justine ? Je vous ai dit de prendre dans les chemises sans numéro.

Les chemises sans numéro n’étaient que sept ou huit, comme dans les trousseaux les plus magnifiques. C’est des chemises où brillent les recherches, les broderies ; il faut être une reine, une jeune reine, pour avoir la douzaine. Chacune de celles de madame était bordée de valencienne par en bas, et encore plus coquettement garnie par le haut. Ce détail de nos mœurs servira peut-être à faire soupçonner dans le monde masculin le drame intime que révèle cette chemise exceptionnelle.

Caroline avait mis des bas de fil d’Écosse et de petits souliers de prunelle à cothurne, et son corset le plus menteur. Elle se fit coiffer de la façon qui lui seyait le mieux, et mit un bonnet de la dernière élégance. Il est inutile de parler de la robe du matin. Une femme pieuse qui demeure à Paris et qui aime son mari, sait choisir, tout aussi bien qu’une coquette, ces jolies petites étoffes rayées, coupées en redingote, attachées par des pattes à des boutons qui forcent une femme à les rattacher deux ou trois fois en une heure avec des façons plus ou moins charmantes.

La messe de neuf heures, la messe de dix heures, toutes les messes passèrent dans ces préparatifs, qui sont pour les femmes aimantes un de leurs douze travaux d’Hercule.

Les femmes pieuses vont rarement en voiture à l’église, elles ont raison. Excepté le cas de pluie à verse, de mauvais temps intolérable, on ne doit pas se montrer orgueilleux là où l’on doit s’humilier. Caroline craignit donc de compromettre la suavité de sa toilette, la fraîcheur de ses bas, de ses souliers. Hélas ! ces prétextes cachaient une raison.

— Si je suis à l’église quand Adolphe arrivera, je perdrai tous les bénéfices de son premier regard : il pensera que je lui préfère la grand’messe…

Elle fit à son mari ce sacrifice en vue de lui plaire, intérêt horriblement mondain : préférer la créature au Créateur ! un mari à Dieu ! Allez écouter un sermon, et vous saurez ce que coûte un pareil péché.

— Après tout, la société, se dit madame d’après son confesseur, est basée sur le mariage, que l’Église a mis au nombre des sacrements.

Et voilà comment l’on détourne au profit d’un amour aveugle, bien que légitime, les enseignements religieux. Madame refusa de déjeuner, et ordonna de tenir le déjeuner toujours prêt, comme elle se tenait elle-même toujours prête à recevoir l’absent bien-aimé.

Toutes ces petites choses peuvent faire rire : mais d’abord elles arrivent chez tous les gens qui s’adorent, ou dont l’un adore l’autre ; puis, chez une femme aussi contenue, aussi réservée, aussi digne que cette dame, ces aveux de tendresse dépassaient toutes les bornes imposées à ses sentiments par le haut respect de soi-même que donne la vraie piété. Quand madame de Fischtaminel raconta cette petite scène de la vie dévote en l’ornant de détails comiques, mimés comme les femmes du monde savent mimer leurs anecdotes, je pris la liberté de lui dire que c’était le Cantique des Cantiques mis en action.

— Si monsieur n’arrive pas, dit Justine au cuisinier, que deviendrons-nous ?… Madame m’a déjà jeté sa chemise à la figure.

Enfin, Caroline entendit les claquements de fouet d’un postillon, le roulement si connu d’une voiture de voyage, le bruit produit par l’allure des chevaux de poste, les sonnettes !… Oh ! elle ne douta plus de rien, les sonnettes la firent éclater.

— La porte ! ouvrez donc la porte ! voilà monsieur !… Ils n’ouvriront pas la porte !… Et la femme pieuse frappa du pied et cassa le cordon de sa sonnette.

— Mais, madame, dit Justine avec la vivacité d’un serviteur qui fait son devoir, c’est des gens qui s’en vont.

— Décidément, se dit Caroline honteuse, je ne laisserai jamais Adolphe voyager sans que je l’y accompagne…

Un poëte de Marseille (on ne sait qui de Méry ou de Barthélemy) avouait qu’à l’heure du dîner, si son meilleur ami ne venait pas exactement, il attendait patiemment cinq minutes ; à la dixième minute, il se sentait l’envie de lui jeter la serviette au nez ; à la douzième, il lui souhaitait un grand malheur ; à la quinzième, il n’était plus le maître de ne pas le poignarder de plusieurs coups de couteau.

Toutes les femmes qui attendent sont poëtes de Marseille, si l’on peut comparer toutefois les tiraillements vulgaires de la faim au sublime Cantique des Cantiques d’une épouse catholique espérant les délices du premier regard d’un mari absent depuis trois mois. Que tous ceux qui s’aiment et qui se sont revus après une absence mille fois maudite veuillent bien se souvenir de leur premier regard : il dit tant de choses que souvent, quand on se retrouve devant des importuns, on baisse les yeux !… On se craint de part et d’autre, tant les yeux jettent de flammes ! Ce poëme, où tout homme est aussi grand qu’Homère, où il paraît un Dieu à la femme aimante, est pour une femme pieuse, maigre et couperosée, d’autant plus immense, qu’elle n’a pas, comme madame de Fischtaminel, la ressource de le tirer à plusieurs exemplaires. Son mari, pour elle, c’est tout !

Aussi, ne soyez pas étonnés d’apprendre que Caroline manqua toutes les messes et ne déjeuna point. Cette faim de revoir Adolphe, cette espérance contractait violemment son estomac. Elle ne pensa pas une seule fois à Dieu pendant le temps des messes, ni pendant celui des vêpres. Elle n’était pas bien assise, elle se trouvait fort mal sur ses jambes : Justine lui conseilla de se coucher. Caroline, vaincue, se coucha sur les cinq heures et demie du soir, après avoir pris un léger potage ; mais elle recommanda de tenir un bon petit repas prêt à dix heures du soir.

— Je souperai vraisemblablement avec monsieur, dit-elle.

Cette phrase fut la conclusion de catilinaires terribles intérieurement fulminées : elle en était aux plusieurs coups de couteau du poëte marseillais ; aussi cela fut-il dit d’un accent terrible. À trois heures du matin, Caroline dormait du plus profond sommeil quand Adolphe arriva, sans qu’elle eût entendu ni voiture, ni chevaux, ni sonnette, ni porte s’ouvrant !…

Adolphe, qui recommanda de ne point éveiller madame, alla se coucher dans la salle d’ami. Quand le matin Caroline apprit le retour de son Adolphe, deux larmes sortirent de ses yeux : elle courut à la chambre d’ami sans aucune toilette préparatoire ; sur le seuil, un affreux domestique lui dit que monsieur, ayant fait deux cents lieues et passé deux nuits sans dormir, avait prié qu’on ne le réveillât point : il était excessivement fatigué.

Caroline, en femme pieuse, ouvrit violemment la porte sans pouvoir éveiller l’unique époux que le ciel lui avait donné, puis elle courut à l’église entendre une messe d’actions de grâces.

Comme madame fut visiblement atrabilaire pendant trois jours, Justine répondit à propos d’un reproche injuste, et avec la finesse d’une femme de chambre : — Mais cependant, madame, monsieur est revenu !

— Il n’est encore revenu qu’à Paris, dit la pieuse Caroline.