Petites Misères de la vie conjugale/2/07


LES RÉVÉLATIONS BRUTALES.


Premier genre. — Caroline adore Adolphe ; — elle le trouve bien, — elle le trouve superbe, surtout en garde national. — Elle tressaille quand une sentinelle lui porte les armes, — elle le trouve moulé comme un modèle, — elle lui trouve de l’esprit, — tout ce qu’il fait est bien fait, — personne n’a plus de goût qu’Adolphe, — enfin, elle est folle d’Adolphe.

C’est le vieux mythe du bandeau de l’amour qui se blanchit tous les dix ans et que les mœurs rebrodent, mais qui depuis la Grèce est toujours le même.

Caroline est au bal, elle cause avec une de ses amies. Un homme connu par sa rondeur, et qu’elle doit connaître plus tard, mais qu’elle voit alors pour la première fois, monsieur Foullepointe, est venu parler à l’amie de Caroline. Selon l’usage du monde, Caroline écoute cette conversation, sans y prendre part.

— Dites-moi donc, madame, demande monsieur Foullepointe, quel est ce monsieur si drôle qui vient de parler cour d’assises devant monsieur un tel dont l’acquittement a fait tant de bruit ; qui patauge, comme un bœuf dans un marais, à travers les situations critiques de chacun. Madame une telle a fondu en larmes parce qu’il a raconté la mort d’un petit enfant devant elle, qui vient d’en perdre un il y a deux mois.

— Qui donc ?

— Ce gros monsieur, habillé comme un garçon de calé, frisé comme un apprenti coiffeur… tenez, celui qui tâche de faire l’aimable avec madame de Fischtaminel…

— Taisez-vous donc, dit à voix basse la dame effrayée, c’est le mari de la petite dame à côté de moi !

— C’est monsieur votre mari ? dit monsieur Foullepointe, j’en suis ravi, madame, il est charmant, il a de l’entrain, de la gaieté, de l’esprit, je vais m’empresser de faire sa connaissance.

Et Foullepointe exécute sa retraite en laissant dans l’âme de Caroline un soupçon envenimé sur la question de savoir si son mari est aussi bien qu’elle le croit.

Second genre. — Caroline, ennuyée de la réputation de madame la baronne Schinner, à qui l’on prête des talents épistolaires, et qualifiée de la Sévigné du billet ; de madame de Fischtaminel, qui s’est permis d’écrire un petit livre in-32 sur l’éducation des jeunes personnes, dans lequel elle a bravement réimprimé Fénelon, moins le style ; Caroline travaille pendant six mois une nouvelle à dix piques au-dessous de Berquin, d’une moralité nauséabonde et d’un style épinglé.

Après des intrigues, comme les femmes savent les ourdir dans un intérêt d’amour-propre, et dont la ténacité, la perfection feraient croire qu’elles ont un troisième sexe dans la tête, cette nouvelle, intitulée le Mélilot, paraît en trois feuilletons dans un grand journal quotidien. Elle est signée : Samuel Crux.

Quand Adolphe prend son journal, à déjeuner, le cœur de Caroline lui bat jusque dans la gorge ; elle rougit, pâlit, détourne les yeux, regarde la corniche. Dès que les yeux d’Adolphe s’abaissent sur le feuilleton, elle n’y tient plus : elle se lève, elle disparaît, elle revient, elle a puisé de l’audace on ne sait où.

— Y a-t-il un feuilleton ce matin ? demanda-t-elle d’un air qu’elle croit indifférent et qui troublerait un mari encore jaloux de sa femme.

— Oui ! d’un débutant, Samuel Crux. Oh ! c’est un pseudonyme ; cette nouvelle est d’une platitude à désespérer les punaises, si elles pouvaient lire… et d’une vulgarité !… c’est pâteux ; mais c’est…

Caroline respire.

— C’est ?… dit-elle.

— C’est incompréhensible, reprend Adolphe. On aura payé quelque chose comme cinq à six cents francs à Chodoreille pour insérer cela… Ou c’est l’œuvre d’un bas-bleu du grand monde qui a promis à madame Chodoreille de la recevoir, ou peut-être est-ce l’œuvre d’une femme à laquelle s’intéresse le gérant… une pareille stupidité ne peut s’expliquer que comme cela… Figure-toi, Caroline, qu’il s’agit d’une petite fleur cueillie au coin d’un bois dans une promenade sentimentale, et qu’un monsieur du genre Werther avait juré de garder, qu’il fait encadrer, et qu’on lui redemande onze ans après… (il aura sans doute déménagé trois fois, le malheureux). C’est d’un neuf qui date de Sterne, de Gessner. Ce qui me fait croire que c’est d’une femme, c’est que leur première idée littéraire à toutes consiste toujours à se venger de quelqu’un.

Adolphe pourrait continuer à déchirer le Mélilot, Caroline a des tintements de cloche dans les oreilles, elle est dans la situation d’une femme qui s’est jetée par-dessus le pont des Arts, et qui cherche son chemin à dix pieds au-dessous du niveau de la Seine.

Autre genre. — Caroline a fini par découvrir, dans ses paroxysmes de jalousie, une cachette d’Adolphe, qui, se défiant de sa femme et sachant qu’elle décachète ses lettres, qu’elle fouille ses tiroirs, a voulu pouvoir sauver des doigts crochus de la police conjugale sa correspondance avec Hector.

Hector est un ami de collége, marié dans la Loire-Inférieure.

Adolphe soulève le tapis de sa table à écrire, tapis dont la bordure est faite au petit point par Caroline, et dont le fond est en velours, bleu, noir ou rouge, la couleur est, comme vous le verrez, parfaitement indifférente, et il glisse ses lettres à madame de Fischtaminel, à son camarade Hector, entre la table et le tapis.

L’épaisseur d’une feuille de papier est peu de chose, le velours est une étoffe bien moelleuse, bien discrète… Eh ! bien, ces précautions sont inutiles. À diable mâle, diable femelle ; l’enfer en a de tous les genres. Caroline a pour elle Méphistophélès, ce démon qui fait jaillir du feu de toutes les tables, qui, de son doigt plein d’ironie, indique le gisement des clefs, le secret des secrets !

Caroline a reconnu l’épaisseur d’une feuille de papier à lettre entre ce velours et cette table : elle tombe sur une lettre à Hector au lieu de tomber sur une lettre à madame de Fischtaminel, qui prend les eaux de Plombières, et elle lit ceci :


« Mon cher Hector,

» Je te plains, mais tu agis sagement en me confiant les difficultés dans lesquelles tu t’es mis à plaisir. Tu n’as pas su voir la différence qui distingue la femme de province de la Parisienne. En province, mon cher, vous êtes toujours face à face avec votre femme, et par l’ennui qui vous talonne, vous vous jetez à corps perdu dans le bonheur. C’est une grande faute : le bonheur est un abîme, on n’en revient pas en ménage quand on a touché le fond.

» Tu vas voir pourquoi ; laisse-moi prendre, à cause de ta femme, la voie la plus courte, la parabole.

» Je me souviens d’avoir fait un voyage en coucou de Paris à Ville-Parisis : distance, sept lieues ; voiture très-lourde, cheval boiteux ; cocher, enfant de onze ans. J’étais dans cette boîte mal close avec un vieux soldat. Rien ne m’amuse plus que de soutirer à chacun, à l’aide de ce foret nommé l’interrogation, et de recevoir au moyen d’un air attentif et jubilant la somme d’instruction, d’anecdotes, de savoir, dont tout le monde désire se débarrasser ; et chacun a la sienne, le paysan comme le banquier, le caporal comme le maréchal de France.

» J’ai remarqué combien ces tonneaux pleins d’esprit sont disposés à se vider quand ils sont charriés par des diligences ou des coucous, par tous les véhicules que traînent les chevaux, car personne ne cause en chemin de fer.

» À la manière dont la sortie de Paris s’exécuta, nous allions être pendant sept heures en route : je fis donc causer ce caporal pour me divertir. Il ne savait ni lire ni écrire, tout était inédit. Eh bien ! la route me sembla courte. Le caporal avait fait toutes les campagnes, il me raconta des faits inouïs dont ne s’occupent jamais les historiens.

» Oh ! mon cher Hector, combien la pratique l’emporte sur la théorie ! Entre autres choses, et sur une de mes questions relatives à la pauvre infanterie, dont le courage consiste bien plus à marcher qu’à se battre, il me dit ceci, que je te dégage de toute circonlocution :

» ─ Monsieur, quand on m’amenait des Parisiens à notre 45e, que Napoléon avait surnommé le terrible (je vous parle des premiers temps de l’Empereur, où l’infanterie avait des jambes d’acier, et il en fallait), j’avais une manière de connaître ceux qui resteraient dans le 45e… Ceux-là marchaient sans aucune hâte, ils vous faisaient leurs petites six lieues par jour, ni plus ni moins, et ils arrivaient à l’étape prêts à recommencer le lendemain. Les crânes qui faisaient dix lieues, qui voulaient courir à la victoire, ils restaient à l’hôpital à mi-route.

» Ce brave caporal parlait là mariage en croyant parler guerre, et tu te trouves à l’hôpital à mi-chemin, mon cher Hector.

» Souviens-toi des doléances de madame de Sévigné comptant cent mille écus à monsieur de Grignan pour l’engager à épouser une des plus jolies personnes de France ! ─ « Mais, se dit-elle, il devra l’épouser tous les jours, tant qu’elle vivra ! Décidément, cent mille écus, ce n’est pas trop ! » Eh bien ! n’est-ce pas à faire trembler les plus courageux ?

» Mon cher camarade, le bonheur conjugal est fondé comme celui des peuples, sur l’ignorance. C’est une félicité pleine de conditions négatives.

» Si je suis heureux avec ma petite Caroline, c’est par la plus stricte observance de ce principe salutaire sur lequel a tant insisté la Physiologie du Mariage. J’ai résolu de conduire ma femme par des chemins tracés dans la neige jusqu’au jour heureux l’infidélité deviendra très-difficile.

» Dans la situation où tu t’es mis, et qui ressemble à celle de Duprez quand, dès son début à Paris, il s’est avisé de chanter à pleins poumons, au lieu d’imiter Nourrit qui donnait de sa voix de tête juste ce qu’il en fallait pour charmer son public, voici je crois, la marche à tenir pour… »

La lettre en était restée là ; Caroline la replace en songeant à faire expier à son cher Adolphe son obéissance aux exécrables préceptes de la Physiologie du Mariage.