Petites Misères de la vie conjugale/2/10


LA FUMÉE SANS FEU.


La femme pleine de foi en celui qu’elle aime est une fantaisie de romancier. Ce personnage féminin n’existe pas plus qu’il n’existe de riche dot. La fiancée est restée ; mais les dots ont fait comme les rois. La confiance de la femme brille peut-être pendant quelques instants, à l’aurore de l’amour, et elle s’éteint aussitôt comme une étoile qui file.

Pour toute femme qui n’est ni Hollandaise, ni Anglaise, ni Belge, ni d’aucun pays marécageux, l’amour est un prétexte à souffrance, un emploi des forces surabondantes de son imagination et de ses nerfs.

Aussi, la seconde idée qui saisit une femme heureuse, une femme aimée, est-elle la crainte de perdre son bonheur ; car il faut lui rendre la justice de dire que la première, c’est d’en jouir. Tous ceux qui possèdent des trésors craignent les voleurs ; mais ils ne prêtent pas, comme la femme, des pieds et des ailes aux pièces d’or.

La petite fleur bleue de la félicité parfaite n’est pas si commune, que l’homme béni de Dieu qui la tient, soit assez niais pour la lâcher.


axiome.

Aucune femme n’est quittée sans raison.

Cet axiome est écrit au fond du cœur de toutes les femmes, et de là vient la fureur de la femme abandonnée.

N’entreprenons pas sur les petites misères de l’amour ; nous sommes dans une époque calculatrice où l’on quitte peu les femmes, quoi qu’elles fassent ; car, de toutes les femmes, aujourd’hui, la légitime (sans calembour) est la moins chère. Or, chaque femme aimée a passé par la petite misère du soupçon. Ce soupçon, juste ou faux, engendre une foule d’ennuis domestiques, et voici le plus grand de tous.

Un jour, Caroline finit par s’apercevoir que l’Adolphe chéri la quitte un peu trop souvent pour une affaire, l’éternelle affaire Chaumontel, qui ne se termine jamais.


axiome.

Tous les ménages ont leur affaire Chaumontel. (Voir la misère dans la misère.)

D’abord, la femme ne croit pas plus aux affaires que les directeurs de théâtre et les libraires ne croient à la maladie des actrices et des auteurs.

Dès qu’un homme aimé s’absente, l’eût-elle rendu trop heureux, toute femme imagine qu’il court à quelque bonheur tout prêt.

Sous ce rapport, les femmes dotent les hommes de facultés surhumaines. La peur agrandit tout, elle dilate les yeux, le cœur : elle rend une femme insensée.

— Où va monsieur ? — Que fait monsieur ? — Pourquoi me quitte-t-il ? — Pourquoi ne m’emmène-t-il pas ?

Ces quatre questions sont les quatre points cardinaux de la rose des soupçons, et régissent la mer orageuse des soliloques. De ces tempêtes affreuses qui ravagent les femmes, il résulte une résolution ignoble, indigne, que toute femme, la duchesse comme la bourgeoise, la baronne comme la femme d’agent de change, l’ange comme la mégère, l’insouciante comme la passionnée, exécute aussitôt. Toutes, elles imitent le gouvernement, elles espionnent. Ce que l’État invente dans l’intérêt de tous, elles le trouvent légitime, légal et permis dans l’intérêt de leur amour. Cette fatale curiosité de la femme la jette dans la nécessité d’avoir des agents, et l’agent de toute femme qui se respecte encore dans cette situation, où la jalousie ne lui laisse rien respecter,

Ni vos cassettes, — ni vos habits, — ni vos tiroirs de caisse ou de bureau, de table ou de commode, — ni vos portefeuilles à secrets, — ni vos papiers, — ni vos nécessaires de voyage, — ni votre toilette (une femme découvre alors que son mari se teignait les moustaches quand il était garçon, qu’il conserve les lettres d’une ancienne maîtresse excessivement dangereuse, et qu’il la tient ainsi en respect, etc., etc.), — ni vos ceintures élastiques ;

Eh bien ! son agent, le seul auquel une femme se fie, est sa femme de chambre, car sa femme de chambre la comprend, l’excuse et l’approuve.

Dans le paroxisme de la curiosité, de la passion, de la jalousie excitée, une femme ne calcule rien, n’aperçoit rien, elle veut tout savoir.

Et Justine est enchantée ; elle voit sa maîtresse se compromettant avec elle, elle en épouse la passion, les terreurs, les craintes et les soupçons avec une effrayante amitié. Justine et Caroline ont des conciliabules, des conversations secrètes. Tout espionnage implique ces rapports. Dans cette situation, une femme de chambre devient la maîtresse du sort des deux époux. Exemple : lord Byron.

— Madame, vient dire un jour Justine, monsieur sort effectivement pour aller voir une femme…

Caroline devient pâle.

— Mais que madame se rassure, c’est une vieille femme…

— Ah ! Justine, il n’y a pas de vieilles pour certains hommes, les hommes sont inexplicables.

— Mais, madame, ce n’est pas une dame, c’est une femme, une femme du peuple.

— Ah ! Justine, lord Byron aimait à Venise une poissarde, c’est la petite madame Fischtaminel qui me l’a dit.

Et Caroline fond en larmes.

— J’ai fait causer Benoît.

— Eh bien ! que pense Benoît ?…

— Benoît croit que cette femme est une intermédiaire, car monsieur se cache de tout le monde, même de Benoît.

Caroline vit pendant huit jours dans l’enfer, toutes ses économies passent à solder des espions, à payer des rapports.

Enfin, Justine va voir cette femme appelée madame Mahuchet, elle la séduit, elle finit par apprendre que monsieur a gardé de ses folies de jeunesse un témoin, un fruit, un délicieux petit garçon qui lui ressemble, et que cette femme est la nourrice, la mère d’occasion qui surveille le petit Frédéric, qui paye les trimestres du collége, celle par les mains de qui passent les douze cents francs, les deux mille francs perdus annuellement au jeu par monsieur.

Et la mère ! s’écrie Caroline.

Enfin, l’adroite Justine, la providence de madame, lui prouve que mademoiselle Suzanne Beauminet, une ancienne grisette devenue madame Sainte-Suzanne, est morte à la Salpêtrière, ou bien a fait fortune et s’est mariée en province, ou se trouve placée si bas dans la société qu’il n’est pas probable que madame puisse la rencontrer.

Caroline respire, elle a le poignard hors du cœur, elle est heureuse ; mais si elle n’a que des filles, elle souhaite un garçon. Ce petit drame du soupçon injuste, la comédie de toutes les suppositions auxquelles la mère Mahuchet donne lieu, ces phases de la jalousie tombant à faux sont posés ici comme étant le type de cette situation dont les variantes sont infinies comme les caractères, comme les rangs, comme les espèces.

Cette source de petites misères est indiquée ici pour que toutes les femmes assises sur cette plage y contemplent le cours de leur vie conjugale, le remontent ou le descendent, y retrouvent leurs aventures secrètes, leurs malheurs inédits, la bizarrerie qui causa leurs erreurs et les fatalités particulières auxquelles elles doivent un instant de rage, un désespoir inutile, des souffrances qu’elles pouvaient s’épargner, heureuses toutes de s’être trompées !…

Cette petite misère a pour corollaire la suivante, beaucoup plus grave et souvent sans remède, surtout lorsqu’elle a sa cause dans des vices d’un autre genre et qui ne sont pas de notre ressort, car, dans cet ouvrage, la femme est toujours censée vertueuse… jusqu’au dénouement.